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§1- Le contrôle budgétaire apparaît au début des années trente

A- Généalogie d’une pratique

2/ Les pères fondateurs

Deux précurseurs jouent un rôle important en tant qu’inspirateurs des techniques de contrôle budgétaire. Il s’agit d’Henri Fayol et de Frederic W. Taylor1. Les différents auteurs traitant de contrôle budgétaire ne s’y trompent pas, en faisant souvent explicitement référence à leurs travaux.

a) Fayol et la création de la fonction administrative

Henri Fayol, le fils de l’auteur de l’ouvrage de 1916, « Administration générale et industrielle » est présent à la conférence de Genève. Lors d’une discussion, il intervient pour préciser que son père, sans parler de contrôle budgétaire, a développé cette technique dans « une importante entreprise métallurgique et minière » (IIOST, 1930). La remarque est sans doute présomptueuse mais elle situe bien l’une des sources d’inspiration de la méthode. Dans sa description des six fonctions fondamentales d’une entreprise, Fayol (1916) insiste sur la fonction administrative. C’est là l’un de ses apports essentiels. Sa définition de la fonction est célèbre et se décline en cinq impératifs, « Administrer, c’est prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler ». Or ces cinq éléments sont présents dans le contrôle budgétaire à différents degrés. Le contrôle budgétaire est d’abord une prévision. Il contribue à organiser l’affectation des ressources entre les différents acteurs de l’entreprise. Son action de commandement s’exerce au travers des objectifs qu’il fixe à chaque individu. Il

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coordonne les différents flux physiques et monétaires traversant l’entreprise afin de s’assurer de leur cohérence. Enfin, il contrôle les réalisations. Bien entendu, le contrôle budgétaire n’est que l’un des moyens existant pour réaliser ces tâches et il est souvent associé à d’autres outils. Fayol va d’ailleurs plus loin dans ses définitions : « Prévoir, dire scruter l’avenir et dresser le programme d’action ». « Contrôler, c’est-à-dire veiller à ce que tout se passe conformément aux règles établies et aux ordres donnés ». Le premier élément définit plus qu’une prévision hasardeuse. La prévision est intégrée dans un programme d’action, englobant l’ensemble de l’entreprise. Le contrôle s’enrichit également d’un référentiel en se positionnant par rapport à une prévision.

Fayol développe aussi sa conception de la prévoyance et du contrôle. Il préconise l’unité de programme, c’est-à-dire un plan unique pour ne pas « créer le désordre ». Toutefois, il reconnaît la nécessité de décomposer le plan en sous-programme à savoir un programme commercial, technique (on dirait aujourd’hui de production) et financier (aujourd’hui, il serait sans doute de trésorerie). Un plan pour chaque service doit également être défini. N’est-ce pas l’ébauche de la notion de centres de responsabilité ? Le plan doit, en outre, être assez souple pour s’adapter aux fluctuations de l’environnement économique et social. Il doit être décomposé en programmes de durée plus courte afin de fournir un guide pour l’action. Le contrôle doit être effectué dans un délai le plus court possible et s’accompagner de sanctions pour ne pas être une simple formalité administrative. Fayol affirme même que « dans la grande industrie, le programme annuel est d’un usage à peu près général ». Les propos de son fils sont donc confirmés, même s’ils semblent particulièrement optimistes compte tenu des observations effectuées sur les entreprises de l’époque.

b) Taylor et l’analyse du travail

L’apport de Taylor lui-même au contrôle budgétaire est important, même s’il n’est pas explicite. Ses disciples sont parfois plus clairs. Charles Penglaou (1935c) ne s’y trompe pas quand il écrit « ses successeurs (de Taylor), en approfondissant ses conceptions et en développant toutes les virtualités, devaient aboutir à une technique agrandie, qui n’est autre (...) que le contrôle budgétaire ». James McKinsey1

l’un des premiers à publier sur le contrôle budgétaire l’a ainsi fait dans le bulletin de la Taylor Society en 1922. Henry Gantt2

, l’un des disciples de Taylor, contribue également à développer des

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Pour une biographie de cet auteur, le lecteur se reportera à Flesher et Flesher (1996).

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méthodes rationnelles qui doivent conduire au contrôle budgétaire. Cela permet à Meuleau (1992) d’affirmer que « l’Organisation Scientifique du Travail joue le rôle de Cheval de Troie de la nouvelle gestion ».

La direction scientifique des entreprises, principal ouvrage de Taylor (1911), apporte deux résultats importants. D’une part, il propose une structure organisationnelle et un mode de direction, d’autre part, il modifie les conditions de travail au sein des ateliers.

Taylor a tout d’abord permis l’émergence d’une puissante technostructure organisant l’activité des opérationnels. Les méthodes de travail ont été décomposées en tâches élémentaires, puis recomposées pour éliminer tous les mouvements inutiles et dispendieux. L’idée est d’éviter le gaspillage des ressources et particulièrement du temps ouvrier. Le contrôle de gestion s’intègre à cette technostructure. Celle-ci est chargée de rendre le travail des opérationnels plus efficace. Dans les ateliers, cette pratique est poussée à l’extrême : « Vous n’avez pas à penser ! Il y a d’autres gens qui sont payés pour cela », rapporte Hyacinthe Dubreuil (1929) dans son étude de l’Organisation Scientifique du Travail (OST) aux Etats-Unis. Or le contrôleur de gestion, qui établit les budgets et qui détermine les résultats de chaque centre de responsabilité, travaille à partir des chiffres fournis par les opérationnels. Il corrige les objectifs qui lui sont proposés ou les fixe lui-même, à charge ensuite aux responsables hiérarchiques et à leurs subordonnés d’expliquer les écarts constatés. Il a un pouvoir normalisateur très important et contribue à définir la productivité normale des exécutants. Emile Rimailho (1936) précise comment le contrôle budgétaire s’articule avec l’OST : « l’étude et la préparation élémentaire du travail était l’école de la collaboration des cadres inférieurs ; le contrôle budgétaire est l’école de la collaboration des cadres supérieurs ». Le contrôle budgétaire prolongerait donc l’OST vers le haut de la hiérarchie et vers le travail de bureau. L’ingénierie de gestion complète alors l’ingénierie technique, le contrôle budgétaire devenant l’outil de mesure. De même que le contremaître dispose d’un chronomètre pour mesurer le temps passé pour chaque tâche par l’ouvrier spécialisé, le contrôleur de gestion possède, avec les budgets, un outil de mesure de l’activité et des performances des opérationnels. Le budget devient le standard avec lequel un responsable de centre opérationnel est jugé.

La parcellisation du travail engendrée par le taylorisme est aussi un facteur propice au développement du contrôle budgétaire. La meilleure connaissance de la technologie utilisée facilite l’établissement des prévisions. En ayant « ouvert la boite noire », l’OST met en évidence les relations entre inputs et outputs. La cloisonnement de l’entreprise

en départements et services a également facilité l’application du contrôle budgétaire. En créant d’abord l’ouvrier spécialisé, puis des regroupements d’ouvriers spécialisés dans des départements homogènes, les cadres se sont trouvés face à une organisation simplifiée. Plus le travail est complexe, plus sa mesure est difficile ; or, l’OST a considérablement simplifié les processus élémentaires de travail. Il devient alors possible de mesurer de façon plus sûre l’activité d’un centre particulier.

L’œuvre de Taylor n’explique pas à elle seule le développement du contrôle budgétaire. Ses principes contiennent en effet des éléments contradictoires avec le développement des budgets. L’OST est d’abord une organisation du travail très centralisée où le pouvoir de fixer des objectifs est intégralement aux mains des dirigeants, alors que le contrôle budgétaire demande, le plus souvent, la participation des opérationnels. Ces derniers communiquent les prévisions nécessaires à l’établissement des budgets et participent souvent aux commentaires des résultats. Le Dr Ludwig (1930b) le confirme : « Le budget enseigne la responsabilité. Il préconise l’esprit d’initiative à l’intérieur des limites qu’il a posées. Si l’on est convenu d’un budget avec un chef de service, un chef d’atelier, un vendeur, on peut lui laisser pleine liberté dans son travail. Le chef d’atelier est astreint à une certaine livraison quotidienne (...) Pour le reste, à lui de diriger sa section comme bon lui semble (...) A la place de règlements centralisés et d’une surveillance exercée jusque dans les plus petits détails, on décrète l’autonomie des différents services (...) On le voit, des principes comme ceux-là sont à l’opposé de la centralisation d’un Taylor ». La participation et l’autonomie sont nécessaires au développement des budgets.

Parmi les successeurs de Taylor, Gantt tient une place particulière. Ses méthodes de planification sont connues en France, où elles sont diffusées par un ingénieur-conseil ayant travaillé avec lui, Clark. Les ouvrages de ce dernier sont traduits en français par Thérèse Leroy, rédactrice de la revue Mon Bureau. En préfaçant lui-même son ouvrage de 1926, Clark décrit la méthode Gantt : « M. Gantt concentra son attention sur le développement d’une méthode de représentation graphique qui permît de comparer la réalisation avec les promesses ». Dans l’esprit, on est très proche du contrôle budgétaire. A noter la simultanéité avec les expériences de Dupont de Nemours et de la General Motors. Clark ajoute « depuis la mort de M. Gantt, le 23 novembre 1919, les ouvriers, les directeurs et les propriétaires d’exploitations industrielles se sont montrés de plus en plus vivement désireux de connaître les faits relatifs au fonctionnement de leurs industries, de mesurer l’efficacité de la direction et d’assurer justice à la fois à

l’ouvrier et au propriétaire ». Cette vision idyllique est sans doute exagérée mais elle est à rattacher à un contexte idéologique particulier.

Le graphique de Gantt vise à maîtriser la durée des différentes opérations dans une usine ou dans un atelier à l’aide de diagrammes de représentation des temps opératoires. L’idée n’est plus de comparer des réalisations à celles d’opérations antérieures, mais de les comparer à une norme définie une fois pour toute. L’ouvrage de Clark explique comment tenir à jour ces graphiques et propose des exemples d’application. Clark, intervenant à la conférence de Genève, contribue ainsi à développer le contrôle budgétaire en France. Cette nouvelle technique doit maintenant être mise en relation avec les problèmes que rencontrent les entreprises et pour lesquels elles recherchent une solution.