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Deux courants se sont révélés particulièrement féconds pour l’étude des rôles sociaux du contrôle budgétaire. Il nous donne une interprétation de l’outil de gestion hors de son contexte purement technique, en le replaçant dans le cadre de l’évolution globale de la société.

A- Le point de vue marxiste

Il existe une école d’obédience marxiste qui a travaillé sur la comptabilité en général et sur les fonctions du contrôle budgétaire en particulier (Armstrong, 1987 ; Hopper et Armstrong, 1991 ; Armstrong et al., 1996). Pour ces auteurs, le contrôle budgétaire est le produit d’une organisation sociale contribuant à extirper une plus-value accrue aux salariés. Il peut alors servir à neutraliser le pouvoir de négociation des syndicats et à exercer une pression sur la force de travail (Hopper et Armstrong, 1991). Ce faisant, il est lié à des variables telles que le recours au travail féminin et aux salariés à temps partiel, qui sont d’autres moyens pour le patronat d’exercer une pression sur les rendements et les salaires (Hopper et Armstrong, 1991 ; Armstrong et al., 1996). Le contrôle budgétaire (et plus largement le contrôle de gestion et la comptabilité de gestion) peut être perçu comme un instrument de domination d’une catégorie professionnelle sur une autre (Armstrong, 1985). Selon cette thèse, le contrôle budgétaire est un instrument de prise de pouvoir des comptables sur les ingénieurs et les entrepreneurs. Les différents intervenants recherchent une position de force à l’intérieur de l’entreprise. Ils peuvent l’acquérir par un meilleur contrôle sur la force de travail notamment grâce au contrôle budgétaire. Cela permet aux comptables qui sont maîtres des budgets de supplanter les ingénieurs et les entrepreneurs. On mesure déjà toutes la différence avec nos propres analyses où ce sont plutôt les ingénieurs qui cherchent à introduire le contrôle budgétaire malgré l’hostilité des comptables. D’autres logiques que celles des marxistes sont donc à l’œuvre.

Le thème de la prise de pouvoir d’une catégorie professionnelle sur une autre est également au cœur de l’article de Covalesky et Dirsmith (1986). Dans ce cas, les managers d’hôpitaux se servent des budgets pour ne pas modifier la situation d’un groupe d’infirmières. Les budgets servent à donner une illusion d’égalité entre les différentes parties prenantes et maintiennent les situations acquises. Le contrôle budgétaire est donc un instrument de domination d’une classe sur une autre. Hopper et

Armstrong (1991) ont contré, quant à eux, un certain nombre d’arguments de Johnson et Kaplan (1987). Ils leur reprochent essentiellement de privilégier la problématique des coûts de transaction dans leur analyse du développement des outils comptables. Les deux théoriciens ignoreraient ainsi des données fondamentales sur le climat social ayant cours chez Dupont de Nemours ou à la General Motors. Hopper et Armstrong ont plutôt l’impression que le contrôle budgétaire sert à faire supporter aux salariés une incertitude accrue de façon à libérer l’entreprise des contraintes qui pèsent sur elle. La comptabilité n’a pas alors besoin d’être plus précise en affectant convenablement les frais indirects. Cet objectif leur apparaît comme secondaire. Les objectifs définis dans les budgets n’ont pas à être précis, ni justes, ils doivent juste convenablement orienter les comportements. La recherche d’une position monopoliste sur les marchés (stratégie suivie par les deux entreprises, et en cela ils rejoignent Johnson et Kaplan) sert surtout à asservir la main d’œuvre. Leur étude laisse toutefois des questions en suspens. Si l’on suit leurs conclusions, le contrôle budgétaire s’est développé dans des entreprises où les syndicats étaient peu représentés, afin de mieux contrer leurs demandes éventuelles. Cela se serait fait dans un laps de temps assez court. On ne rend ainsi pas compte d’un phénomène observable dans notre étude : la mise en place du contrôle budgétaire prend du temps et s’étale en général sur de nombreuses années. Durant cette période, toutes les variables de l’étude se modifient, rendant peu vraisemblable une causalité aussi simple.

Ce point de vue est donc critiquable, ce qui explique qu’il n’est pas retenu dans notre analyse. Instrument de domination, le contrôle budgétaire l’est peut-être. Dans les entreprises que nous étudions, il apparaît comme un instrument du patronat ou de ses « sbires » qui vont eux-mêmes devenir des dirigeants (Jean Benoit par exemple). Il est introduit auprès des patrons par des consultants ou des cadres dirigeants. Il apparaît surtout dans les situations de crise économique générale ou de crise spécifique à l’entreprise (comme par exemple la crise de sur-stockage à la General Motors en 1921). Si l’analyse marxiste pose convenablement le problème des relations de pouvoirs au sein de l’entreprise, elle n’épuise toutefois pas le sujet et ne semble, à notre sens, rendre compte que d’une partie du problème. A aucun moment, le contrôle budgétaire n’est objectivement posé, par ceux qui cherchent à le développer, comme un instrument de domination. Au contraire, de multiples justifications sont avancées qui font la part belle au bien-être collectif. L’abolition d’une société de classes semblent même être l’un des objectifs des promoteurs du contrôle budgétaire. Plutôt que d’y voir un instrument de domination, il faut sans doute l’interpréter comme un nouveau mode de contrôle social. Comme nous chercherons à le montrer, c’est de la double opposition au libéralisme

« sauvage » américain et au communisme soviétique qu’un certain nombre de prosélytes de ce nouveau contrôle tirent leur énergie militante. Le prosélytisme dépasse largement le cadre de l’entreprise où il est censé s’imposer en maître. Il y a là un phénomène à expliquer.

B- L’apport de Foucault

Foucault s’est révélé être un auteur très utile pour les théoriciens de la comptabilité si l’on en croît le nombre de citations qui lui sont consacrées dans les différentes revues académiques depuis quelques années. Parce qu’il a mis en évidence le pouvoir disciplinaire des institutions humaines telle que la prison (Foucault, 1975), sa conception des relations sociales matérialisée par des artefacts a été jugée transposable à la comptabilité et au contrôle, même si cela n’exclut pas, selon Pesqueux, une certaine naïveté (Pesqueux, 1996). L’analogie est effectivement frappante entre les propos de Surveiller et punir et la situation dans laquelle évolue un outil comme le contrôle budgétaire. Le passage des punitions de la société classique à la discipline de la société moderne se fait grâce à des « machines » qui donnent à « l’esprit du pouvoir sur l’esprit » (Foucault, 1975). Il définit la discipline comme « des techniques pour assurer l’ordonnance des multiplicités humaines » ou encore « l’ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croître la grandeur utile des multiplicités en faisant décroître les inconvénients du pouvoir (...) Une multiplicité, que ce soit un atelier ou une nation, une armée ou une école, atteint le seuil de la discipline lorsque le rapport de l’un à l’autre devient favorable » (Ibid.). La population étant en croissance, il faut trouver des moyens pour rendre l’exercice du pouvoir le moins coûteux possible. Le contrôle budgétaire devient à l’entreprise ce que le panoptique est à la prison, un puissant moyen de contrôle, permettant de voir sans être vu, d’exercer un contrôle continuel sans augmentation du nombre de gardiens/dirigeants par prisonniers/salariés. Comme les marxistes, Foucault nous invite à analyser le développement d’une technique en terme de pouvoir entre les acteurs et dans la modification du pouvoir relatif de chacun d’entre eux. Il date le changement fondamental d’une société de souverain à une société disciplinaire du début du XIXe siècle. Le changement de pouvoir s’est accompagné du développement de techniques visant à discipliner les individus.

L’autre apport de Foucault tient en la recherche des racines profondes et oubliées d’une pratique. La généalogie d’un savoir, ici le contrôle budgétaire, nous oblige à nous

interroger sur les motivations profondes des changements, en ne s’arrêtant pas simplement à la nature technique des phénomènes mais en allant rechercher les causes sociales, politiques et institutionnelles ayant permis l’émergence d’une pratique. Ces causes font le plus souvent partie d’un ensemble complexe d’événements dispersés. Elles ne forment pas un socle solide de connaissances mais remettent surtout en cause les idées traditionnelles que nous pouvons avoir sur une pratique. L’archéologie d’un savoir est de la même façon à rechercher dans les discours et les pratiques qui ont amené à formuler des concepts nouveaux (Foucault, 1966). Nous réutiliserons cette idée avec les institutionnalistes pour montrer comment le contrôle budgétaire se développe sur un terrain qui contient les germes nécessaires à son développement.

Miller et O’Leary (1987) ont fait une analyse du développement des coûts standards et du contrôle budgétaire dans une perspective foulcadienne. En se situant au début du XXe siècle, ils ont analysé les raisons ayant poussé les entreprises à développer de nouvelles méthodes de contrôle. Au lieu de s’intéresser aux entreprises, ils ont recherché à un niveau plus global, dans la société et dans les programmes politiques, des explications au développement de nouvelles techniques comptables. Le développement du contrôle budgétaire s’est fait, selon eux, pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis dans un climat d’apologie de l’efficacité de la Nation. Plutôt que d’accepter le niveau d’efficacité de chaque individu, l’Etat et ses meilleurs éléments (des experts rationnels) sont censés prendre une part active dans l’amélioration de l’efficacité de l’ensemble de la Nation. Ils doivent aussi rendre plus visibles les signes individuels d’une plus grande efficacité. Ils y parviennent en mettant en place des procédures et des techniques nouvelles. Cette volonté d’amélioration s’est, entre autres, manifestée sous la forme de politiques eugéniques mises en place au début du siècle. Au sein des entreprises, le développement, sous l’impulsion des ingénieurs et de l’organisation scientifique du travail, conduit à de nouvelles normes de performance censées limiter les pertes d’efficacité de la main d’œuvre. Le contrôle budgétaire et les standards apparaissent alors comme le moyen d’étendre aux cadres et agents de maîtrise les mêmes objectifs que ceux assignés aux ouvriers. Dans le même temps se développe une prise de conscience des aspirations de l’homme au travail. Il n’est plus simplement considéré comme une machine perfectionnée destinée à produire, il a aussi ses propres aspirations. La comptabilité et le contrôle budgétaire aident alors à mieux saisir cette demande. Ces deux outils prennent ainsi une autre dimension, plus politique et sociale. Ils permettent notamment de mettre en évidence les demandes des différentes coalitions et d’agir sur les attentes des individus. Cette action doit permettre d’accroître l’efficacité individuelle. La « disciplination » de la main d’œuvre est le fait de managers

autocratiques, qui sous couvert d’une organisation plus démocratique, donnent le pouvoir à des experts utilisant des outils censés être neutres. Le contrôle budgétaire et les coûts standards participent dans cette perspective à la « disciplination » de la main d’œuvre dans une perspective foulcadienne. De même, Zimnovitch (1997) a lui aussi fait appel à Foulcault pour expliquer le développement des prix de revient en France. A travers le concept de « nappes discursives » qui sont le reflet des discours, des préoccupations, des institutions et des stratégies personnelles des managers à chaque époque, il cherche à comprendre la diffusion du nouvel outil et les fonctions qu’il remplit à différentes époques.

Cette analyse est assez proche de celle que nous allons développer ci-dessous à partir d’un autre cadre théorique que celui de la généalogie. Nous espérons ainsi mieux mettre en évidence les relations qui unissent les différentes variables et éviter ainsi de formuler trop d’énoncés présupposés. Le cadre théorique retenu est celui des institutions.