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§3- Les courants idéologiques pertinents

B- Les exemples dans les entreprises

Saint-Gobain est un cas exemplaire de paternalisme au début de notre étude (Daviet, 1988). Les idées évoluent très progressivement, ce qui peut expliquer la lenteur avec laquelle se développe le contrôle budgétaire après de premiers échecs. Une forte réticence existe envers une technique dont on évalue mal les hypothèses sous-jacentes. Les idées corporatistes ou technocratique semblent très peu toucher les principaux cadres de l’entreprise. Il faut vraisemblablement attendre l’apparition du courant des relations humaines et l’intervention de l’IOIC dans les années cinquante pour que le terreau idéologique de la compagnie soit favorable. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, de Pins (1961) (contrôleur principal à la Cie de Saint-Gobain) : « Le chef d’entreprise doit orienter les efforts du groupe d’hommes dont il est chargé, vers les objectifs généraux qu’il s’est fixé. Ces objectifs ne peuvent plus s’exprimer exclusivement en termes économiques de coût et de profit. Ils doivent également satisfaire les aspirations humaines du personnel et répondre aux besoins de la communauté dans laquelle s’exerce l’activité de l’entreprise ». Il préconise également la mise en place de primes basées sur les économies budgétaires réalisées. « Le jeu budgétaire est un jeu d’équipe où l’on a besoin de joueurs actifs, enthousiastes et coopératifs ». « La gestion budgétaire est plus qu’une technique de gestion parmi d’autres. Elle cherche à atteindre l’homme en gagnant d’abord sa confiance puis en l’aidant à s’épanouir pour son bien et celui de l’entreprise ».

On retrouve les mêmes mécanismes chez Pechiney. On se souvient que deux hommes jouent un rôle important dans le développement du contrôle budgétaire dans cette entreprise : Wallace Clark et Jean Benoit. Ils sont animés d’idéaux très forts qui transparaissent à plusieurs reprises dans leurs notes ou dans ce que l’on peut écrire sur eux. Parlant de Clark à l’occasion de sa mort, Thérèse Leroy (1948) écrit : « Mais sa plus belle œuvre, ce sont les hommes qu’il a formé et sur la carrière desquels il eut une influence décisive, en leur faisant en même temps mieux comprendre ce que c’est que la vie. Comme guide et entraîneur d’hommes, Wallace Clark s’est assuré une place immortelle dans l’histoire du mouvement d’organisation scientifique ». Nous avons déjà largement évoqué le cas de Jean Benoit. Il est très tôt membre du CNOF et ne peut ignorer les problèmes qui s’y traitent, outre le contrôle budgétaire. On retrouve dans ses écrits (voir ses conférences et ses articles) des idées qui empruntent à la fois au corporatisme, à la technocratie et plus tard aux relations humaines. Toutefois, à l’intérieur de l’entreprise, il communique peu sur ces thèmes. C’est parce qu’il écrit beaucoup à l’extérieur que nous les connaissons. Il faut enfin noter que Coutrot (1936) cite en exemple de ces propos politiques, le cas de l’entente qui existe entre les producteurs d’aluminium. Cette industrie est donc reconnue comme une bonne illustration de ces voies politiques médianes que l’on a cherché à développer dans l’entre-deux guerres.

L’Alsthom est animée par les mêmes préoccupations sociales. Bellouard1 (1928) fait une intervention devant le CNOF sur les impressions que lui laissent un voyage aux Etats-Unis. C’est l’occasion de faire le point sur les méthodes capables d’insuffler un esprit nouveau parmi le personnel de l’entreprise. Avec les nouvelles méthodes d’organisation sont encouragés l’esprit sportif et la collaboration, mais aussi l’éducation contre le gaspillage. Ce nouvel état d’esprit se fonde sur une organisation du travail en équipe qui entraîne une émulation nouvelle. Toutefois, Bellouard ne parle pas encore explicitement de contrôle budgétaire.

Nous avons déjà évoqué les idées de Detoeuf. Elles sont reprises largement par son adjoint, Paul Loeb, promoteur du contrôle budgétaire dans cette société. Dès 1935, dans un article paru dans le bulletin du CNOF, Loeb (1935) voit dans le contrôle budgétaire une réponse à la crise qui secoue les économies occidentales. Il définit un état d’esprit nouveau dans les entreprises et « transporte dans le cadre social » des préoccupations jusqu’ici secondaires : planification, coordination, etc. Dans son ouvrage de 1956

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(Loeb, 1956), il précise ses conceptions politiques : « Il n’est pas excessif de prétendre qu’un véritable humanisme budgétaire naît, se développe et qu’il va marquer de son empreinte l’époque où nous entrons. (...) L’homme veut maîtriser les forces qui l’ont si longtemps asservi. Par le budget, il entend diriger désormais l’économie, mettre à son service toutes les ressources de la nature, et réaliser pour le profit de la collectivité l’emprise définitive de sa volonté sur les choses qui l’entourent ». On trouve encore de nombreux indices de ses préoccupations sociales dans son intervention de 1952 devant la Cégos (Cégos, 1953). Pour lui, le contrôle budgétaire « est inséparable de préoccupations sociales profondes. En effet, la production est faite pour l’homme et non l’homme pour la production ; l’entreprise doit s’efforcer d’assurer à son personnel une stabilité d’emploi qui l’affranchisse des soucis constants du salariat, de sa crainte de manquer de travail, lui évite après le surmenage des heures supplémentaires, le rationnement des chômages partiels. Il y va d’ailleurs en même temps du rendement qui ne s’accommode pas des pointes et s’améliore avec la continuité du travail ». Ce souci d’éviter le chômage au plus grand nombre réapparaît encore plus loin dans son exposé. Le contrôle budgétaire permet d’apporter une solution au problème du chômage dans la mesure où une meilleure rationalisation de l’outil de production autorise une utilisation plus régulière de la main d’œuvre.

On retrouve la même constante sociale au Printemps. Kaufmann (1933) : « nous voyons se manifester un individualisme extrême et le principe du secret des affaires au lieu d’universalité et de libre échange d’idées ». Cet esprit nouveau, cette attitude renouvelée se retrouve aussi sous la plume de Saint-Pulgent (Cégos, 1953) : « le contrôle budgétaire doit être un esprit et seulement après un ensemble de techniques ». L’implication du personnel et sa collaboration sont motivées par la distribution de primes de productivité fondées sur le chiffre d’affaires de l’ensemble du groupe : « elles ont une valeur psychologique très nette sur le personnel ».

Les représentants de la société Le Matériel Téléphonique attribuent également des fonctions sociales au contrôle budgétaire (Cégos, 1953) : « assurer la stabilité de la main d’œuvre dans l’entreprise en planant d’avance l’activité de la société ». L’utilisation d’un terme issu du planisme nous renvoie directement dans ce cas aux années trente.

Hormis lorsqu’ils ont le loisir de publier sur ce qui se passe dans leur entreprise, les acteurs des différentes entreprises ne révèlent pas de débats politiques internes. La

discrétion des prosélytes est compréhensible, l’entreprise n’étant pas le lieu où doivent s’exprimer de telles idées.