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§3- Les courants idéologiques pertinents

A- Les discours politiques autour du contrôle budgétaire

2/ La logique humaniste

La nouvelle idéologie qui se développe après le Deuxième Guerre mondiale a, elle aussi, des répercussions très fortes sur la façon d’envisager et d’utiliser le contrôle budgétaire.

Zimmerman (1951) fait une intervention devant le CNOF sur les relations humaines et la productivité. Sans traiter de contrôle budgétaire, elle donne une illustration des conceptions nouvelles qui se font jour en matière de rapports sociaux dans l’entreprise. Il cherche tout d’abord à établir des distinctions entre les différentes formes de commandement (autoritarisme/égalitarisme). Il relie la prospérité américaine au type de commandement exercé et, ce faisant, affirme le primat de la liberté comme facteur favorable à la croissance. Il y a là un terrain propice pour le contrôle budgétaire qui peut être utilisé pour structurer la liberté accordée aux acteurs dans l’entreprise. Cette liberté se manifeste alors sous la forme d’une décentralisation accrue.

Dans sa journée d’études de 1952, la Cégos exprime également quelques unes des préoccupations sociales qui sont attachées aux budgets (Cégos, 1953). Ainsi, Jean Milhaud, le directeur général de cette institution souligne dans l’introduction du rapport qu’un certain nombre d’auteurs ont développé « toute une philosophie du budget », montrant ainsi comment il peut devenir « un atout d’une bonne politique humaine ». Un relent de corporatisme accompagne ce discours dont les termes sont empruntés aux relations humaines. Il parle encore de groupes élémentaires, d’équipes... Il s’agit là d’un bon exemple de transition entre les deux idéologies.

Les missions de productivité se font également l’écho des préoccupations sociales des dirigeants et des cadres d’entreprises. La mission sur le contrôle de gestion dans la sidérurgie américaine (Enquête en vue de l'accroissement de la productivité, 1955) envisage les coûts standards et les budgets sous leur aspect technique, par une mise en évidence de différents écarts notamment, mais également sous leur aspect psychologique. En effet, la collaboration qu’entraînent les budgets et la prise de conscience des responsabilités respectives, contrebalancent, aux yeux des missionnaires, certains aspects négatifs comme la suspicion, déjà décrite, à l’égard du contrôle et des budgets d’Etat. Ils notent également l’existence de primes collectives de rendement attribuées aux cadres et fondées sur les budgets. Elles facilitent le développement de l’esprit d’équipe et la prise de conscience des objectifs partagés entre patronat et salariés. Enfin, les participants notent le rôle important des groupements

professionnels dans la sidérurgie et dans la profession comptable. Ces organismes favorisent les échanges d’expériences. Les auteurs du rapports attribuent le développement rapide du contrôle budgétaire à l’existence de ces comités.

La mission de productivité des experts-comptables en 1952 (OECCA, 1953) décrit comme nous l’avons vu les nouveaux outils de gestion importés des USA, parmi lesquels on trouve le contrôle budgétaire et les coûts standards. Hormis l’aspect technique, le rapport fait également part des conceptions et des idéaux américains du management. Pour les auteurs du rapport, ce sont les aspects sociaux et psychologiques1, plus que les aspects techniques ou économiques, qui expliquent le succès du modèle américain. Les thèmes abordés sont révélateurs des messages que les missionnaires cherchent à faire passer : l’entreprise dans un ordre social nouveau, politique des hauts salaires, harmonieuse cohésion des efforts humains, citoyen plus que sujet de l’entreprise (à propos des salariés), coopération, ajustement de l’homme à son travail et du travail à l’homme, ajustement de l’homme à l’entreprise et aux autres hommes de l’équipe dans laquelle il travaille...

Lors d’un congrès intitulé « contrôle à l’usage de la direction », et au cours duquel Jean Benoit représente la France (Benoit, 1954), de nombreux thèmes liés au nouvel humanisme économique sont abordés. Il est explicitement fait référence au contrôle budgétaire. Mais plutôt que de parler technique et mise en œuvre, on y évoque les espoirs qui y sont attachés. On prône « la délégation des tâches et des responsabilités en faisant confiance aux hommes ». Les autres thèmes font également référence à une société plus juste : « il s’agit non seulement de donner la subsistance économique et la justice formelle, mais encore de permettre aux initiatives individuelles de s’épanouir », « l’homme ne vit pas seulement de pain et de salaires, mais d’aspiration et d’idéal », « il s’agit de faire accepter la libre entreprise comme un membre éminemment utile au corps social», « permettre aux hommes employés dans l’entreprise d’épanouir toutes leurs possibilités. Le chef d’entreprise ne doit pas être seulement un constructeur de produits mais aussi et peut-être surtout un constructeur d’hommes ». On pourrait multiplier les assertions qui développent les espoirs humanistes auxquels est censé répondre le contrôle budgétaire. Il faut évidemment poser ces réflexions dans les perspectives d’après-guerre et le rejet de la violence qui l’a accompagné. Par certains aspects, on retrouve des considérations déjà présentes dans les années trente mais que d’autres idéologies tendaient à occulter et qui sont maintenant exacerbées. La

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collaboration entre les membres de l’entreprise, thème cher au corporatisme d’avant-guerre, est devenu « une collaboration sociale » (Teillac et Rieu, 1960). On change de perspectives, on adapte le vocabulaire mais dans le fond les idéaux subsistent. De la même façon, pour Guillaume (1958) « le contrôle budgétaire peut aussi servir de canevas à l’application généralisée des principes de relations humaines et de public relations ». Il utilise pour cela les principes de délégation de pouvoir et de responsabilité. Il permet d’établir une communication du bas en haut et du haut en bas de la ligne hiérarchique, d’assurer la coordination et de faire prendre conscience à chacun de son rôle dans l’organisation. Benoit rédige en 1953 une note faisant suite à une mission aux Etats-Unis sur le perfectionnement des cadres dirigeants. Il y indique l’état d’esprit qui anime les dirigeants du pays. Ces derniers doivent « développer la totalité des possibilités de chaque individu. Les chefs doivent devenir des constructeurs d’hommes ». Jean Benoit cite Drucker : « rendre acceptable pour des hommes libres une civilisation à forme mécanique »1. A nouveau, sont préconisés la décentralisation des initiatives et des responsabilités, ainsi que les efforts de formation, auxquels le contrôle budgétaire participe avec d’autres techniques nouvelles empruntées à la psychiatrie par exemple. En 1955, Benoit, avec Bosseler, rédige une note interne2 sur une conférence organisée par l’IOIC3. On y retrouve la même volonté de rendre les individus responsables, de leur faire prendre conscience des coûts qu’ils engendrent et de développer leurs compétences.

En 1965, Gélinier, alors directeur général adjoint de la Cégos, livre un plaidoyer en faveur de la gestion moderne, dans laquelle le contrôle budgétaire a toute sa place. La « bonne gestion » lui apparaît comme le principal facteur de la richesse et « l’un des principaux leviers du progrès humain ». Elle passe d’abord par une préparation méthodique du travail. La richesse est alors créée non plus par l’appauvrissement de certains mais prélevée sur « la masse des inefficacités ambiantes ». Une saine concurrence permet de faire coexister des « petits » et des « gros » dans une société juste. Pour réussir, le management moderne doit s’accompagner d’une confiance accrue dans l’homme, lui laisser des responsabilités et lui permettre d’être jugé sur des faits objectifs et chiffrés. L’arbitraire est banni au profit des résultats.

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Il reprend à nouveau ces thèmes dans une conférence de 1958 : La gestion des entreprises et son évolution, archives Pechiney 001-7-30994.

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Archives Pechiney 01/10/10021. Evolution des idées en matière de gestion des entreprises, 21 novembre 1955, Benoit.

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De nouveaux outils apparaissent (Boltanski, 1981). Ils cherchent à répondre à de nouvelles questions : qui doit diriger ? Comment recruter, former, contrôler le personnel ? etc. Pour cela sont mis en place des techniques de psychologie de groupe, des séminaires de role playing, de Training Within Industry (TWI), des méthodes de planification de la production, comme la recherche opérationnelle, des techniques de marketing et pour ce qui nous intéresse des budgets prévisionnels, de la direction participative par objectifs (DPO), etc. Boltanski (1981) note également que « les références explicites à l’armée, à l’église, à l’autorité du chef, aux valeurs ascétiques et viriles du meneur d’hommes (...) ont pratiquement disparu, remplacées par la célébration de l’intelligence, des diplômes, de la réussite (par opposition aux positions définitives et héritées), du dynamisme, de l’ouverture, du sens des relations humaines, de la compétence économique ou technique exercée dans un bureau futuriste ou dans un laboratoire ». Le vocabulaire lui-même s’enrichit de nombreuses expressions : intégrer les cadres, évaluer les postes, construire des tests de personnalité, reconnaître les nouveaux besoins psychologiques des travailleurs, adapter l’homme à l’organisation, gérer les conflits, animer, inciter, communiquer, personnaliser et l’on passe sur les américanismes (Boltanski, 1982).

Le discours se démarque des périodes précédentes. On ne dirige plus de façon autoritaire comme cela pouvait être le cas avec le contrôle budgétaire des années trente, mais on se sert de l’outil de gestion pour mieux évaluer des hommes avec des responsabilités étendues. On mesure alors la nature adaptative du contrôle budgétaire. Dans ce nouveau cadre idéologique, il a sa place, même si cela ne va pas sans une certaine adaptation dans la manière de s’en servir.

Essayons de résumer en guise de conclusion les différents thèmes traités dans chacune des deux périodes :

Tableau 4 : Comparaison du vocabulaire des grandes idéologies managériales Corporatisme, technocratie Humanisme

équipes autonomes

développer des « petits chefs »

intégration à la politique micro-économique bien-être national

coordination des efforts liberté dirigée langage commun responsabilité autonomie progrès humains formation collaboration supprimer l’arbitraire socialisation développement de la personnalité Nota : les termes ne sont pas équivalents deux à deux.

La similitude sémantique des thèmes est évidente même si le discours s’est adapté. Peut-on retrouver ces enchaînements dans les entreprises ?