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§3- Les courants idéologiques pertinents

E- Bat’a, le mythe fondateur

Parmi les entreprises étudiées, un exemple illustre particulièrement bien comment l’idéologie peut construire une pratique d’entreprise. Bat’a1, l’entreprise tchèque de fabrication de chaussures, est sans doute l’exemple le plus admiré, sinon le plus cité, dans les années trente comme modèle d’organisation. L’entreprise réunit un certain nombre d’éléments nécessaires à la mise en place d’un contrôle budgétaire. Il faut donc s’y arrêter.

Selon Landauer (1933), l’apport de Thomas Bat’a, le fondateur de l’entreprise, est double. Il met d’abord l’accent sur la vente et les techniques associées afin de s’assurer le plus grand volume d’activité possible. Il développe ensuite l’organisation en définissant des centres homogènes de responsabilités. Ces deux réalisations ne peuvent être considérées isolément des préoccupations sociales du chef d’entreprise. Bat’a souhaite assurer la subsistance matérielle de ses ouvriers. Ayant lui-même commencé sa carrière comme ouvrier, il est très sensible à leurs conditions de vie. Il développe donc des œuvres que l’on pourrait qualifier dans un premier temps de paternaliste (création d’hôpitaux, d’école, aide à l’accession à la propriété...). Mais la motivation de Bat’a va plus loin. Son « idée maîtresse est d’agir sur la mentalité ouvrière de manière à la faire passer d’une mentalité de salarié à une mentalité d’entrepreneur » (Landauer, 1933). A la tête de chaque atelier, il place un chef responsable, qui travaille pour l’entreprise mais forme, avec ses ouvriers, une équipe autonome. Les différents ateliers communiquent entre eux par un système de prix de cession interne. Le but est de rendre le plus autonome possible les salariés et de les mettre dans « la peau du patron », reprenant la méthode développée en France avec succès par Lucien Rosengart et connue sous le nom de la « méthode des petits patrons ». Cela permet également, dans une perspective qui plaît aux français, d’appliquer des principes cartésiens aux problèmes de l’entreprise et de réduire ainsi la complexité à laquelle chacun doit faire face (Dubreuil, 1937). Si le travail avait déjà été décomposé pour les ouvriers, la conception et l’organisation étaient encore centralisées. Or les principes de Bat’a consistent justement à donner plus de responsabilités aux acteurs de l’entreprise.

Si un groupe fait face à des difficultés ou à des pertes, alors la direction agit, soit en changeant le chef responsable, soit en intervenant directement. Les ouvriers n’ont qu’une influence limitée sur le rythme de production qui est imposé par les plans établis

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par la direction générale. L’ensemble des groupes a un accès libre à la comptabilité de la société, ce qui est assez rare pour l’époque (Dubreuil, 1937, Landauer, 1933). La programmation de l’activité est une partie importante de l’organisation. Même si l’on sait encore peu de chose sur les modalités de contrôle de ce planning, on peut y voir une ébauche de contrôle budgétaire. On retrouve un vocabulaire assez classique d’engagement de responsabilité (Dubreuil, 1937). Sur la description qu’il donne de l’organisation des usines Bat’a, nouvellement nationalisées, Dubreuil parle explicitement de contrôle budgétaire. L’entreprise est divisée en sections autonomes qui peuvent se définir comme un groupe d’ouvriers ou d’employés qui pourrait être isolé du reste de l’entreprise sans que cela n’entraîne de perturbations majeures. Au total, à Zlin, la ville des industries Bat’a en Tchécoslovaquie, il y a 1 400 sections autonomes allant de 4 à 20 employés pour les sections commerciales et financières, et de 80 à 120 ouvriers et agents de maîtrise pour les chaînes de fabrication. Ces sections fonctionnent comme des quasi-marchés qui règlent leurs relations entre elles par des contrats. « Tout le système précédent est donc basé sur des prévisions budgétaires qui doivent être suivies d’un contrôle budgétaire serré » (Flaissier, 1947). Dubreuil décrit, ensuite, le système de prévisions hebdomadaires mis en place, assorti d’un contrôle de fréquence identique. Notons que ce contrôle budgétaire nécessite l’utilisation de prix standards.

Ces différentes actions visent à établir une stricte discipline, afin que règne dans l’entreprise un esprit très démocratique. Bat’a a su faire de ses ouvriers des producteurs. Ce faisant, Bat’a dépasse le cadre du simple paternalisme. Il refuse l’individualisme, source de grands progrès, mais en même temps, frein important à toute évolution positive. Le but à atteindre est le bien-être de la Nation et la « prospérité du pays » (Dubreuil, 1937). Il cherche à établir des règles via le système organisationnel de l’entreprise qui puissent créer un climat de justice sociale et d’équité. Il crée un système corporatiste où les individus s’identifient à leur groupe de travail, puis à leur entreprise qu’ils défendent contre l’agitation ouvrière du reste du pays. Bat’a attend de ses collaborateurs qu’ils soient capables de « s’immoler, lorsque l’intérêt de l’œuvre commune le demande, risquer sa vie même » (Dubreuil, 1937). Cet exemple est assez caractéristique d’une forme particulière d’idéologie managériale. Le contrôle budgétaire trouve, dans ce cadre, un terrain d’application propice car il est l’outil permettant la maîtrise de la structure ainsi créée.

Le cas Bat’a trouve un écho très fort durant toutes les années trente. Contrairement aux autres exemples d’entreprises étudiées dans cette thèse, ce n’est pas tant pour ses qualités techniques que pour sa pertinence idéologique qu’il est souvent cité. Ainsi,

Rimailho (1936) et Satet (1947) ont-ils retenu l’importance des groupes autonomes dans la saine gestion de Bat’a. Dans le cas du premier, le concept de groupe autonome ne peut manquer de faire penser aux sections homogènes, même si les deux notions ne sont sans doute pas équivalentes. En juin 1937, Maurice Ponthière, auteur d’un article intitulé « la fonction de conscience dans l’entreprise », montre que le contrôle budgétaire est un moyen de faire prendre conscience aux salariés de leur place dans l’entreprise. Il s’agit donc d’un article plus préoccupé de problèmes sociaux que de technique. L’outil de gestion est alors mis au service de buts politiques. Il cite également le système Bat’a en référence. Mareuse (1938) s’intéresse aux principes d’organisation de l’entreprise qui, selon lui, guident l’application du contrôle budgétaire et préconise le principe de l’unité de commandement qui autorise la création de centres de responsabilité décentralisés. Il fait alors explicitement référence aux méthodes de Thomas Bat’a « dans ses usines de Zlin (elles-mêmes inspirées de la méthode des petits patrons de L. Rosengart) ». L’idée est d’améliorer les « rapports sociaux entre ouvriers et patrons ». Le danger de la décentralisation est un cloisonnement trop important. Il faut donc, selon l’auteur, coordonner l’ensemble des unités autonomes. L’exemple de Bat’a inspire également Coutrot (1936) qui l’utilise comme exemple pour illustrer son projet politique d’Humanisme économique. Lui aussi insiste sur la création de groupes autonomes qui sont gérés « grâce à une comptabilité très précise, chaque atelier est doté d’un budget spécial de recettes et de dépenses ». Cette organisation permet d’instituer un type d’entreprise « efficace et humain » qui « au lieu de l’immense empire absolu ou même aujourd’hui constitutionnel d’un Louis Renault1 [permet d’arriver] à une fédération de petites unités, à l’échelle humaine, où chaque chef d’unité connaît personnellement ses collaborateurs et est connu d’eux, peut être même plus ou moins choisi par eux si le travail est organisé sous forme de commandite ou de coopérative ». Une telle organisation de l’entreprise lui semble particulièrement représentative d’un Humanisme économique.

§4- L’influence de l’idéologie sur le contrôle budgétaire

Le contrôle budgétaire se construit, d’abord par référence aux idéologies corporatistes, planistes et technocratiques des années trente. Mais au même titre que ces idéologies, il demeure limité à un petit cercle d’initiés. Le renouveau de l’influence américaine après

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Il a noter qu’à la même époque Renault et Lehideux réfléchissent à la manière de décentraliser l’entreprise (Fridenson, 1972) et s’apprêtent à suivre une voie assez proche de celle de Bat’a.

la Deuxième Guerre mondiale fournit le second socle du développement idéologique sur lequel s’appuie le contrôle budgétaire. Ce mouvement touchant un plus grand nombre d’entreprises, on comprend alors que le contrôle budgétaire, en tant que technologie sociale, se trouve être plus répandu. Nous pouvons distinguer deux voies de diffusion des nouvelles idéologies dans les entreprises. La première fait la part belle aux différents réseaux de relation et de communication qui se mettent en place autour des entreprises. Des organismes, comme le CNOF, la CGPF ou encore les missions de productivité, sont autant d’occasions pour les praticiens d’entendre « la bonne parole ». Ayant déjà traité de ces groupes, nous allons voir maintenant leur influence et les discours qu’ils véhiculent lorsqu’ils sont associés au contrôle budgétaire. Dans les entreprises, un certain nombre de cadres et de consultants servent de relais à ces idéaux. Nous allons alors tenter d’examiner le discours de justification qu’ils développent en interne, même si les sources sont très limitées dans ce domaine. Nous retiendrons donc seulement les plus significatives pour tenter de mettre à jour l’état d’esprit des personnes participant à son développement. Enfin, le lecteur intéressé par une étude plus approfondie de l’influence de ces idéologies sur les milieux économiques et notamment le rôle d’organismes ou de groupes de réflexion tels que X-crise, le CNOF, le COST1, etc. peut se reporter aux ouvrages de Kuisel (1981), Margairaz (1991), Moutet (1992) ou encore Meuleau (1992). L’objectif n’est pas de reprendre ici l’étude exhaustive de ces différents courants, très largement traités par ailleurs. Seuls leurs liens avec le contrôle budgétaire nous préoccupent.