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§3- Les courants idéologiques pertinents

A- Les discours politiques autour du contrôle budgétaire

1/ La logique corporatiste et technocratique

Les organismes traitant de contrôle budgétaire, les livres, articles et conférences où l’on explique comment le mettre en place, intègrent de nombreuses réflexions politiques et

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idéologiques. L’ensemble renseigne sur l’état d’esprit des personnes cherchant à développer la nouvelle technique de gestion.

Louis Renault tient en 1927, dans le cadre de la CGPF, une conférence sur les « meilleures méthodes susceptibles de diminuer les prix de revient » qui offre une bonne illustration de l’interpénétration des préoccupations pragmatiques et des idéaux sociaux. Au lieu d’un discours technique, le ton de ce grand patron est assez politique. Il intègre les solutions opérationnelles dans le cadre de propos sur la prospérité et le bien-être général. Les premières sont utiles, dans la mesure où elles peuvent avoir un rôle didactique pour toutes les classes sociales sur la manière de se comporter, d’éviter les gaspillages, de mieux utiliser la main d’œuvre et ainsi de participer à l’amélioration des conditions de vie de la Nation. L’articulation du discours est intéressante, même si l’on ne peut rattacher, de façon simple, Renault à la mouvance corporatiste. La réalité est, en effet, plus complexe comme le rapporte Fridenson (1972) en rappelant comment Renault affirmait être opposé, au moins en principe, aux ententes et cartels. Renault se trouve à l’interface de plusieurs conceptions idéologiques, qui ne reprennent pas exactement les catégories précédemment définies. Il n’en reste pas moins un bon exemple de l’amalgame qui existe entre la technique et des conceptions politiques. De la même façon, Detoeuf (1929) semble à la recherche d’une solution pour dépasser le cadre du libéralisme. Il s’inquiète du retard pris par la France depuis la guerre de 14-18 et prône le recours aux nouvelles techniques de gestion comme moyen d’accroître la solidarité qu’un effort irréfléchi de rationalisation peut mettre à mal. Son objectif est réellement patriotique et vise à accroître les exportations, à rendre la France indépendante et à renforcer la sécurité nationale. Mais comme le rappelle Margairaz (1991), Detoeuf n’exprime qu’un point de vue minoritaire dans le patronat. On peut toutefois noter que l’audience de tels discours tend à s’accroître.

Lors de la conférence de Genève en 1930, on peut percevoir les aspirations sociales de certains intervenants. Ainsi, Musil (IIOST, 1930) dans un article intitulé « Coopération, formation des chefs, bien-être de la Nation » insiste sur les relations humaines dans l’industrie, les aspects psychologiques du contrôle budgétaire, le partage de l’information, la coopération. « L’emploi de ses méthodes (celles du contrôle budgétaire) et l’acceptation de ses principes font naître l’attitude mentale nécessaire à une meilleure coopération et une meilleure coordination des efforts individuels, et en même temps incitent l’esprit à exprimer librement une plus grande individualité ». De même, Landauer voit dans le contrôle budgétaire un moyen de parvenir à une « solution juste et équitable au problème si controversé de la participation équitable aux bénéfices

de l’entreprise ». La référence à la lutte des classes, dont ce système est censé permettre le dépassement, est évident sous sa plume. Il cite les réalisations de Bat’a et parle d’instrument de paix sociale pour qualifier le contrôle budgétaire. Ludwig (1930b) n’est, pour sa part, pas en reste. Dès les premières pages de son ouvrage, il écrit : « l’introduction du budget dans une exploitation industrielle ne signifie pas l’adoption de méthodes draconiennes, le maintien absolu de nombres théoriques et la manie des formulaires, mais elle implique l’innovation d’un principe de direction économique nouveau, d’un principe qui s’assimile les progrès de la science économique, qui s’oppose au « laisser aller » de la bonne tradition commerciale et qui tient compte des impitoyables spéculations du marché ». L’auteur prolonge les visées économiques de l’époque dans les entreprises grâce au contrôle budgétaire. Il propose également de comparer les chiffres d’une entreprise particulière « aux nombres semblables de différentes maisons », c’est-à-dire les concurrents. C’est un moyen d’accroître l’efficacité de la branche ou du secteur pour le bien être de l’ensemble de la Nation. Il s’agit bien là d’un projet corporatiste.

Certains vont jusqu'à concevoir le contrôle budgétaire comme le moyen d’établir un espéranto pour tous les membres de l’entreprise. C’est ainsi que Commesnil (Ibid.) souhaite voir apparaître un langage commun et des valeurs standardisées. La classification des comptes sur la même base dans l’entreprise devrait permettre de pouvoir comparer les différents services entre eux.

L’article de Reitell et Lugrin (1936), publié dans la revue du Comité National Belge d’Organisation Scientifique (CNBOS), offre un exemple du mélange entre un discours politique et un discours sur le contrôle budgétaire. Ayant décrit tous les avantages qu’il y avait à faire du contrôle budgétaire, ces auteurs appuient leurs propos de considérations plus sociales. Ils veulent mettre chaque individu dans la position d’un patron dirigeant une affaire lui appartenant. Cela permet, selon eux, d’accroître la conscience de ses responsabilités. On trouve là un thème récurrent dans tous les articles de cette époque. Ils citent abondamment Dubreuil, ce qui confirme bien l’importance de cet auteur sur la pensée de ceux qui développent du contrôle budgétaire. Ils reprennent ses arguments selon lesquels, l’OST après avoir mécanisé l’homme, lui a accordé plus d’autonomie à travers les budgets, lui donnant ainsi une certaine indépendance. On passe dans le même temps « de la liberté anarchique à la liberté dirigée, soutenue et contrôlée par des organes ayant les capacités et l’équipement techniques nécessaires ». Dans leur conclusion, ils ajoutent qu’» il est urgent de remonter une pente conduisant la très grande majorité des travailleurs à une perte des sentiments de liberté, de dignité et

de compréhension du but final qui sont les constituants principaux de la joie au travail ». Ces considérations sont intéressantes. Elles évoquent déjà tout le courant des relations humaines mais avec le langage et les idéaux technocratiques et corporatistes des années trente. Elles posent clairement le lien entre les budgets et les idées politiques du moment. On retrouve la même idée chez Ponthière (1934). Le sous-titre de son article est éloquent : « ce sont les hommes et les choses et non pas les comptes qu’il faut diriger ». Il critique la brutalité de certaines décisions de licenciement insuffisamment étudiées et justifiées et qui ont pourtant été prises à l’aide des méthodes budgétaires. Selon lui, on oublie, dans les cas qu’il cite en référence, la véritable finalité des budgets. Il s’agit de créer l’harmonie dans l’entreprise et non pas simplement de réduire des coûts. Cette dernière solution est pourtant simple à réaliser. Elle est profitable à court terme mais nocive à plus long terme : quoi de plus simple que de réduire de 50% des dépenses de publicité ? A court terme, cela augmente le bénéfice net, mais à plus long terme cela peut réduire sérieusement les ventes. Il est intéressant de retrouver dès cette époque les effets pervers si souvent dénoncés par la suite. La parade pour Ponthière consiste à ne pas perdre de vue les finalités sociales du contrôle budgétaire.

Sauvy (1938), sans traiter explicitement du contrôle budgétaire, mais simplement des prévisions, rappelle comment celles-ci, établies dans le cadre de corporations, peuvent structurer l’économie et l’action collective. Cette structuration a alors des effets positifs sur le bien-être général de la Nation dans la mesure où elle limite les gaspillages et permet de mieux utiliser les ressources nationales. Sans prévision ni économie dirigée, la société est obligée d’accepter des pertes qui se manifestent sous forme de chômage dans une économie libérale. Pour éviter cela, « une certaine coordination d’efforts aujourd’hui dispersés apparaît donc indispensable ». Sauvy ajoute curieusement que cette coordination n’a pas besoin d’atteindre l’intérieur de l’entreprise, ce domaine demeurant de la responsabilité du chef d’entreprise. Par contre, la coordination est nécessaire entre les entreprises et peut être atteinte par bien des moyens différents : politique fiscale, formation, etc. La discussion qui s’ensuit dans le cadre du CNOF, et à laquelle prend part notamment Jean Coutrot, insiste sur la difficulté à établir des prévisions en France. C’est l’organisation entière de la société qui est à repenser pour instaurer un climat de confiance et de coopération. La similitude des thèmes traités pour justifier l’instauration du contrôle budgétaire est évidente. Un exemple concret d’une telle application avait d’ailleurs été donné dans le bulletin du CNOF quelques semaines auparavant. Chéret (1938) avait décrit comment une organisation corporatiste dans l’industrie du cinéma était à même de promouvoir le développement d’un contrôle budgétaire efficace. On ne peut alors s’empêcher de mettre cet exemple en parallèle

avec l’exemple de Kodak-Pathé qui développe à la même époque du contrôle budgétaire (Moutet, 1992).

Dans l’esprit de ses propagandistes, le contrôle budgétaire s’intègre parfaitement à des réalités politiques plus globales qu’il prolonge. Ainsi, pour Bourquin (1939), le contrôle budgétaire contribue à structurer le paysage industriel français dans une pure logique corporatiste : « Ces mêmes prix standards, après avoir fait leurs preuves dans l’administration intérieure d’une entreprise, peuvent être comparés avec les éléments fournis par la concurrence et devenir une base solide de discussion lors de la mise sur pied d’une entente entre producteurs. La pratique montre en effet que la première mesure à prendre est d’élaborer des prix standards qui éclaireront tous les confrères d’une corporation et leur permettront de voir la situation réelle et de parler la même langue ».

Satet et Voraz (1947) partagent l’idée que le contrôle budgétaire répond à des préoccupations sociales. Dans leur introduction, ils insistent sur la nécessité de gagner la confiance du personnel pour que celui-ci n’assimile pas le contrôle budgétaire à une « compression » des coûts. Satet et Voraz ne voient donc pas dans le contrôle budgétaire un simple moyen de réduire les coûts. Un patron « juste et équitable » parviendra à ce résultat par une franche collaboration1. Dans leur conclusion, on lit, « une normalisation des comptabilités devrait donc logiquement entraîner la généralisation du contrôle budgétaire et, cette généralisation même, un échange d’informations mutuel du plus haut intérêt, portant sur les pourcentages d’écart de prévisions par rapport aux réalisations et ce, poste par poste, dans le cadre de la classification unifiée. Chacun verrait alors comment il se situe, au point de vue de l’exactitude de ses prévisions, par rapport à des activités comparables. L’émulation que susciteront ces comparaisons constantes perfectionnera l’art de prévoir. L’efficience des entreprises s’accroîtra, les auteurs de cette prospérité en profiteront ; la clientèle y trouvera un meilleur service pour un moindre prix et, ainsi, une étape de plus aura été franchie sur le chemin de la paix sociale ».

Le contrôle budgétaire n’est pas simplement une fin technique pour les entreprises. C’est une arme de politique micro-économique destinée à lutter contre l’inactivité

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Sur la collaboration que permet d’instaurer le contrôle budgétaire, on pourra également consulter en autre Deny (1935) qui publie dans la revue La Comptabilité, ainsi que Pasdermadjian (1934). Rimailho (1935) y voit même l’école de la collaboration des cadres supérieurs dans les entreprises, l’OST ayant réalisé la collaboration des cadres inférieurs.

forcée des salariés (chômage) générée par un manque de rationalisation. Le budget, votre meilleur outil (Comité National de la Productivité, 1952) insiste sur la régularité de la production que permet d’atteindre les budgets. Il s’agit de remplacer les ajustements qui se font au détriment des salariés par une plus grande rationalité. La coordination et la régularité des flux doivent permettre d’éviter le chômage ponctuel mais aussi les coûteuses heures supplémentaires. Si l’ouvrier travaille dans le calme et la confiance, sachant que le plein emploi est assuré, alors il augmente sa participation et contribue à améliorer la productivité. Et de rajouter, « on ne dirige pas une entreprise avec des chiffres ; les chiffres ne sont que l’expression des choses. On la dirige avec des hommes, des collaborateurs, entre lesquels on répartit toutes les tâches d’administration, de production, de vente ». La conclusion de la première partie est un plaidoyer pour l’insertion de l’homme au travail. Il doit appartenir à une équipe, avoir des responsabilités bien définies, être jugé de façon objective. Il doit prendre conscience de son rôle personnel et confiance en lui.

La préface de Detoeuf à l’ouvrage de 1937 présentant les sections homogènes de Rimailho est célèbre. Il prône notamment le rapprochement des prix de revient de différentes industries afin de réguler la concurrence. Sans traiter de contrôle budgétaire, ce texte s’inscrit dans la même mouvance idéologique, rattaché au corporatisme (Bouquin, 1995d). Il faut noter que ce texte et le projet politique sont repris par le CNPF en 1956 (Nordling, 1956) dans le cadre de la commission de l’Organisation Professionnelle et Economique. L’animateur de ce projet n’est autre que Jean Benoit1. Il traite alors des « méthodes modernes de contrôle de gestion » qui sont à rattacher à la même problématique de comparaison des coûts de revient entre différentes industries. C’est encore une preuve que le projet corporatiste ne disparaît pas tout à fait avec la guerre.

L’implication politique sous-jacente au contrôle budgétaire est loin de faire l’unanimité. Ainsi Penglaou (1931) croit nécessaire d’expliquer que les budgets ne sont pas la première étape vers une socialisation des moyens de production propre à une économie dirigée telle que l’URSS. Des dérives dans l’utilisation du contrôle budgétaire sont selon lui possible mais elles ne remettent pas en cause la liberté d’entreprendre. Si l’idéologie peut être un moteur facilitant l’implantation des budgets, elle peut aussi être un frein.

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