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§1- Une conjoncture favorable

B- Pechiney, l’influence des cartels

Aucune référence explicite n’existe dans les archives de Pechiney sur le lien environnement/contrôle, celui-ci doit donc être reconstruit. Pourtant il semble qu’à l’instar de Saint-Gobain, la forte croissance, et surtout les cartels, aient permis de créer un environnement prévisible.

Roland de Villelongue, Secrétaire général de Cégédur, filiale de Pechiney, explique, en 1949 dans son cours à l'Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Paris que pour faire du contrôle budgétaire, « encore faut-il être en mesure de prévoir ». Plusieurs mécanismes facilitent cette prévision chez Pechiney.

L’état de la demande peut avoir des répercussions importantes sur le comportement d’une entreprise. C'est le cas de Pechiney dont l'offre ne suffit pas à satisfaire la demande à partir de 1935. Après la crise du début des années trente, la demande repart à la hausse dès 1934. En 1939, elle a doublé par rapport à 1929, alors que les

investissements ont été réduits (Pezet, 1995). La production n'a donc pas augmenté par le biais d'un simple effet de capacité de production mais plutôt du fait d'une efficience accrue. L’un des éléments non techniques de cette plus grande efficacité est une meilleure coordination. Pour cela, des prévisions ont été établies par les usines. Ces prévisions sont facilités par la sous-capacité de l'industrie française de l'aluminium. Il importe alors de faire tourner les usines à plein régime. A partir de 1936, les taux d'utilisation des équipements1 devaient varier, selon des prévisions établies fin 1935, entre 83 et 90%. La production des usines françaises liées à l’Aluminium Français (AF), qui est le comptoir de vente national de AFC-Pechiney et des usines d'Ugine, ne suffise pas à satisfaire les besoins du consortium. Des importations sont donc nécessaires. Une note2 du 24 mars 1936 précise également que la production de la compagnie (AFC) ne suffit plus et qu'il est nécessaire de « piocher » dans les stocks pour approvisionner le marché.

La période de réarmement qui commence en 1937 pour Pechiney ne fait qu'accroître cette sous-capacité. Les clients, au premier rang desquels la direction de l'aéronautique, sont étonnamment passifs et « accepte(nt) toutes les conditions pourvu qu'on lui livre le métal » (Cailluet, 1995). Pechiney est donc maître du marché. Dès 1938, les capacités de production sont utilisées à 100%.

Ainsi, à l’exception des années de guerre, la capacité de production française n'est pas suffisante pour couvrir la demande qui s'adresse à l'AF, pour le marché intérieur et l’exportation. Après la guerre, existe le mythe chez Pechiney du « client faisant la queue sur le trottoir » pour être approvisionné3. Les prévisions sont faciles à établir et correspondent, approximativement, aux capacités de production des usines. René Josselin, responsable des budgets chez Pechiney à partir de 1947, nous a d'ailleurs confirmé la facilité à effectuer du contrôle budgétaire dans de telles conditions. Cette situation perdure jusqu’en 1960. Ainsi, les rapports commerciaux4 de l'AF nous apprennent-ils qu'en avril 1955, « l'évolution du marché français et (nos) engagements sur le marché belge (nous) obligent toujours à décliner ou à ne satisfaire que d'une manière symbolique les demandes nombreuses exprimées par (notre) clientèle étrangère ». De même, Pechiney doit demander, en octobre 1955, à ses clients de limiter leurs commandes. En novembre, on signale toujours que l'offre est inférieure à la

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Archives Pechiney 00-1-20028. Programmes de fabrication 1936 du 27 septembre 1935.

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Archives Pechiney 00-1-20028. Note du 24 mars 1936.

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Entretien avec M. Josselin le 11juin 1996, responsable des budgets de 1947 à 1969.

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demande. Les éléments perturbant le plus le rythme de la production sont les congés d'été, les grèves des usines elles-mêmes ou des transporteurs et fournisseurs de Pechiney, les inondations, etc. Des contrats de long terme semblent être passés entre Pechiney et ses clients de façon à réguler l'offre et la demande. Ceci doit encore faciliter les prévisions, puisque même les qualités de métal sont alors spécifiées. Le rapport1 de 1957 signale que le marché français est d'abord servi en priorité, les exportations servant d'appoint. Le graphique reprenant les statistiques de l'ensemble de la période montrent nettement que l'AF est un importateur net sur l'ensemble de la période. Les stocks n'augmentent que rarement ce qui est un signe supplémentaire que Pechiney n'a pas de problème à écouler sa production. En avril - mai 1958, lorsque les commandes baissent temporairement de 40% pour certains clients, automatiquement les marchés extérieurs prennent le relais et permettent d'écouler la production excédentaire. A la fin des années cinquante, les rapports commerciaux2 signalent que les concurrents importent parfois directement du métal pour faire face aux insuffisances des producteurs français. En 1960, malgré l’ouverture des usines de Lannemezan et de Noguères, les capacités ne sont pas encore suffisantes. La production est donc largement insuffisante pour satisfaire la demande au sortir de la guerre. Même la récession des années 48-49 ne semble pas avoir généré de capacité excédentaire.

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Ibid.

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Figure 8 : Vente et production d’aluminium en France 0 50000 100000 150000 200000 250000 1929 1931 1933 1935 1937 1939 1941 1943 1945 1947 1949 1951 1953 1955 1957 1959

Total des ventes en tonnes (livraisons) Production française nette en tonnes

Source : Pechiney 500-2-17779 à 500-2-17782, Etats mensuels de l'aluminium français de 1932 à 1965

Les cartels nationaux et internationaux ont eux aussi un effet important sur les prix et sur les quantités échangées. Les prix sont très prévisibles sur l'ensemble de la période. Avant 1939, les cartels participent à la fixation des tarifs, et à partir de 1936, l'Etat intervient de façon croissante dans la fixation des prix. Deux niveaux d’entente sont intéressants, l'Aluminium Français (AF) pour la France et l'Alliance Aluminium Compagnie (AAC) au niveau international. Après la Deuxième Guerre mondiale, c'est l'Etat qui, au travers de la direction générale des prix, fixe autoritairement le niveau des prix.

L'AF est créée en 1911. L'un de ses buts principaux était la fixation de prix communs. Ce syndicat agit, selon les termes de Florence Hachez-Leroy (1995), « comme une structure commerciale commune où les affaires de chacun étaient discutées en séance ». L'AF établit des quotas de ventes par catégories de produits et répartit les commandes entre les deux protagonistes, Alais, Froges et Camargues (AFC, ancien nom de Pechiney) et la Société d'Electro Chimie (EC). Cet effort de planification au niveau national doit forcément rejaillir sur les usines. Chacun sait par avance combien il doit produire, et grâce aux réunions et mises au point régulières et dans quelle mesure il est en avance ou en retard par rapport au plan initial. Le cartel impose donc une discipline et une planification qui déborde le cadre des ventes pour rejaillir sur la production.

En 1933 est nommé un nouvel administrateur délégué, Jean Dupin, chargé de diriger l'AF d'un point de vue commercial et industriel. Cette nomination s'accompagne d'un renforcement conséquent des forces de vente de la société. Celles-ci sont alors chargées « d'entretenir les relations avec la clientèle, de développer des marchés d'exportation et de rechercher des clients nouveaux pour des applications connues »1. Les équipes de vente sont renforcées et des ingénieurs technico-commerciaux sont engagés pour suivre les gros clients. Des enquêtes sur les besoins des utilisateurs sont lancées dans le but de modéliser le comportements des acheteurs. Des fichiers clients sont mis au point. Jean Dupin résume ainsi son action en 1935 : « Surveillance constante et systématique des débouchés existants. Dès qu'un fléchissement se produit dans une branche, on en recherche le motif (qualité, prix, etc.) et les moyens d'y remédier » (cité dans Hachez-Leroy, 1995). On se dirige vers une maîtrise améliorée de la distribution d'aluminium en France. Le développement de services marketing au sein de l'AF renforce la connaissance du marché de Pechiney et permet sans doute de mieux prévoir les variations de l'activité économique. Cette nouvelle structure a également permis la recherche de nouveaux débouchés, contribuant ainsi à saturer la production.

Créée en 1931, l'AAC réunit les producteurs canadiens, français, allemands, suisses et anglais. Elle remplace l'Aluminium Association dont les canadiens s'étaient exclus et qui avait pratiqué une politique de dumping pour forcer les autres producteurs à s'associer. Les producteurs américains ne font pas partie de l'AAC. Son action porte sur trois points :

• La gestion des excédents de stocks qui passèrent ainsi de 18 mois de vente en 1931 à 3 mois en mars 1937.

• Le partage et le contrôle des marchés avec répartition des ventes par marché et fixation d'une politique de prix.

• La mise en place d’une politique de coopération, permettant de profiter des infrastructures des partenaires, de mettre en commun les moyens de recherche et de promotion.

Le rôle de ces cartels n'est pas neutre pour la planification économique, le marché étant réparti en valeur absolue aussi bien au niveau français qu'au niveau international. On

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Archives de l'AF 500-2-17777. Rapport du service commercial de juin 1934. Cité par Hachez-Leroy Florence.

trouve dès 1915-1916 des programmes de fabrication1 répartissant la production entre les usines du groupe pour chaque mois ainsi que des chiffres qui ne sont pas encore des prévisions mais des « supputations ». Les programmes s'enrichissent ensuite des mêmes chiffres exprimés sur plusieurs années. A partir de 1923, ces tableaux de statistiques sont enrichis. A côté des réalisations, on trouve des prévisions de répartition qui avaient été effectuées, le tout étant exprimé en tonnes et pouvant donner lieu à des justifications si les écarts apparaissent trop importants. Cela ne correspond pas encore à du contrôle budgétaire puisque le contrôle des prévisions ne concerne que les tonnages de production et non les données financières.

Depuis 1931, ces programmes sont établis à partir de la répartition du marché effectuée par l'Alliance. Mais il n'y a pas de certitude sur le montant exact des commandes, celles-ci pouvant être inférieures aux chiffres de répartition du cartel, comme c'est le cas au début des années trente, du fait de la crise. Mais cette situation ne dure pas et le programme de fabrication de 1936 rappelle que si exceptionnellement les décisions du Conseil de l'Alliance n'ont pas été rendues, il apparaît toutefois nécessaire d'établir un programme de prévisions. Celui-ci reste incertain du fait des commandes probables du Département de la Guerre. Il est prévu que les demandes non satisfaites le seront grâce à des importations. De la même façon, le programme de fabrication de 1938, rédigé par Raoul de Vitry, alors directeur général, précise que « depuis 1929, en effet, pour la plupart des produits, l'examen annuel des programmes de production consistait à supputer de façon aussi judicieuse que possible les ventes probables de l'année suivante et à fixer le stock optimum à atteindre en fin d'année. Les capacités de production étaient très larges, pléthoriques ; un problème d'adaptation économique se posait seul dont l'étude, reposant sur des considérations techniques et commerciales et orientées par un plan général de coordination, conduisait sans grande discussion au programme de travaux et par suite aux prévisions budgétaires de l'exercice suivant » 2. Les dirigeants de Pechiney pressentent qu'ils doivent se tenir prêts à faire face à une importante augmentation de la demande. Le même document précise ainsi, « les mesures en cours (reprise d'activité de La Saussaz et de La Praz) consistent non pas à revenir en arrière, mais à faire face à des besoins pressants par les dispositions dont l'exécution demande le moindre délai ». Afin de faciliter les conditions de production, il est également prévu de chercher à régulariser sur l'année la fabrication afin « d'éviter l'expédient des séries d'été dont les inconvénients ne sont plus à décrire ». Malgré la

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Archives Pechiney 00-1-20028. Programmes de fabrication.

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relative facilité à écouler la production, les dirigeants cherchent toujours à rationaliser. Le climat social agité de l'époque, le désir de satisfaire des commandes d'Etat tout en limitant la prise de risque que constitue un investissement excédentaire, concourent sans doute au désir de continuer cette rationalisation.

L'Etat intervient également pour déterminer les prix de vente. Cela ne concerne bien sûr que le marché français. Celui-ci représente toutefois la part la plus importante des ventes de l'AF. A partir d'août 1936, la création du Comité national de surveillance des prix donne aux fonctionnaires la possibilité de sanctionner les hausses abusives de prix. C'est là une contrainte pour les dirigeants de Pechiney qui se demandent s'il faut informer l'Etat de leur intention d'augmenter leurs tarifs1. A partir du 1er juillet 1937, toute augmentation de prix doit être négociée avec l'Etat. Ce dirigisme se poursuit jusqu'en 1970. Toute augmentation doit être justifiée par des calculs fondés sur les prix de revient (Zimnovitch, 1997). Ceci conduit à une stabilité des prix de vente. Ces derniers ne varient pas en fonction du marché, de façon erratique, mais suite à des décisions administratives plus ou moins prévisibles.

Pechiney, en développant du contrôle budgétaire au début des années trente, le fait dans un environnement maîtrisé. Plusieurs effets se conjuguent qui facilitent l’établissement de prévisions. Toutefois, ce lien entre prévisibilité de l’environnement et développement du contrôle budgétaire n’est établi qu’a posteriori par les témoins interrogés, il n’est pas explicite à l’époque. La puissance des cartels, le dirigisme étatique, la forte croissance des marchés de l’aluminium sont autant d’éléments contribuant à faciliter les prévisions. Ils permettent la mise en place d’outils aptes à rationaliser efficacement l’activité de l’entreprise. A titre de comparaison, le Centre de Perfectionnement à l’Administration des Affaires traite en 1941 d’un cas assez semblable par certains aspects à celui de Pechiney : la Société Métallurgique du Midi2. Cette entreprise, de petite taille, a mis en place des « programmes d’action » assez proche d’un contrôle budgétaire. Cela a été autorisé par l’effort de réarmement du pays qui a saturé les capacités de production de l’entreprise, permettant ainsi des prévisions « à bon compte », fondées sur les capacités de production. Les auteurs rapportant ce cas se demandent d’ailleurs, si ces programmes peuvent survivre à cette période exceptionnelle.

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Archives Pechiney 072-11-70136. Procès verbaux du Comité de Direction 1936.

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