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Chapitre 2 – Les relations intermédiatiques

2.1 Les nouveaux producteurs médiatiques

2.1.2 De sources à producteurs médiatiques

Les recherches récentes sur la relation journaliste-source au temps d’Internet n’abordent que de façon secondaire le fait que ces acteurs entrent dans une relation intermédiatique. La raison qui explique l’absence de cette dimension de la question dans les écrits scientifiques pourrait selon nous être la conceptualisation en deux groupes, journalistes et sources (Pélissier et Diallo, 2010 ; Broersma et Graham, 2013 ; Chacon, 2017). Ce cadrage conceptuel limite grandement les interprétations qui peuvent être faites des utilisations d’Internet que font les journalistes par rapport aux sources. Nous expliquerons ici qu’il est nécessaire de délaisser le concept de « source » pour plutôt considérer les producteurs médiatiques. Ainsi, en concevant que la veille médiatique des journalistes se construit autour de producteurs médiatiques, et non de sources, nous pensons pouvoir enrichir la compréhension que nous avons de ces pratiques et de ces relations.

L’arrivée des technologies liées à Internet a bien sûr suscité son lot de questionnements parmi les chercheurs qui s’intéressent aux relations entre les journalistes et leurs sources d’information. Cet objet de recherche a même fait l’objet d’un colloque (ACFAS, 2014) et d’un ouvrage spécifique (Broustau et Francoeur, 2017), auxquelles nous avons pris part. Les

recherches de ce champ ont jusqu’ici permis de comprendre davantage trois changements principaux. D’abord, les frontières plus perméables entre les métiers de journalistes et autres praticiens des communications, ce que certains nomment le « phénomène des démarcations professionnelles floues » (Valentini, 2017) et les conséquences qui y sont associées. On remarque plus précisément le partage de pratiques semblables et la ressemblance des productions, les formations communes et les déplacements des individus entre les différents métiers (Van Dievoet, 2017). Puis, il y a la recherche sur l’appropriation des nouveaux outils techniques. Ces travaux montrent que les journalistes intègrent dans leurs échanges les modalités techniques d’interactions médiatisées par Internet comme le courriel, la messagerie instantanée, les salles de presse virtuelles et les flux RSS, et que la relation d’associés-rivaux qui mène à la co-construction du message journalistique y existe toujours (Shin et Cameron, 2003 ; Reich, 2008 ; Waters, Tindall et Morton, 2010). Les fondements de leur interdépendance seraient donc toujours intacts : les journalistes continuent d’interagir avec des sources pour obtenir des informations et celles-ci recherchent toujours l’attention des médias, que ce soit pour atteindre des publics plus vastes ou pour contrôler le sens des messages qui y sont diffusés.

Finalement, la question des rapports de force monopolise la plus grande part du discours scientifique. En effet, la perte du magistère journalistique sur le contenu en inquiète plusieurs. Cette idée s’appuie sur des constats frappants : nombre de professionnels des communications grandissant par rapport au nombre décroissant de journalistes, le contexte de la production journalistique toujours plus exigeant, perte des revenus publicitaires des médias traditionnels, professionnalisation des sources, etc. (Francoeur, 2017).

De notre côté, l’objet de la veille médiatique nous amène à nous intéresser à un quatrième changement qui, s’il est souvent nommé, n’a que très peu été documenté empiriquement, du moins, pas dans le rapport qu’entretiennent les journalistes avec ce phénomène. Il s’agit du fait que les sources peuvent désormais diffuser des messages dans l’espace public par elles- mêmes, ce qui n’était pas le cas précédemment, du moins pas aussi aisément. Bien sûr, d’autres producteurs que les journalistes ont toujours pu produire et diffuser des contenus par eux-mêmes, par l’élaboration de campagnes de publicité ou par la publication de documents (dépliants, brochures, etc.), par exemple. Dès le début des années 80, le phénomène prend de

l’ampleur. Des organisations créent leurs propres médias dits « d’entreprise » et se font plus présentes dans les médias traditionnels par l’entremise de pratiques novatrices hors du contrôle des journalistes, dont les publireportages, les encarts institutionnels et le partenariat média, ainsi que le souligne Lavigne (2005 ; 2014). Plus récemment, ce dernier remarque l’essor de l’utilisation des médias sociaux par les organisations, plus spécifiquement celui du communiqué conçu expressément pour ces médias et celui du blogue d’entreprise, qu’a connu la période s’échelonnant de la deuxième moitié des années 90 jusqu’à la moitié des années 2010.

En plus des médias sociaux et de la possibilité de mettre en ligne leur propre site Web, ceux que les journalistes considèrent des sources publient parfois sur d’autres canaux, notamment des communautés d’échanges, des sites collaboratifs, des blogues d’amateurs ou de spécialistes (Bruns, 2005), par exemple Twitter, Facebook, Youtube, etc. Ainsi, ils diffusent sur chacune des plateformes selon leurs besoins spécifiques (Poor, 2006). Ils peuvent ainsi avoir plus de contrôle sur leur visibilité dans l’espace public, en contournant les journalistes (Singer, 1997, 2006, 2008). Et bien que ces autres producteurs ne parviennent pas toujours à attirer l’attention d’un public aussi vaste que celui des journalistes des médias de masse, ils peuvent souvent réussir à rassembler un auditoire, mieux ciblé, autour de leur contenu. Par exemple, certains politiciens font un usage assidu des médias sociaux, notons les parutions fréquentes et suivies de Justin Trudeau et de Donald Trump par exemple, et certaines entreprises ou certains groupes d’intérêts rassemblent des communautés actives et fidèles sur des sites Web ou dans des forums (Bruns, 2005).

Nous nous attardons à ces considérations parce qu’elles nous amènent à requestionner le concept de « source » qui pose, dans ce contexte, certaines difficultés. Lorsqu’un politicien s’adresse à la twittosphère, il n’agit pas en tant que la source du journaliste et ce dernier ne le considère probablement pas comme tel. Par exemple, à la suite d’entretiens avec des journalistes politiques américains, John Parmelee (2013) explique que ces derniers suivent des sources par Twitter, car cela génère des idées de reportage, les alerte sur des événements à couvrir, leur fournit des informations et des citations, en plus d’élargir leur point de vue et de permettre une certaine contre-vérification. Cet usage semble de prime abord très semblable à celui qui peut être fait d’outils traditionnels provenant des sources, comme des

communiqués diffusés sur un fil de presse par exemple. Toutefois, en considérant que cette « source » agit ici comme producteur médiatique, nous tenons compte du fait que ces informations sont diffusées auprès d’un public et que cela influera sur les actions subséquentes du journaliste.

Plus que jamais, il existe des situations où les journalistes et ceux que l’on désignait comme des sources agissent tous deux en tant que producteurs médiatiques, qui construisent et dévoilent au public chacun de leur côté des informations. Et ces contenus ne sont pas produits en silo : il existe une relation entre ces acteurs. Bien que de professions et d’allégeances distinctes, leurs actions respectives de production et de diffusion de contenu d’actualité les amènent dans une collaboration-compétition, dont l’enjeu n’est plus le contrôle du message journalistique, mais bien l’attention des publics. La relation ne se vit plus uniquement dans l’interaction interpersonnelle entre le journaliste et sa source, mais plutôt via des productions médiatiques qui sont dévoilées au public.

Cette façon de concevoir ces acteurs comme des producteurs médiatiques permet selon nous de comprendre une nouvelle dimension de leur relation, c’est-à-dire la collaboration- compétition entre producteurs médiatiques, et la façon dont cette interdépendance change, peut-être, certains aspects dans la production de l’information. Du côté du journaliste, le but pourra être de chercher à maintenir une attention suffisante de la part des publics pour que son média subsiste, à préserver une ascendance sur le contenu d’actualité dans l’espace public et à asseoir sa crédibilité professionnelle, en cherchant par diverses stratégies à se montrer performant, rapide, critique, etc. Par exemple, les journalistes pourraient chercher, autant que possible, à « surfer » sur la popularité de certains messages en les relayant et parfois même en les contre-vérifiant ou en proposant un angle de couverture complémentaire. Pour le professionnel des relations publiques, par exemple, l’enjeu pourra consister à contourner les journalistes pour attirer l’attention des publics, voire à critiquer le travail de couverture des médias, mais aussi à attirer l’attention des journalistes pour profiter des effets d’amplification et de validation que pourrait procurer la rediffusion des messages par les médias de masse.

C’est sous cet aspect de la relation que vient se placer l’objet des pratiques de veille médiatique que nous avons amplement décrit au premier chapitre. Rappelons simplement ici que nous l’avions défini comme l’ensemble de la collecte d’informations à propos des

productions mises en forme et divulguées à un public par d’autres médias. Nous voyons donc, à la lumière de ce que nous venons d’exposer, que ces médias peuvent être des acteurs qui sont extérieurs à la sphère journalistique, des acteurs qui peuvent parfois être considérés comme les sources des journalistes, mais aussi, dans certains contextes, comme des producteurs médiatiques.

Bien entendu, cette perspective conceptuelle remet au centre de la problématique les publics. En effet, les relations intermédiatiques impliquent toujours la présence du public, ce qui n’était pas le cas dans la relation traditionnelle d’interaction entre journalistes et sources. Dans cette dernière, le public pouvait être présent dans l’imaginaire des acteurs, mais participait moins directement aux échanges menant à la co-construction du message journalistique. Sur Internet, les indices de la réception que font les internautes des productions médiatiques sont plus visibles. Le nombre de visionnements des pages Web, les référencements et les commentaires sur les médias sociaux, etc., sont tous des indices de la réception, laquelle influe sur les actions stratégiques des journalistes, comme celles d’autres producteurs. Il n’existe pas à notre connaissance de recherches qui prennent en compte cette dimension triadique qu’induit la présence des publics dans la relation entre les journalistes et les autres producteurs médiatiques, et de l’adaptation des messages qui en résulte.