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Chapitre 6 — Discussion sur le journalisme de communication

6.1 Le journalisme comme discours sur le réel

Le journalisme est, par définition, « une pratique discursive réaliste, portant sur un référent réel, par opposition à d’autres modes d’expression, comme la littérature ou la peinture, dont les référents sont ou peuvent être fictifs ou imaginaires » (Ibid : 143). Bien qu’il soit possible de discuter de sa capacité à représenter fidèlement ou non la réalité, le journalisme ne peut se détacher complètement de cette contrainte sans perdre son fondement constitutif. Ce respect de la réalité pourra « s’exprimer selon plusieurs modalités, qui vont de la déférence à la critique, de l’objectivité à la subjectivité, mais les modifications dans le rapport au réel ne pourront jamais aller jusqu’à la négation même de la référence au réel » (Ibid : 144). Dans la théorie des paradigmes journalistiques, le rapport du journalisme au réel est exploré selon quatre dimensions : 1) la spécificité du réalisme journalistique ; 2) les caractéristiques du réel journalistique ; 3) le mode d’accès au réel et 4) l’interaction entre le réel journalistique et la réalité sociale.

La spécificité du réalisme journalistique est la première dimension et elle distingue le journalisme d’autres discours réalistes, notamment par (a) le cadre institutionnel ou

médiatique dans lequel il se produit et par (b) le rapport qu’il instaure avec le temps, du fait de sa périodicité et par (c) son contenu, qui relève du sens commun (Ibid : 145).

D’abord, le cadre dans lequel se produit le journalisme agit comme structure qui vient définir sa spécificité. Dans le journalisme de communication, les annonceurs continuent d’être les principales sources de financement, comme cela était le cas dans le journalisme d’information qui l’a précédé. Toutefois, le journalisme de communication se caractérise spécifiquement par l’interactivité de l’offre et de la demande, de même que par la concurrence intense entre médias, qui font en sorte que ceux-ci sont financés par le public. Dans le cas du média Le Soleil, la baisse du financement provenant à la fois des annonceurs et du public, dans un contexte où le contenu sur les nouvelles plateformes est accessible gratuitement, exerce une pression importante sur l’entreprise. En réponse à cette situation, cette dernière se fait innovante dans son offre pour solliciter les investissements de ces deux groupes. En ce qui concerne la vente de publicités, les cahiers spéciaux, qui regroupent des contenus journalistiques ciblés selon des thématiques qui plaisent aux annonceurs, font partie des stratégies mises en place. La recherche de pertinence en regard d’un destinataire et l’adaptation des messages en sont d’autres, et nous avons décrit avec plusieurs exemples les diverses pratiques qui en découlent, notamment celles en matière de veille médiatique. Nous avons aussi relevé un changement important dans la salle de rédaction : les journalistes qui ne sont pas des gestionnaires sont aujourd’hui concernés par cette quête de l’attention et de la rétention des publics. En conséquence, leur production quotidienne se retrouve marquée par un processus de positionnement stratégique dans le marché médiatique, à la pièce.

La périodicité du média introduit également un rapport à la réalité qui est caractéristique d’un paradigme journalistique donné. Le journalisme de communication se caractérise par la continuité, la réalité rapportée en direct, voire parfois à la demande. Pourtant, le média Le

Soleil ne semble pas corresponde complètement à cette description. Le Soleil, parce qu’il est

encore aujourd’hui très dépendant financièrement de la parution papier qui rassemble le seul public payant, conserve un attachement à sa périodicité quotidienne, laquelle est typique du paradigme du journalisme de l’information. Mais comme ce média cherche en même temps à suivre les autres médias dans la production en continu de l’information, ses journalistes se retrouvent dans un constant tiraillement entre deux modes de production. Nous avons

remarqué les traces de ce tiraillement incessant dans les entretiens et en réunion de production, alors que plusieurs se questionnent à propos de ce qu’ils ressentent comme deux impératifs concurrents : produire tout de suite et pour le lendemain. Comment y arriver, sans se répéter ?, semblent-ils se demander. Ce tiraillement se traduit dans nos données par cette crainte nommée par plusieurs participants de « brûler » des informations sur le Web, c’est-à- dire de les faire connaître du public de sorte qu’elles en perdent leur pertinence pour la parution payante papier. Parallèlement, nous remarquons que la veille médiatique se fait aussi selon ces deux modes de production, c’est-à-dire en continu et au cas par cas selon l’assignation du moment, donc de façon plus décalée du temps présent.

Nous pensons que c’est le fait de pouvoir diffuser à n’importe quel moment qui est typique du journalisme de communication, et non le fait de produire effectivement de l’information en continu. En effet, ce ne sont pas tous les médias qui produisent concrètement en tout temps de l’information d’actualité. Même les chaînes télévisées d’information en continu ont des plages horaires programmées avec des documentaires plus décalés de l’actualité, souvent le soir ou le week-end. Notre recherche nous amène donc à nuancer cette hypothèse concernant la périodicité sous le journalisme de communication. En somme, s’il est possible de publier une information à tout moment, en direct, les médias choisissent leurs différentes périodicités, lesquelles diffèrent généralement selon la plateforme, principalement en fonction de ce qu’ils perçoivent des attentes des publics, plutôt qu’en regard des limites techniques (délai d’impression et de distribution, par exemple).

Mais au-delà de ce qui pourrait être identifié d’un premier abord comme un tiraillement entre deux modèles, nous pensons que la périodicité dans Le Soleil pourrait plutôt être décrite comme variable, à défaut d’être réellement en continu. En effet, la production peut parfois se faire en direct, pendant les jours de la semaine par exemple, alors que les effectifs de la salle sont importants. Cependant, elle devient pratiquement inexistante en fin de soirée, la nuit, et dans une moindre mesure le week-end, alors qu’il n’y a que quelques journalistes – voire aucun à certaines heures – déjà bien occupés avec d’autres sujets, ce qui rend la couverture en direct assez difficile.

Nous pensons que cet état de fait est jugé acceptable par les membres de la salle de rédaction, car la variabilité du rythme de diffusion (et de l’affectation des ressources) a été déterminée

en fonction du mode de consommation des contenus médiatiques par les publics. Par exemple, en semaine, ils se représentent un mode rapide et assidu de consommation des contenus, ce qui les amène à produire et diffuser en direct un haut volume de messages plus courts. Le week-end, ils se représentent une consommation plus lente dans une visée de relaxation ou de réflexion. Ils choisissent donc de diffuser moins de contenus en temps réel, pour se concentrer sur les productions plus longues, plus approfondies ou sur celles portant sur des thématiques plus légères (voyage, gastronomie, culture, etc.), dans un genre journalistique typique d’une presse magazine traditionnelle. Pour ce faire, des journalistes préparent des articles pour l’édition du samedi et du dimanche, dès le mercredi. Ils ne sont donc pas dans la logique de l’information en continu. Même chose pour les blogues, qui diffusent en moyenne trois fois par semaine et qui sont prévus pour le public du soir, que l’on se représente comme des personnes fatiguées de leur journée, ayant envie de relaxer en sortant de l’effervescence de l’information en direct. La variabilité des modes de production en matière de périodicité se module donc en fonction des attentes du public (ou du moins de ce que l’on en comprend).

Cette conclusion nous amène à un autre aspect du rapport au temps sous le journalisme de communication, lorsqu’on l’observe en tant que pratique discursive proprement dite, c’est- à-dire que l’on considère que « le texte journalistique peut prendre des libertés avec l’ordre temporel des occurrences, qui, lui, demeure unidirectionnel et irréversible » (Ibid : 151). Dans le journalisme de communication, la synchronie avec l’occurrence réelle peut être sacrifiée à la recherche d’effets stylistiques. Par exemple, plusieurs occurrences seront stylistiquement mises en forme pour faire apparaître leur actualité, le fait que cela se passe en ce moment, dans un instant présent, et ce, bien qu’il s’agisse de sujets plus intemporels ou se déroulant sur une longue période. C’est notamment le cas des articles du Week-end. Ainsi, le mode de production en direct devient également un procédé stylistique, et ce, bien que la production ne se fasse pas selon cette logique de périodicité.

En terminant, le rapport au réel se définit dans un rapport spécifique à l’espace, à une aire géographique : « Le journalisme de communication offre une hiérarchisation de l’espace semblable à celle du journalisme d’information, mais le principe de hiérarchisation tolère facilement les exceptions lorsque les occurrences concernées sont susceptibles de susciter

l’intérêt des lecteurs » (Ibid : 152). La veille des médias extérieurs à l’aire géographique desservie par Le Soleil, de même que la teneur des sujets qui y sont repris figurent parmi nos données qui soutiennent cette hypothèse.

En plus de se définir par son cadre institutionnel et sa périodicité, la spécificité du réalisme journalistique se caractérise par son contenu de sens commun, c’est-à-dire « que le journal traite de situations concrètes qui ont une signification immédiate pour la collectivité à laquelle il s’adresse, et cela en vertu de critères implicites partagés par la majorité de ses membres ; il offre un lieu commun où est exposée et pour ainsi dire négociée la représentation des aspects de la vie sociale auxquels ils accordent de l’importance dans leur vie quotidienne » (Ibid : 152). Dans la société dans laquelle se manifeste le journalisme de communication les bases de ce sens commun sont admises, solides et bien connues : le journaliste ira donc au-delà de la description objective de la réalité : « Le journalisme de communication met le réel à distance dans le sens où il ne se considère pas comme tenu de rapporter le réel, ni de le rapporter comme il est advenu. Le réel n’est pas seulement objectivé, il est aussi relativisé » (Ibid : 154).

La mise en perspective, la recherche d’un angle exclusif, la signature stylistique du texte ou de la mise en page et la volonté de révéler des tendances dans la société sont toutes des manifestations de cette mise à distance de la réalité dont notre corpus fait état avec force d’exemples. Précisons également que ces pratiques ne sont pas uniquement le fait des genres journalistiques du commentaire, de l’éditorial ou de l’analyse, mais qu’elles se retrouvent dans l’ensemble des genres, de même que dans l’assemblage global du produit médiatique. À ce titre, la Une, par sa composition stylistique, textuelle et éditoriale, offre un exemple éloquent de ce regard relativisé que le média pose sur la réalité.

Abordons maintenant les caractéristiques du réel journalistique, qui constituent la deuxième dimension des explications de Charron et de Bonville en ce qui concerne le rapport du journalisme au réel. L’événement du réel n’est plus en lui-même suffisamment important pour imposer sa pertinence dans le contexte du flux important d’informations qui caractérise la période où se manifeste le journalisme de communication. La pertinence doit être établie par le média, que ce soit par la mise en page ou par des procédés discursifs. De plus, cette tendance s’accompagne d’une « hausse du seuil de nouveauté », c’est-à-dire que le seul fait

d’être d’actualité ne suffit plus : « D’où la recherche de l’aspect singulier dans chaque occurrence, puis recherche des occurrences singulières » (Ibid : 160). Nous avons relevé au chapitre 5, la dominance du critère de nouveauté dans le discours des journalistes lorsqu’ils sélectionnent et hiérarchisent les informations, lequel est toujours mis en relation avec le critère d’exclusivité. Ce dernier, qui peut être compris d’une certaine façon comme la recherche de singularité, vient justifier la pertinence d’une nouvelle occurrence. Cette singularité peut se traduire par le choix d’un angle particulier, notamment. Rappelons l’exemple de la tragédie de l’incendie de L’Isle-Verte, une occurrence qui est intrinsèquement nouvelle et singulière dans son ensemble, mais qui a amené dans son traitement journalistique une diversité de productions médiatiques qui exploitaient chacune selon leur propre angle une dimension toujours plus singulière de l’événement.

Le fait de choisir une occurrence parmi d’autres, abondantes, est un exercice central du journalisme de communication, mais cela était déjà le cas sous le journalisme d’information. D’ailleurs, nous avons rappelé que les pratiques de veille médiatique sont depuis longtemps instituées en ce sens dans tous les médias, dans un rapport de collaboration et de compétition. Mais sous le journalisme de communication, cette sélection et hiérarchisation de l’information se fait en regard d’un public. Dès lors, nous avons remarqué que la veille médiatique se fait aussi en prenant en compte les diverses expressions et traces de réception des publics, ceux-là mêmes qu’on cherche à comprendre pour mieux leur parler. En somme, la singularité et la nouveauté d’une occurrence ne sont pas quelque chose qui se détermine seulement dans l’absolu ou par rapport aux autres médias. Cela doit impérativement se déterminer par rapport à un destinataire-cible, ce que les journalistes que nous avons rencontrés cherchent à faire, malgré le fait qu’ils puissent trouver cet exercice complexe et difficile.

Sous l’éclairage de cette dimension, nous comprenons les raisons qui font de la sélection, de la hiérarchisation et de l’adaptation des messages, une partie du travail des journalistes qui prend de l’importance, que ce soit par le temps qu’on y consacre, par les réflexions qu’elles suscitent ou par l’expertise qu’elle demande aux professionnels. Par exemple, les pratiques de veille médiatique qui servent à collecter les informations nécessaires à la prise de décision sont, dans ce contexte, plus présentes dans le quotidien.

Le classement des occurrences sous une typification de thèmes est également un aspect à prendre en considération, car, si des rubriques étaient déjà présentes dans le journalisme d’information (sports, culture, rubrique pour les femmes, etc.), l’ajout de rubriques associées au style de vie (plaisir, évasion, etc.) est typique du journalisme de communication. Précisons que ces dernières sont choisies à la fois pour répondre aux intérêts des publics et aux besoins des annonceurs qui veulent placer leurs publicités dans un contexte plus positif et plus spécifique, parfois même en brisant certains repères qui distinguaient jadis le contenu rédactionnel du contenu publicitaire.

Sous ce paradigme, le code journalistique (ses critères de l’intérêt journalistique, de classement et de hiérarchisation notamment) est connu d’autres producteurs, principalement des professionnels des relations publiques et de la publicité, mais aussi de personnalités publiques, voire des membres du public. « Le discours du journal partage plusieurs traits avec les autres formes de communication publique », écrivent Charron et de Bonville (Ibid : 163). Bien que notre recherche ne nous permette pas de statuer sur une ressemblance des contenus, le fait que les journalistes que nous avons rencontrés suivent dans leur veille médiatique des producteurs d’information qui ne sont pas des journalistes constitue en soi une reconnaissance d’un code partagé. Ce code, auparavant exclusivement qualifié de journalistique devrait plutôt aujourd’hui être considéré comme un code médiatique, puisque renégocié en continu par des acteurs qui n’appartiennent pas tous au groupe professionnel des journalistes, et ce, bien que nous reconnaissions que ces derniers jouent probablement encore et toujours un rôle dominant dans le processus, notamment parce qu’ils rassemblent encore les plus imposants segments de publics.

La troisième dimension du rapport du journalisme au réel est le mode d’accès au réel, c’est- à-dire « la manière dont les agents de la communication journalistique coordonnent leur activité pour rendre compte collectivement de la réalité » (Ibid : 165). Le journalisme de communication se caractérise par l’importance que prennent les professionnels des communications (publicitaires, relationnistes, etc.) dans le processus, dans un contexte où les reporters, bien que responsables de produire l’information, disposent souvent de moins de ressources (temps, effectifs, financement, etc.). Notons aussi que dans les sociétés où se manifeste ce paradigme, la liberté d’expression de la presse est grande en ce qui concerne les

affaires publiques et les gouvernants, mais qu’elle reste limitée envers les pouvoirs économiques dont elle reste structurellement dépendante. Ces aspects de l’accès au réel, bien qu’ils mettent en contexte certaines de nos observations, ne génèrent pas d’hypothèses que nous soyons en mesure d’illustrer ou de commenter empiriquement avec les données dont nous disposons.

Notons cependant un dernier aspect de cette dimension : le journalisme de communication se « manifeste dans des sociétés où les codes sociaux et les normes morales sont en profonde transformation » (Ibid : 170). Les médias insistent donc sur les sujets relevant de l’aire de la déviance, mais les thèmes associés au consensus prennent aussi de l’importance. La présence des cahiers spéciaux et des articles art de vivre, souvent jusqu’en première page, sont à cet effet remarquable. Mais globalement, dans un contexte où la pluralité des normes est admise par les journalistes et par le public, l’individualisation des cadres de références normatifs est favorisée. Cette situation se traduit dans la production journalistique par un ajustement des messages aux destinataires ciblés par un journaliste qui cherche toujours à mieux comprendre les cadres de références normatifs de ceux à qui il veut s’adresser.

Sur le plan discursif, les normes qui régissent la manière dont se font les productions sont également éclatées et ne répondent plus à la norme de l’objectivité :

Le journalisme de communication écarte l’objectivité comme une utopie épistémologique et considère l’exactitude comme une qualité souhaitable, mais subordonnée au principe de pertinence. Cette pertinence doit être recherchée non pas d’abord et surtout dans l’exactitude, l’exhaustivité ou l’actualité de l’information (toutes qualités nécessaires au demeurant), mais dans un rapport d’intersubjectivité avec le lecteur (Ibid : 174).

Cela peut s’exprimer dans les discours journalistiques par un souci de s’adapter au registre de langage du destinataire, mais aussi par l’utilisation de références communes, de l’humour, de la désinvolture, etc. Nous avons souligné d’ailleurs les divers paramètres d’ajustements soulignés par les journalistes que nous avons rencontrés : le temps et le lieu de diffusion, de même la façon de consommer l’information, les sujets d’intérêt et le type d’angles de traitement, les acteurs de la nouvelle, le style textuel et visuel adopté en sont les plus mentionnés. Précisons tout de même que l’objectivité peut demeurer un pilier important de certaines productions, mais que cela sera le cas dans la mesure où le journaliste jugera que

c’est ce qui est souhaité par le public visé dans un contexte donné. De manière générale, nous avons vu que c’est davantage le cas des nouvelles brèves diffusées sur Twitter et en breaking

news.

Finalement, et ce sera la quatrième dimension du rapport au réel, nous aborderons brièvement l’interaction entre le réel journalistique et la réalité sociale. Cet aspect du journalisme de communication ne pourra pas être commenté ou illustré à la lumière de nos données, mais il constitue quand même un éclairage pertinent pour comprendre le paradigme et le contexte de notre recherche. De façon générale, les relations entre le réel et le média ont eu tendance à