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Chapitre 5 —De la veille médiatique à l’adaptation des messages journalistiques

5.2 L’analyse des informations

5.2.1 Dynamiques de compétition et de collaboration au temps d’Internet

Les dynamiques de compétition et de collaboration inhérentes aux relations intermédiatiques sont évoquées régulièrement par les participants. Les journalistes reconnaissent que la veille permet de s’aligner sur les autres, c’est-à-dire de produire des contenus semblables, mais en

s’assurant de se positionner favorablement en se différenciant, notamment en ajoutant une part d’exclusivité, comme en témoignent ces extraits d’entretiens :

- Tu amènes la nouvelle à un autre niveau, en t’inspirant des autres autour de toi (Jour15).

- Essayer d’avoir un petit peu d’exclusivité ou un angle différent des autres. Aller chercher des petits morceaux originaux pour donner un peu de corps au dossier, pour lui donner une petite dimension que le compétiteur n’aura pas nécessairement (Jour13).

- Essayons de ne pas nous enfarger dans l’officiel29 (Dir03, Extrait du journal de

bord du 3 février 2014).

Lors des réunions de production, il est fréquent que l’on discute des manières de positionner stratégiquement les contenus par rapport aux autres médias. C’est le cas par exemple lorsqu’il a été question de la couverture du Carnaval de Québec, un événement important de la région. Il a notamment été discuté du positionnement dans la Une du journal et des angles à privilégier :

- Dir01 : La Une principale de samedi sera sur le Carnaval, son ouverture et le couronnement de la reine.

- Dir03 : Moi, je ne veux pas cinq colonnes sur la reine du Carnaval. - Dir04 : C’est clair que l’on prend notre angle.

- Dir03 : Misons sur ce qu’on aura de plus. (Extrait du journal de bord, 31 janvier 2014)

L’équipe identifie quelques angles, dont le plus pertinent, selon eux, est la relance du Carnaval, qui était en difficultés depuis quelques années. Il y a aussi l’élection du nouveau président directeur et celle de la reine. L’élection de la reine est un concept qui fait un retour en 2014 et qui suscite beaucoup d’intérêt, bien qu’il soit controversé. L’équipe prévoit que leur principal concurrent Le Journal de Québec fera sa Une avec la reine.

Finalement, après publication, nous voyons que la reine occupe deux tiers de la page, laissant le reste au nouveau président et à la relance. Un événement imprévu vient ajouter un

29 Cette phrase, bien québécoise, est un appel à ne pas se limiter aux lignes de communication des sources

3e angle : « La soirée de couronnement de la reine du Carnaval a failli dérailler hier, avec l’apparition de deux militantes féministes membres des Femen » (Illustration 2).

Une discussion à propos de la Une principale du 28 janvier montre qu’il peut parfois même être difficile de proposer un sujet différent de ce qui est attendu des autres médias, et ce, même si c’est une exclusivité. On hésite entre deux sujets : une tempête et le cafouillage du déneigement qui a suivi et une autre nouvelle, celle-ci exclusive, à propos des démêlés judiciaires de Lise Thibault, anciennement Lieutenant gouverneure du Québec. On amène l’argument que les autres médias vont mettre la tempête en priorité. À propos de l’éventualité de choisir la nouvelle exclusive, Dir04 affirme : « J’ai peur que l’on soit vraiment out si on fait ça ». Finalement, il sera décidé de miser sur l’opération déneigement raté pour la Une principale, laquelle sera finalement accompagnée de quatre sujets secondaires, dont la nouvelle sur Lise Thibault (Illustration 3).

Bien que ces dynamiques semblent être comme elles ont toujours été, on peut remarquer que la compétition et la collaboration avec d’autres producteurs médiatiques et une variété plus grande de plateformes de diffusion sont désormais installées. Elles se voient aussi dans un espace géographique plus large que celui défini par la couverture. Nous avons vu que la veille de médias de l’extérieur est répandue dans la salle de rédaction du Soleil. Cela se traduit par la reprise de certaines occurrences qui se déroulent en dehors du territoire de couverture, mais qui sont jugées pertinentes en regard de l’intérêt des publics visés. Par exemple, une nouvelle concernant des pertes d’emploi chez Bombardier dans la région de Montréal, donc en dehors du secteur couvert par Le Soleil, a été reprise à la Une (Illustration 5). La pertinence de faire exception à la règle de la zone de couverture a été discutée en réunion de production :

Je remarque qu’un sujet qui n’a pas d’effets directement pour la région est sujet de discussion en réunion : le licenciement de 1700 employés de Bombardier qui n’a pas d’impact sur les installations de la région couverte par Le Soleil. On se demande si on mettra Bombardier à la Une. Un des cadres dit : « Vous ne pensez pas que les lecteurs s’intéressent juste à la région de Québec ? Je pense que non ! » (Extrait du journal de bord, 21 janvier 2018).

La veille médiatique, notamment celle qui va au-delà de l’espace de couverture, peut aussi servir au développement professionnel du journaliste qui, d’un point de vue plus individuel peut chercher à améliorer sa pratique, ainsi que le décrit cet interviewé : « Je suis les autres pour voir ce qui se passe, mais j’ai aussi quelques chroniqueurs que je lis tout le temps. Pour le style. Ça, c’est plus personnel. C’est important d’avoir un certain style aussi. De se différencier. Pour voir comment ils écrivent, de quelles façons ils procèdent, ce qu’ils utilisent pour raconter leurs histoires » (Jour05).

Après l’analyse de nos résultats, nous constatons que la veille des producteurs médiatiques semble surtout servir à évaluer le degré d’exclusivité d’une nouvelle, d’un angle, d’une information, d’une source, etc. En vérifiant ce que les autres ont fait et comment ils l’ont fait, les journalistes peuvent ainsi tenter de se différencier. En faisant cela, les journalistes répondent à une série de questions, dont certaines sont énoncées par un des pupitreurs ainsi : « Est-ce que l’angle qu’on traite a été traité par d’autres médias ? Est-ce qu’on est les seuls à l’avoir ? Est-ce que c’est une vieille nouvelle ? Est-ce que [les journalistes] auront à la pousser plus loin ? » (Jour16). Ce dernier appelle ce processus « la validation d’information ». Pourtant, il ne s’agit pas de vérification de faits, cette partie étant assurée en

amont par le journaliste-reporter qui en a la responsabilité, nous dit-il. L’ensemble de ces questions vise surtout à évaluer la valeur de l’information qu’ils ont entre les mains : plus elle sera exclusive, plus elle aura de la valeur. Le mot « validation » prend plutôt en ce contexte le sens de comparaison. Nous remarquons que l’utilisation de ce mot (validation) dans les explications du participant s’éloigne du sens que prend la veille en réalité dans les pratiques. Il explique :

Jour16 – Oui, je vais toujours voir ce que les autres ont fait pour me valider. Intervieweur – Pour vérifier les informations ?

Non, ça, c’est déjà fait rendu là. Plutôt pour voir comment ils l’ont joué, quelles infos ils ont… (Jour16)

Nous pensons que cette façon de présenter les choses pourrait être un indice d’un certain malaise devant la nécessité de se préoccuper du déploiement stratégique de la production, ce qui s’éloigne des idéaux journalistiques comme nous l’avons déjà expliqué. La même chose semble se produire avec l’utilisation du mot « recherche », qui est employé par la très grande majorité des journalistes pour décrire leur utilisation d’Internet, malgré le fait que cette utilisation aille au-delà de la simple recherche ou collecte d’information. À ce sujet, un participant explique ainsi sa conception de la recherche : « Lire les articles des autres, mais ça fait partie de la recherche. Je vais lire souvent, je me tiens informé au courant de la journée aussi de façon générale. Tous les journalistes font ça. Je vais voir les sites de nouvelles, parce que je veux savoir ce qui se passe » (Jour17). Le fait que ces mots ressortent davantage dans le discours pourrait s’expliquer par le fait que les pratiques de collecte, de recherche, de vérification et de validation de l’information sont depuis longtemps légitimées dans le discours professionnel des journalistes, contrairement aux nouvelles pratiques que nous observons en lien avec le positionnement stratégique des messages.

Devant ce glissement dans le discours des participants à partir de la veille médiatique vers les pratiques de recherche d’information, le chercheur doit adopter une perspective critique. Rappelons que nous avons distingué à l’étape de la problématisation deux types de veille aux fonctions distinctes : la veille médiatique réfère à la collecte d’information à propos de la production d’autrui et de sa réception, alors que la veille du champ social, plutôt associée à la notion de recherche, a pour fonction de collecter les informations que l’on cherche à faire

connaitre à un public. Cette dernière semble apparaitre dans les discours, souvent de façon plus fréquente que les éléments concernant directement la veille médiatique. D’abord, précisons le caractère indissociable de ces deux types de veille dans les actions des journalistes. En effet, la distinction que nous avons faite, bien qu’elle soit utile pour la compréhension du chercheur, n’induit pas qu’il y aurait deux actions distinctes à observer. Ainsi, lorsqu’un journaliste consulte un communiqué diffusé sur le compte Facebook d’une institution, disons par exemple un ministère, cette action relève à la fois d’une pratique de veille du champ social et d’une pratique de veille médiatique. Le journaliste va apprendre et vérifier des informations, mais il va aussi tenir compte de la façon dont l’information a été présentée au public et des traces de réception, s’il y en a, ce qui lui donne les connaissances nécessaires à la prise de décision pour adapter sa propre production. Il pourra, par exemple, s’assurer de reprendre les informations annoncées, dans un rapport de collaboration, sans copier le style du ministère ou en mettant l’accent sur un angle différent, dans un rapport de compétition. Toutefois, lorsque les journalistes discutent de ces pratiques, il n’est pas surprenant de voir que la dimension de la veille du champ social ressorte de manière plus évidente, cette fonction étant légitimisée par leur profession, ce qui n’est pas encore le cas de la fonction de la veille médiatique, dans ses liens avec le positionnement stratégique des messages.

Pourtant, nous voyons quand même des traces de la veille médiatique lorsque les participants discutent de la réception des productions dont ils font la veille. Il ne s’agit pas simplement de vérifier si du contenu a été produit sur ce sujet, mais bien de vérifier s’il a été vu par des publics. C’est ce qui est exprimé avec la question : « Est-ce que c’est une vieille nouvelle ? », entendue souvent en entretien et en réunion de production. Pour l’ensemble des journalistes que nous avons rencontrés sur le terrain, une « vieille nouvelle » réfère à une information qui a fait le tour des segments de publics à qui les journalistes croient qu’elle s’adresse, et cela n’a que peu de lien avec le temps. En effet, une information parue il y a quelques mois dans un magazine spécialisé ne sera pas jugée comme une vieille nouvelle, car elle aura peu circulé dans la région auprès des publics du Soleil. Une information diffusée par communiqué le matin à 10 h qui suscite l’engouement immédiatement et qui circule très vite dans l’espace public de la ville est vue comme une vieille nouvelle pour la parution papier du lendemain. En réunion de production, on jugera nécessaire de la pousser plus loin pour cette parution, en

ajoutant une information, un prenant un angle nouveau, en cherchant une réaction exclusive d’une source. Dans un autre cas où le communiqué a peu fait parler de lui, on jugera que la nouvelle n’est pas trop vieille et les efforts pour ajouter du nouveau au contenu n’auront pas la même ampleur. Nous voyons bien en cela la dynamique de différentiation inhérente aux relations intermédiatiques. Les journalistes disent clairement en entretien que la veille permet d’évaluer la popularité des messages des autres producteurs médiatiques pour s’assurer de traiter des sujets qui prennent de l’importance dans l’espace public, et de choisir comment le faire (Jour01, Jour02, Jour09, Jour14, Dir06).

Un participant dit surveiller ce que de petits producteurs de contenus publient, comme des organismes communautaires de quartier œuvrant dans les domaines social ou environnemental, parce qu’ils donnent l’alerte sur certains enjeux et que, souvent, ce sont des choses peu connues en dehors d’un certain groupe d’intérêt (Jour09). Dans cet exemple typique, l’intérêt journalistique est élevé, puisque le journaliste peut reprendre l’information et l’amener vers un public plus large pour qui elle reste une nouveauté. Pour ces mêmes raisons, les journalistes sont particulièrement à l’affût des bévues, des erreurs et des dérapages des personnalités et des organisations publiques (Jour05, Jour06, Jour09, Jour14, Dir03, Dir06). Un participant dit rechercher systématiquement les sujets qui montent : « J’aime vraiment ça suivre ce qui se passe sur Facebook, parce que souvent, ça a l’air de rien, mais un sujet qui commence à s’éveiller dans un réseau social, ça peut vraiment te porter à écrire sur quelque chose qui va vraiment être encore plus big quand toi, tu vas en parler » (Jour14). Un directeur explique : « C’est une mesure parmi tant d’autres des sujets qui montent tranquillement. Ça permet peut-être de les avoir avant que ça arrive partout » (Dir03). Un cadre suggère de transformer un article en une série : « Son dernier texte a été facebooké 500 fois. Donc, il y a un intérêt pour ça » (Dir06, Extrait du journal de bord, 28 janvier 2014). Dans le cas d’un accident au centre de ski Le Massif, un directeur voit monter les partages de la brève sur le Web et suggère à un des journalistes de trouver un nouvel angle de couverture pour l’édition papier du lendemain : « C’est une histoire qui roule beaucoup, c’est bon pour le Web » (Dir03). Même chose pour une photo de Tony Accurso, un homme d’affaires du monde de la construction impliqué dans un scandale, qui fait l’objet d’un buzz sur Twitter : « on va essayer de l’avoir et de la publier » (Dir04).

À l’opposé, les informations qui circulent beaucoup ou la discussion la plus populaire du jour ne présenteront que peu d’intérêt puisqu’elles sont déjà connues d’un large public. Pour qu’elles gagnent en intérêt, le journaliste cherchera à lui donner un nouveau souffle, que ce soit en traitant un angle connexe pour « surfer sur la vague » (Jour14) ou en trouvant une source inédite qui pourra fournir une réaction exclusive (Jour01, Jour02, Dir03, Dir06). On cherche tout autant à renouveler le sujet pour s’assurer de l’intérêt immédiat des publics qu’à faire sa marque sur le long terme, c’est-à-dire à établir son expertise, son savoir-faire, tout autant qu’à mettre de l’avant le style de la publication ou du journaliste auprès des publics.

Le dossier de l’incendie de L’Isle-Verte, une tragédie dans une résidence pour aînés qui a entraîné la mort de 32 résidents, est un exemple de la diversité de stratégies qui peuvent être utilisées pour « surfer » sur une nouvelle dont l’intérêt médiatique est élevé. Ce dossier a généré une panoplie d’articles, dans un éventail de genres et d’angles. Dès le lendemain, il y aura de l’analyse, de la mise en perspective, une mini-enquête, des articles de réactions, de l’opinion, de la mise en perspective historique, de même que des témoignages (Journal de bord, 23 janvier 2014). Quelle est l’organisation des services d’incendies en région ? On pose des questions et on cherche des lacunes dans les services. Dans les jours qui suivront, il y aura des développements, des suivis avec les réactions du public, des répercussions au niveau de la réglementation, etc. Plus tard, il y aura des suivis sporadiques et des commémorations30.

Dans les cas où il s’avère impossible de trouver du nouveau, les directeurs n’hésitent pas lors des réunions de production à laisser tomber les sujets populaires de la journée pour l’édition papier du lendemain s’ils estiment que ceux-ci ont déjà trop circulé, et ce, même si un article a déjà été produit. Ce dernier sera alors diffusé rapidement et uniquement sur le Web. Cependant, certains articles sont jugés incontournables et ils seront republiés dans le papier du lendemain, même si on ne réussit pas à relancer avec de la nouveauté. Nous pouvons voir ce besoin des journalistes rencontrés de s’assurer de traiter des informations qui ont suscité de l’intérêt médiatique, de rester en phase.

30 L’ensemble du dossier du Soleil, qui a été composé en collaboration avec La Presse, peut être consulté en

Il est à noter que cette évaluation se fait presque exclusivement par Internet et, surtout, par les médias sociaux. Les journalistes portent intérêt aux traces de la réception des productions (commentaires, partages, etc.) et, si elles sont nombreuses, ils jugent qu’il y a là un signe de popularité ou de controverse, un indice que le sujet est important. Dans un monde idéal, on voudra le traiter avant qu’il ne soit trop connu (dynamique de compétition). Toutefois, même s’il est très médiatisé, le sujet sera quand même traité. En réunion, un cadre rappelle l’importance de ne pas être à part : « Ils vont tous avoir ça, on ne peut pas être à côté. » (Extrait du journal de bord, 22 janvier 2014). Par ailleurs, on vérifie de façon routinière les manchettes des bulletins de nouvelles à la télévision pour s’assurer de « ne pas passer à côté de quelque chose » (Dir02). Un chef de pupitre ajoute « On s’assure toujours qu’on a traité de tout ce qui est important » (Dir04).

La veille servant à ces fins, il n’est pas étonnant de voir que les journalistes n’interagissent généralement pas publiquement avec les internautes. Ils disent vouloir rester des témoins silencieux des discussions en ligne. Ils évitent aussi les interactions publiques avec les autres producteurs médiatiques, pour maintenir une apparence de neutralité par rapport à ceux-ci (Jour06, Jour14) ou pour éviter de perdre du temps (Jour07). Certains refusent même les demandes d’amitié Facebook de la part des professionnels des relations publiques (Jour02, Jour04, Jour14, Dir06), alors que d’autres les acceptent, mais ne commentent jamais leurs publications (Jour01, Jour06). Les interactions en ligne ne sont pour aucun d’eux une façon efficace d’entretenir des relations avec des sources qui pourraient mener à des informations privilégiées.

En somme, ces résultats nous amènent à nous représenter un processus d’évaluation du degré d’exclusivité de chaque information, lequel peut être évalué en regard du temps de publication, du nombre de médias qui la diffuse et du degré de pénétration de cette information auprès du public en général, voire d’un segment de public visé spécifiquement par le producteur qui fait la veille.