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De la veille médiatique à l'adaptation des messages journalistiques : la production de l'actualité dans la salle de rédaction du quotidien Le Soleil

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Academic year: 2021

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De la veille médiatique à l’adaptation des messages

journalistiques : la production de l’actualité dans la salle

de rédaction du quotidien Le Soleil

Thèse

Isabelle Bédard-Brûlé

Doctorat en communication publique

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

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De la veille médiatique à l’adaptation

des messages journalistiques

La production de l’actualité dans la salle de rédaction

du quotidien Le Soleil

Thèse

Isabelle Bédard-Brûlé

Sous la direction de :

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Résumé

Lorsque les journalistes produisent de l’information, ils ont besoin de connaître le contexte qui sera celui de sa diffusion afin de prendre de bonnes décisions. Qu’est-ce que la concurrence a publié et comment ? Comment le public a-t-il réagi ? Le journaliste peut répondre à ces questions en faisant de la veille médiatique, c’est-à-dire en restant à l’affût de ce que font les autres médias et en consultant systématiquement leur production. Au moment où le monde des médias a vécu et continue de vivre des changements de grande ampleur, de nouveaux producteurs médiatiques attirent l’attention des publics. Les journalistes adaptent leur veille médiatique en conséquence, en dehors de la sphère du journalisme. Les nouveaux outils de veille par Internet font leur place dans les salles de rédaction et permettent aux journalistes d’accéder à une variété de productions et de visualiser les traces de la réception qu’en ont fait les publics, que ce soit par des statistiques de visionnement ou de référencement, des commentaires, des votes, etc. Si les entreprises de presse se soucient depuis longtemps des données d’audience, cela n’a pas toujours été le cas des journalistes qui entretenaient plutôt l’imaginaire d’un public composé de citoyens préoccupés de comprendre rationnellement la société dans laquelle ils évoluent. Mais, pour capter l’attention, pour rester pertinents, les journalistes d’aujourd’hui sont plus ouverts aux informations concernant les publics et ils disposent de plusieurs portes d’accès à cette connaissance.

Nous avons observé durant un mois, en janvier 2014, le travail dans la salle de rédaction de l’organisation médiatique généraliste Le Soleil, qui diffuse dans la région de la ville de Québec. Nous avons assisté à des réunions de production et nous avons réalisé 25 entretiens avec des journalistes. De la documentation complémentaire, comme les comptes Facebook et Twitter du Soleil et de ses journalistes, a aussi été analysée. Cette démarche multidimensionnelle de collecte et d’analyse de données révèle que les journalistes font place dans leur travail quotidien à des pratiques de veille médiatique variées qui incluent la veille de producteurs extérieurs au champ journalistique et la veille des traces de la réception des publics. Ils cherchent ainsi à adapter leur production à ceux à qui ils s’adressent. Les informations ainsi collectées génèrent les connaissances nécessaires à l’adaptation de chaque

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message produit à un contexte de diffusion choisi, dans une recherche constante de pertinence en regard d’un destinataire ciblé.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iv

Liste des figures ... vi

Listes des tableaux ... vii

Listes des illustrations ... viii

Remerciements ... xi

Avant-propos ... xiii

Introduction ... 1

Chapitre 1 – La veille médiatique ... 3

1.1 La veille médiatique des journalistes : définitions et conceptualisation ... 4

1.2 Pratiques et routines de veille médiatique ... 11

1.3 Les effets de la veille médiatique ... 14

1.3.1 Les effets de la collaboration... 15

1.3.2 Les effets de la compétition ... 23

Chapitre 2 – Les relations intermédiatiques ... 29

2.1 Les nouveaux producteurs médiatiques ... 29

2.1.1 La relation entre les journalistes et leurs sources d’information ... 30

2.1.2 De sources à producteurs médiatiques ... 36

2.2 Les publics des productions médiatiques ... 40

2.2.1 Les traces de la réception des publics ... 41

2.2.2 La connaissance des publics dans les salles de rédaction ... 44

2.2.3 L’influence des publics dans la production journalistique ... 48

Chapitre 3 — Cadre conceptuel et théorique ... 54

3.1 Le cadrage général de la communication publique ... 54

3.2 Multiplication et diversification des gatekeeper ... 60

3.3 Le journalisme de communication et le concept de pertinence ... 68

Chapitre 4 — Questions de recherche et méthodologie ... 74

4.1 Questions de recherche ... 74

4.1.1 Questions générales ... 74

4.1.2 Questions spécifiques ... 74

4.2 Méthodologie ... 74

4.2.1 Démarche multidimensionnelle de collecte de données qualitatives ... 76

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4.2.3 Limites de la démarche ... 90

4.3 Étude de cas : Le Soleil ... 92

4.3.1 Bref historique de l’entreprise de presse Le Soleil ... 94

4.3.2 Les journaux en crise au Québec ... 96

4.3.3 Remaniements organisationnels et convergence des salles de rédaction ... 98

4.3.4 Épilogue ... 99

Chapitre 5 —De la veille médiatique à l’adaptation des messages journalistiques ... 101

5.1 La veille médiatique dans la salle de rédaction ... 101

5.1.1 Les pratiques des journalistes ... 103

5.1.2 Les relations intermédiatiques... 114

5.1.3 L’organisation de la veille médiatique dans la salle de rédaction ... 132

5.2 L’analyse des informations ... 134

5.2.1 Dynamiques de compétition et de collaboration au temps d’Internet ... 134

5.2.2 Constats, tendances et lignes directrices ... 143

5.3 L’adaptation de la production ... 157

5.3.1 Accélération et morcellement de l’information ... 158

5.3.2 Le paradoxe de l’influence des publics ... 169

Chapitre 6 — Discussion sur le journalisme de communication ... 176

6.1 Le journalisme comme discours sur le réel ... 176

6.2 Le mode d’énonciation du journalisme ... 184

6.3 Réflexions sur le changement du journalisme ... 189

Conclusion ... 192

Bibliographie ... 199

Annexe A Grille des entretiens semi-directifs ... 210

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Liste des figures

Figure 1 — La communication publique (Demers, 2008 : 224).………57

Figure 2 — Le processus de Gatekeeping à l’ère d’Internet (Shoemaker, 2009)…….……….66

Figure 3 — Emplacements du bureau de l’observateur dans la salle de rédaction………82

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Listes des tableaux

Tableau 1 — Douze déterminants de la couverture journalistique (Galtung et Ruge, 1965)….……19 Tableau 2 — Dix déterminants de la couverture journalistique (Hardcup et O’Neil, 2001)…………20 Tableau 3 — Rhétoriques du gatekeeping par discipline (Barzilai-Nahon, 2009 : 17)………63 Tableau 4 — Codes des participants aux entretiens semi-directifs………..……...……...86

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Listes des illustrations

Illustration 1 — Section Les plus populaires : Le Soleil, site Web Le Soleil, 6 février 2014………..128 Illustration 2 — Une Le Soleil, 1er février 2014………137 Illustration 3 — Une Le Soleil, 28 janvier 2014………138 Illustration 4 — Diffusion en avant-plan d’un dossier sur la fièvre, Le Soleil, 4 février 2014…….149 Illustration 5 — Sondage CROP - Le Soleil - La Presse, paru dans Le Soleil, 22 janvier 2014……150 Illustration 6 — Publication sur le compte Facebook, Le Soleil, 30 janvier 2014………...152 Illustration 7 — Publication sur le compte Facebook, Le Soleil, 4 février 2014……….155 Illustration 8 — Publication d’un suivi à un article populaire sur le Web la veille,

placé en page 4, 5 février 2014………..………..156 Illustration 9 — Deux Une cherchant à faire ressentir l’émotion (tragédie de L’Isle-Verte),

24 et 25 janvier 2014………....164 Illustration 10 — Deux Une faisant la promotion de la couverture des Jeux de Sotchi,

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À tous ceux qui, naturellement, parfois dès l’enfance, adoptent une posture d’observateur partout où ils vont. Je vous reconnais et vous souhaite de faire l’exercice difficile, mais au combien gratifiant, de mettre à l’épreuve et de partager le fruit de vos réflexions.

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« J’aime savoir ce qui est lu, j’ai moins

l’impression d’écrire dans le néant. » – Journaliste, Le Soleil, 26 janvier 2014.

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Remerciements

En 2010, alors que je faisais mes débuts en tant que journaliste de la presse quotidienne, j’étais bien intéressée par les données de réception des articles que je produisais. Avec d’autres journalistes avec qui j’avais été formée à ce métier, nous discutions souvent des commentaires que pouvaient susciter nos productions, des réactions que celles-ci avaient entraînées. Nous nous réjouissions lorsqu’elles étaient nombreuses, preuves que nous avions misé dans le mille et que nous avions réussi à répondre aux intérêts des publics ! Déjà, à l’époque, je ressentais ce tiraillement entre cet idéal journalistique que l’on nous avait enseigné et cette volonté indéniable d’être entendue dans l’espace public, d’attirer l’attention d’un public. C’est sur cette intuition qu’il y avait là quelque chose qui méritait d’être mieux compris que j’ai amorcé le long processus des études doctorales.

Chercher à mettre en lumière ce que certains décrivent comme des dérives du métier dans une perspective compréhensive ne s’est pas révélé facile. En 2010, lorsque je disais que fréquemment, en salle de rédaction, j’entendais des journalistes discuter de statistiques de visionnements, de partages, etc., plusieurs n’y voyaient qu’une anomalie. Mes premiers remerciements iront donc à mon directeur de recherche M. François Demers qui a toujours senti, lui aussi, qu’il y avait là, quelque chose qu’il était important de dire et de décrire. Merci également à M. Jean Charron, dont les lectures rigoureuses et les suggestions m’ont permis de nommer plus habilement ce que j’observais et de faire des liens conceptuels et théoriques qui enrichissent le regard que j’ai pu poser sur les pratiques actuelles.

Merci au Centre d’études sur les médias, à Mme Florence Piron, Mme Colette Brin, M. Gaétan Tremblay, au Groupe sur les mutations du journalisme, ainsi qu’à l’organisation du colloque MEJOR sur le journalisme, pour les belles occasions scientifiques et professionnelles. Une mention spéciale à M. Sébastien Charlton, aux collègues et amis de l’université. Je remercie au passage toute mon équipe du Service des communications de la Commission scolaire des Premières-Seigneuries, dont le soutien, la reconnaissance et l’amitié m’auront permis de franchir la dernière étape vers la soutenance.

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Je remercie aussi mon conjoint, Étienne, pour son soutien constant, mais aussi pour sa perspective scientifique différente de la mienne qui m’a permis de mettre à l’épreuve certaines idées communes dans mon champ de recherche.

Finalement, merci à ma famille, et plus spécifiquement à mes parents, toujours dévoués et aimants, à ma belle-fille Clémentine et à mes enfants, Alexandrine et Maxence. Vos éclats de rire et votre capacité à me ramener dans « l’instant présent » sont le meilleur remède après une longue journée !

Au terme de ce processus de rédaction de la thèse, la question entourant les données de réception et l’ouverture des journalistes aux publics se fait plus connue dans le monde de la recherche sur le journalisme. Peu de personnes contesteraient aujourd’hui le fait qu’elles prennent une place importante dans les salles de rédaction ! J’espère avoir pu contribuer à révéler cette réalité.

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Avant-propos

La démarche de recherche sur laquelle se base cette thèse de doctorat s’est échelonnée sur environ 9 ans, de l’automne 2010 au printemps 2019. Il convient ici, en guise de préambule, de la resituer dans le contexte de sa réalisation en mentionnant quelques faits qui aideront à en comprendre les choix en matière de problématisation, de cadre théorique et conceptuel ainsi que de méthodologie.

Lors du début des travaux de recherche à l’automne 2010, l’objet de recherche entourant l’influence des publics sur le journalisme et celui de l’adaptation des messages journalistiques n’étaient que peu défini. Le corpus de recherches empiriques récentes sur lequel nous pouvions nous appuyer à l’époque était très limité.

Dès lors, le design méthodologique de recherche a été créé, en 2013, dans une perspective plutôt exploratoire, avec des questions de recherche. La problématisation d’alors était beaucoup moins spécifique qu’elle ne l’est présentée dans la thèse finale, puisque nous avions également choisi d’adopter une approche inductive. La problématisation et le cadre théorique qui avait alors été dressés représentaient une cartographie du champ de recherche au sens large, lequel s’est avéré utile pour manœuvrer sur le terrain de la collecte de données, sans toutefois limiter spécifiquement les observations qui pouvaient être faites.

Puis, au moment de l’analyse des données diversifiées qui avaient été collectées et au moment de la rédaction de la thèse, plusieurs autres travaux avaient été diffusés sur des objets de recherche près du nôtre, sans toutefois que leur problématisation et cadre conceptuel viennent servir adéquatement à l’interprétation de ce que nous avions vu sur le terrain. C’est ainsi que notre problématisation s’est raffinée dans une lecture critique des travaux passés et récents. Nous avons alors défendu l’importance d’adopter une perspective nouvelle pour l’analyse des données.

Cette démarche de va-et-vient entre l’analyse des données, l’approfondissement de notre problématisation et de notre cadre théorique et conceptuel a été rendue possible grâce à l’approche inductive et exploratoire de notre projet de recherche. Ce dernier adoptait également une perspective constructiviste, dans le sens que la démarche repose sur

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l’interaction avec la réalité du chercheur, laquelle construit nécessairement une représentation de la réalité qui n’est pas la réalité elle-même. Cependant, les différents critères de scientificité auxquels elle se soustrait viennent garantir que cette représentation se fait articulée, réfléchie et approfondie, de sorte que la démarche permet de se rapprocher le plus possible de cette réalité dont n’est pas niée pas l’existence d’un point de vue ontologique. Cette démarche implique notamment que le chercheur doive constamment remettre en question ses analyses, ses interprétations, ses préconçus, pour approfondir sa compréhension de l’objet étudié. En concevant que le discours scientifique est un construit, nous jugions donc nécessaire de rappeler ici quelques éléments contextuels à sa production.

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Introduction

Le contexte d’hyperconcurrence pose aux médias et à leurs journalistes des défis de taille, notamment en ce qui concerne leur recherche d’un public condition sine qua non de leur existence. Sans public, il n’y a pas de revenus de vente ou d’abonnement. Sans public, il n’y pas de revenus publicitaires. La bataille pour l’attention se fait donc féroce, et pas seulement entre les journalistes eux-mêmes, mais aussi avec les autres producteurs de contenus. Quand ce n’est pas avec toutes les autres occupations des gens qui, dans leur journée bien remplie, ont peine à trouver le temps de s’informer.

La multiplication des médias, lesquels se déclinent en plusieurs points de diffusion, vient exacerber cette situation. Prenons pour exemple la presse écrite. Aujourd’hui, la production des journalistes de la presse quotidienne est diffusée bien au-delà du journal papier. Les journalistes se doivent d’alimenter le site Internet de leur entreprise en textes, parfois même en audio-vidéo et en matériel multimédia ou interactif. Ils sont fortement encouragés à publier de façon assidue sur les médias sociaux par leur employeur, mais aussi par les autres journalistes, et même par le public. Ainsi, jour après jour, les journalistes produisent en même temps des messages destinés à chacun de ces points de diffusion, aussi différents soient-ils. Comment concilier la nécessité pressante de publier en ligne, avec celle plus fondamentale de préserver un contenu pertinent pour les supports traditionnels qui, malgré les difficultés financières qu’ils rencontrent, demeurent la principale source de revenus de la plupart des entreprises de presse ?

De nombreuses questions surgissent et elles n’inspirent pas facilement de réponses aux professionnels de l’information. Ceux-ci cherchent donc à se donner des règles et lignes de conduite en prenant exemple des autres producteurs médiatiques, pour arriver à prendre leurs décisions. Ils s’orientent grâce aux balises posées là par leurs pairs, mais aussi par des leaders d’opinion, des citoyens et autres types de producteurs dont les messages affirment et réaffirment ce qui doit être connu, et ce qui ne le doit pas. Ils s’adaptent ainsi à la tourmente pour continuer à remplir leur mission de service public, mais aussi pour se maintenir à flot, dans un secteur où les fermetures et les pertes d’emploi sont fréquentes. Entre contraintes et

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opportunités, les journalistes adaptent leur production quotidienne. Certaines pratiques et routines de production journalistique changent, d’autres perdurent, dans une logique de « transformations et continuités » (Meikle et Redden, 2011).

Cette veille médiatique, laquelle ne doit pas être vue uniquement comme la veille des autres journalistes, mais bien comme la veille de tous les producteurs médiatiques devient, en ce moment de requestionnement et de grands changements, une façon de générer de la connaissance pour mieux s’adapter, pour mieux innover, pour rester pertinent en regard de ce public dont on lutte pour l’attention.

La pratique de la veille des autres médias par les journalistes est routinière. Composante évidente du processus de construction quotidienne de l’actualité, elle a longtemps été délaissée par la recherche scientifique. Peut-être était-elle jugée peu influente sur la production, comparativement à l’influence des sources ou de la structure organisationnelle des médias, notamment.

Pour notre part, nous montrerons que dans le contexte de concurrence accrue, voire d’hyperconcurrence (Brin, Charron et de Bonville, 2004), et de l’innovation technique qui favorisent l’émergence de pratiques nouvelles, la veille devient une pratique qui se situe au centre de relations complexes qu’il convient désormais de mieux comprendre. La partie empirique de cette recherche sera inexorablement fixée dans le temps (début 2014). Cependant, elle révèlera des dimensions éclairantes sur un processus de transformation plus large, sur ce qu’il y avait avant et sur ce qui suivra.

Nous défendrons également l’importance de comprendre cet objet de recherche en dehors des débats normatifs ou déontologiques sur les bonnes et mauvaises pratiques pour se centrer sur une compréhension fondamentale des logiques du journalisme. Ce sera seulement après avoir posé ce regard sans jugement sur les pratiques que nous pourrons, peut-être, nous aussi, jeter des balises dans ces eaux agitées.

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Chapitre 1 – La veille médiatique

La couverture quotidienne des événements, des enjeux, des annonces, etc., implique une série de décisions menant à la sélection et à la mise en forme de l’information par les journalistes. Pour prendre leurs décisions, les journalistes ont besoin d’information à propos de ces occurrences, mais aussi d’information à propos du contexte qui sera celui de la diffusion de leur production. Qu’est-ce que la concurrence a publié ? Comment cela a-t-il été présenté ? Quels aspects ont été divulgués ? Comment le public a-t-il réagi ? Voilà des questions auxquelles il est essentiel de répondre dans le travail quotidien de couverture journalistique, pour dénicher de la nouveauté destinée à un public, voire une part de marché donné.

Les journalistes trouvent réponse à ces questions en faisant de la veille médiatique, c’est-à-dire en restant à l’affût de ce que font les autres médias et en consultant systématiquement leur production. La veille médiatique, telle que nous la concevrons ici, est un ensemble de pratiques et de routines qui sont à la base d’une relation d’interdépendance entre les journalistes et leurs pairs des autres médias, en ce sens que ces derniers entretiennent un rapport de compétition les uns avec les autres, mais également un rapport de collaboration, dans la mesure où chacun s’assure que sa production reste suffisamment en phase avec celle des autres.

Dans ce premier chapitre, nous synthétiserons le savoir scientifique sur cette partie du travail journalistique. Comme nous l’expliquerons d’abord, la veille médiatique mérite d’être distinguée de la collecte des informations qui servent de « matière première » au reportage, telles que les faits, les témoignages, les images, etc. La recherche scientifique a parfois porté son attention sur la veille médiatique dans la mesure où elle constitue une partie de l’ensemble des pratiques et des routines appréhendées par l’observation du travail journalistique. Or, la recherche ne s’est pas, jusqu’ici, intéressée de façon spécifique et approfondie à l’objet des pratiques et routines journalistiques de veille médiatique.

Pourtant, de grands penseurs de la communication, du politique et du social, parfois en s’appuyant sur des données empiriques, ont maintes fois attiré l’attention sur les effets de

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cette veille médiatique. D’un côté, on fera remarquer qu’elles gardent les organisations médiatiques en phase les unes avec les autres, créant même dans une certaine mesure un effet d’homogénéisation (Boczkowski, 2010), vu par certains comme un élitisme ou une fermeture aux non-initiés, qui menace le pluralisme de l’information. (Bourdieu, 1996 ; Bennet, 2012) D’un autre côté, la concurrence grandissante pousserait les organisations médiatiques à se distinguer les unes des autres par des pratiques novatrices, dont le journalisme d’enquête et le journalisme de données, mais aussi par le sensationnalisme et la course effrénée à la nouvelle menant au morcellement de l’information. Mais en somme, bien qu’il existe beaucoup de discours savants sur les effets de la veille médiatique, que ce soit les effets du rapport de collaboration ou ceux du rapport de compétition, le corpus compte peu de recherches portant sur la façon dont les pratiques des journalistes interviennent dans ce phénomène, l’attention étant toujours maintenue à un niveau plus général.

1.1 La veille médiatique des journalistes : définitions et conceptualisation

De façon générale, le concept de veille peut désigner l’état de vigilance envers les actions d’autrui tout comme les actions qui permettent de suivre les autres. Lorsque l’on parle de veille avec les journalistes, ils parlent d’emblée de celle qu’ils font des autres médias. Ils disent faire la veille des compétiteurs et des médias qu’ils considèrent être des références. Ce qu’ils désignent ainsi est en fait une veille « médiatique », que l’on définira ici comme l’ensemble de la collecte d’informations à propos des productions mises en forme et divulguées à un public par d’autres médias. Cette collecte pourra se faire en passant en revue les dernières publications de la presse écrite, en écoutant quotidiennement les bulletins d’information à la télévision et en suivant la couverture de l’actualité sur les chaînes en continu, entre autres exemples. La veille médiatique marque donc ce moment du travail où le journaliste entre en relation avec ses pairs des autres médias par le biais des produits journalistiques. Cette mise en relation est « médiatisée », c’est-à-dire qu’elle a lieu à travers une production rendue publique.

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La veille médiatique constitue un moyen de générer de la connaissance. Cette connaissance intervient en soutien aux prises de décision dans le processus de production journalistique et elle n’a pas comme principale utilité de trouver des informations à divulguer, bien qu’elle puisse parfois générer des sujets de couverture. Ainsi, la veille médiatique se distingue de la veille du « champ social », telle que conceptualisée dans les années 70 par la sociologie du journalisme. On a alors décrit les structures avec lesquelles les organisations médiatiques exercent une veille de la société en tant que terrain, au propre comme au figuré, de façon à sélectionner les occurrences qui peuvent devenir des nouvelles parce qu’elles répondent à leurs besoins en matière de contenu d’information (Tuchman, 1978 ; Gans, 1979). En somme, cette veille de ce qui se passe dans la société agit en tant que système de collecte d’informations à divulguer.

Tuchman utilise la métaphore de la toile d’araignée pour expliquer la façon avec laquelle est organisée la veille du champ social. Chaque organisation médiatique développe ce qu’elle appelle un « news net », une sorte de toile servant à capter les nouvelles. L’organisation place ses journalistes stratégiquement pour créer une toile efficace : selon l’espace, selon des thématiques, selon l’organisation de la société, etc. Plus spécifiquement, l’organisation médiatique choisit des points stratégiques où l’information est accessible, où des points de vue jugés crédibles peuvent être révélés, mais aussi, et peut-être surtout, des points qui sont reconnus comme des institutions légitimes. C’est le cas des hôtels de ville, des palais de justice, de l’Assemblée nationale, par exemple. Placés ainsi, les journalistes sont hautement susceptibles de se procurer des informations pertinentes, crédibles et d’intérêt. Selon leurs assignations, Tuchman explique que les journalistes développeront des « beats », ce qu’elle définit en citant Fishman qui les voit comme « une ronde quotidienne d’activités par laquelle les reporters peuvent trouver les nouvelles et par laquelle les fournisseurs de nouvelles peuvent trouver les reporters » (Fishman 1977, cité par Tuchman, 1978 : 19). Par exemple, les journalistes assignés à la surveillance de la police et des pompiers pourront se déplacer aux postes de quartiers, écouter les ondes radio de la sécurité publique, etc. D’autres suivront plutôt certaines institutions, les conseils scolaires, les assemblées du réseau de transport, etc.

La veille du champ social s’organise aussi dans le temps. D’abord dans l’organisation journalière des quarts de travail qui rythment la production. Puis, dans la planification sur

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plusieurs jours des différents articles catégorisés selon des types. Tuchman en identifie cinq :

soft news, hard news, spot news, developing news, continuing news (Tuchman, 1978). Elle

remarque que cette typologie, employée couramment par les journalistes qu’elle a rencontrés, est liée à la façon dont ils produisent, et non aux événements eux-mêmes, et ce, bien que les professionnels n’en soient pas explicitement conscients. En fait, elle comprend que cette façon de classer les productions en cinq types de couverture permet aux journalistes de savoir à quoi s’attendre et de planifier la couverture. En somme, la veille du champ social constitue une méthode rationnelle, standardisée et routinière d’encadrer les prises de décision, de « mettre en routine l’imprévu » (Tuchman, 1973 ; 1978). Ultimement, cette toile impose un ordre dans le social et permet aux événements d’arriver à certains endroits et pas à d’autres. En effet, Tuchman remarque que les différents médias pour une population donnée ont tendance à tisser leur toile au même endroit en laissant la même sorte de trous (Tuchman, 1978). La façon dont s’organise la veille du champ social est souvent critiquée parce que des occurrences ont moins de chances d’être connues du public, parce qu’elles se produisent dans les trous de cette toile.

Jusqu’à présent, la sociologie du journalisme n’a pas développé ses connaissances de la veille médiatique avec autant de profondeur. Pourtant, certains aspects de la compréhension de la veille du champ social pourraient s’appliquer également à la veille médiatique, dans la mesure où ces deux types de veille sont structurés par le même mode d’organisation des médias. Mais, pour l’instant, cet exercice n’a pas été fait.

Le manque de connaissance de la veille médiatique pourrait s’expliquer par le fait que la recherche sur la veille a essentiellement été réalisée à un moment où la relation entre les journalistes et leur concurrence semblait moins déterminante dans la production, contrairement à l’influence d’autres acteurs dont les élites économiques et les décideurs politiques. La relation avec ces sources de l’information journalistique a donc été ciblée par la recherche, considérant le pouvoir qu’elles avaient sur les différents choix, une influence qui a maintes fois été démontrée. Mises à part certaines influences spécifiques des médias de l’élite, par exemple le modèle de référence que joue le New York Times comme l’a souligné Gans (1979), les relations entre les médias, et les pratiques de veille médiatique que ces relations sous-tendent, demeurent aujourd’hui peu connues.

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En conséquence, on remarque que l’objet de la veille des journalistes a été conceptualisé comme un ensemble plus général de routines, sans que soit établie une distinction plus franche entre la veille du champ social et la veille médiatique. Plus particulièrement, nous voyons que la presque totalité des travaux ne distingue pas la veille du champ social de la veille médiatique à l’étape de la problématisation (voir par exemple Chacon, 2017). On discute de la veille en général, sans préciser qu’il existe bien des types de veille lesquels font référence à un système de relations distinct — soit respectivement la relation entre les journalistes et leurs sources ou la relation qu’entretiennent les journalistes avec leurs pairs des autres médias. Cela peut représenter un frein aux interprétations qui pourraient être faites des résultats.

De plus, la veille du champ social, peut-être parce qu’elle mène concrètement à la production de reportages, prend de l’importance dans les textes scientifiques au détriment de la veille médiatique. On conclura même parfois que la veille médiatique influe peu sur la couverture médiatique puisqu’elle est, somme toute, à l’origine de peu de nouvelles. Cela constitue par ailleurs une idée véhiculée régulièrement dans le discours des journalistes, ainsi que nous l’illustrons au chapitre 5. Cette conclusion est fallacieuse, car la veille médiatique n’a pas comme principale utilité de dénicher des informations à divulguer. Elle sert plutôt à fournir des informations en soutien à la prise de décisions à propos de la couverture. Ainsi, elle influe d’une manière différente sur la production journalistique et cette influence ne se mesure que très partiellement par de l’analyse de contenu. Elle se comprend plutôt en portant le regard sur la production pendant qu’elle se fait et en adoptant la perspective du producteur qui fait la veille de la production des autres et doit décider de ses actions subséquentes.

En conséquence, il peut être surprenant de constater que le plus imposant corpus de travaux sur l’influence entre les médias ne centre pas son attention sur les producteurs et adopte tout de même la méthode de l’analyse de contenu. Il est constitué de travaux anglo-saxons qui s’inspirent du modèle de l’agenda-setting, un modèle de recherche qui visait traditionnellement à mesurer les transferts des idées des médias vers les publics (McCombs et Shaw, 1972). Ce type de recherches place les idées d’importance de l’opinion publique en variable dépendante et s’interroge très peu sur la rétroaction (Bregman, 1989), du moins, dans les premiers développements de la problématique. On présuppose que les médias

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structurent les comportements, les attitudes et les actions politiques du public d’une certaine façon, comme dans la célèbre formule de Bernard Cohen : « [Press] may not be successful much of the time in telling people what to think, but it is stunningly successful in telling its readers what to think about » (1965).

À partir des années 90, plusieurs auteurs ont utilisé le modèle de l’agenda-setting comme cadre conceptuel pour l’ensemble de la recherche sur les rapports d’influence entourant la production médiatique. Les rapports d’influence entre les médias ont principalement été étudiés par des analyses de contenus adoptant cette perspective. Il a été démontré que certains médias de prestige agissent comme des modèles sur les autres (Kiernan, 2003 ; Golan, 2007 ; Denham, 2010) et que la presse locale est particulièrement sensible à l’influence des médias nationaux (Wanta, 2009). Toutefois, l’étude de certains cas a montré que des médias alternatifs réussissent à faire passer certains thèmes plus marginaux à l’agenda des grands médias, parfois grâce au recours à des lanceurs d’alerte, au journalisme d’enquête et au journalisme de données (Mathes et Pfetsch, 1991 ; Denham, 2004 ; Song, 2007). Tout ce corpus de recherche sur les rapports entre les médias, les sources et les publics a permis de déterminer certaines tendances en matière d’influence et, somme toute, les travaux effectués selon le modèle de l’agenda-setting indiquent que certains médias et certains types de journalisme exercent plus de leadership dans le monde médiatique.

Cependant, puisqu’ils mesurent essentiellement le transfert d’idées choisies, ces travaux ne révèlent que partiellement la relation d’influence entre les médias. Premièrement, la mesure du transfert qui se fait par l’utilisation du modèle de recherche de l’agenda-setting renvoie à la conception du média en tant que gatekeeper, dont la fonction de sélection de l’information doit être ici considérée au sens strict1, c’est-à-dire qu’il est celui qui laisse passer ou non le message d’un autre. Cette notion de sélection ne rend pas compte des processus de transformation et d’interprétation qui sont au centre de la production de l’information journalistique. Deuxièmement, ces recherches se concentrent sur une quantité toujours restreinte d’idées, souvent jugées importantes a priori, excluant par le fait même toute une diversité de réponses que peuvent avoir les médias devant la couverture des autres. Ainsi, il

1 Des auteurs ont proposé d’élargir le concept de gatekeeper, en lui attribuant plutôt des fonctions de production de l’information journalistique (Voir entre autres Barzilai-Nahon, 2008 et Shoemaker, 2009).

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s’agit d’une mesure très partielle et indirecte de l’influence des médias les uns par rapport aux autres. Par exemple, un média peut réagir à la couverture d’un autre en choisissant d’offrir une couverture complètement différente et distinctive. Ce cas de figure montre bel et bien qu’une relation entre ces médias existe, même s’ils ne choisissent pas de présenter les mêmes idées. Troisièmement, ce modèle de recherche induit souvent un biais mécaniste, de sorte que l’on considèrera qu’un média donné qui pose une action spécifique entraînera une réaction prévisible des autres. Or, dans les faits, aucun agissement d’un média n’assure une réponse précise de la part des autres dans tous les cas.

Pour arriver à contourner ces limites, la recherche sur les relations d’influence de la production journalistique a conceptualisé des interdépendances entre des éléments faisant partie d’un système. Il existe plusieurs utilisations de la notion de système, mais Charron et de Bonville en donnent une définition particulièrement utile pour l’étude du journalisme (2002). Le système du journalisme comporte plusieurs relations : journaliste-média, journaliste-journaliste, journaliste source d’information, journaliste-public, etc. C’est uniquement en considérant cet ensemble de relations que le chercheur peut comprendre la production journalistique de textes, ou plutôt d’« intertextes », un concept qui permet de mettre l’accent sur le fait que le journaliste n’a qu’un contrôle partiel sur le produit journalistique qui est ici compris comme une co-construction des sources et des journalistes.

La veille médiatique des journalistes regroupe les pratiques qui se situent au centre de la relation journaliste-journaliste, mais uniquement dans sa dimension « médiatisée » puisqu’elle ne concerne pas tous ces moments où le journaliste interagit avec des pairs, que ce soit au sein même de son organisation médiatique ou dans des associations professionnelles, par exemple. Il est uniquement question ici de la relation que les journalistes entretiennent par le biais de leur production : ils se servent de la production des autres pour construire la leur, ils chercheront à asseoir leur autorité professionnelle par le choix de sujets, le traitement qu’ils en font, les sources d’information qu’ils choisiront, à la fois en faisant comme les autres et en choisissant de se distinguer. C’est pourquoi on dira que cette relation comporte un rapport de collaboration et un rapport de compétition.

Dans le système du journalisme, il règne une logique de jeu, par laquelle se négocient en continu une conception de l’information et un positionnement stratégique des divers éléments

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du système. En adoptant cette vision systémique, le chercheur détache son regard du transfert des idées pour plutôt chercher à comprendre ce processus de négociation en continu. Cette perspective peut être adoptée pour mieux comprendre les pratiques de veille médiatique, qui sont ici considérées comme un moment important de cette négociation ; le moment où le journaliste prend connaissance de la production des autres et décide comment y répondre. Sur le plan méthodologique, les dynamiques d’interdépendance peuvent être révélées par des démarches d’observation, voire des ethnographies in situ.

Cette conceptualisation a déjà porté fruit pour l’étude des relations d’influence dans la production journalistique, notamment celles qu’entretiennent les journalistes avec leurs sources (Charron, 1994). Toutefois, elle n’a pas été appliquée de façon spécifique aux relations entre les journalistes et leurs pairs des autres médias. Au moment où le système médiatique subit une augmentation du nombre des médias, autant au niveau de la propriété que des modes de production, nous croyons que cet objet de recherche mérite d’être remis à l’avant-plan de la recherche en sociologie du journalisme.

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1.2 Pratiques et routines de veille médiatique

Bien qu’elle ne fasse pas l’objet de recherches exhaustives, la veille, en tant qu’objet conceptuel plus général que ce que nous avons défini comme de la veille médiatique, a été appréhendée de façon secondaire par la sociologie du journalisme. Dès les années 70, la recherche a porté son attention sur la production journalistique dans son ensemble dans le but de mieux comprendre ce qui la structure, grâce à l’observation du travail in situ. En ce qui concerne la veille médiatique, il a souvent été mentionné, à l’instar du travail fondateur de Breed (1955), que les journalistes passent beaucoup de temps à consulter les autres médias, ce qui constitue une routine évidente de la production journalistique. Il a été montré que les journalistes suivent surtout des médias « modèles » et reconnus, et ce, malgré le fait qu’il y ait de plus en plus d’options sur le marché médiatique (Hertog, 2000). En somme, plusieurs travaux mentionnent ces constats généraux en tant qu’aspect secondaire, mais sans les détailler.

Par ailleurs, on remarque que la sociologie du journalisme a surtout révélé les routines de la veille journalistique, à une époque de l’histoire du journalisme où régnait une relative stabilité des procédés, une période pendant laquelle le journalisme et les organisations médiatiques avaient acquis un certain degré de maturité et de professionnalisme (Hjarward, 2012). La routine, que l’on définit à la base comme une « tâche effectuée de façon répétitive et intériorisée [qui] permet d’aller vite » (Le Bohec, 2010), permet de gérer de façon efficace le caractère imprévisible de la réalité, de « mettre en routine l’imprévu » (Tuchman, 1973). On conçoit qu’elle est structurée par un contexte, par la technologie, les normes, la culture d’une organisation, etc. Par exemple, la sociologie du journalisme a montré que les routines professionnelles des journalistes sont intimement liées à l’organisation du travail dans leur milieu professionnel (Schement, 2002).

Mais aujourd’hui, la recherche a du mal à saisir la teneur des routines journalistiques, dans un contexte qui n’est plus celui de la stabilité. Ce contexte de changement continuel place davantage les organisations et ses journalistes devant l’incertitude. Lorsque tout — ou presque — est mis sur la table, l’individu ne peut pas aussi souvent s’appuyer sur une marche

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à suivre claire et routinière. Dès lors, pour le chercheur, il devient nécessaire de changer de focus, des routines vers les pratiques, comprises en tant qu’actions plus ponctuelles. Le concept de pratiques implique tout de même une certaine idée de régularité dans l’action, tout en ne restreignant pas l’intérêt du chercheur à des routines établies. Le concept de pratique met en lumière la diversité, l’innovation et le renouvellement des procédés qui caractérisent la nouvelle écologie des médias, en remettant en contexte l’action des journalistes qui « négocient », de façon ouverte et implicite, au moment de la production, les forces du marché, la culture de leur profession et de l’entreprise, de même que les routines de production (Cottle, 2007).

La compréhension de la production journalistique impliquerait donc, dans le contexte actuel, l’observation de pratiques et, dans une moindre mesure, de routines, qu’elles soient anciennes ou récentes. De façon générale, les ethnographies en salle de rédaction plus récentes adoptent ce point de vue et ne discréditent pas d’emblée des pratiques moins établies comme étant trop marginales pour être d’intérêt. Toutefois, elles échouent à le faire lorsqu’il est question de l’objet de la veille médiatique, puisqu’elles ne relèvent pas la diversité et la complexité de ces pratiques. Pour l’essentiel, elles dressent le constat général du transfert massif de la veille sur l’outil performant que représente Internet, notamment pour « l’espionnage » de la concurrence et pour la veille en temps réel (Degand, 2011), de même que de l’usage étendu des médias sociaux, Twitter et dans une moindre mesure Facebook, en tant qu’outils de veille (Hedman et Djerf-Pierre, 2013 ; Tandoc et Vos, 2016) et la lecture fréquente de blogues (Davis, 2009). Twitter a même été décrit comme un système de veille en soi : « an awareness system » (Hermida, 2010).

Ce vide dans le corpus peut s’expliquer par le fait qu’aucune de ces recherches n’a cherché à comprendre de manière approfondie la veille médiatique dans le contexte actuel. Cet objet demeure un aspect secondaire de recherches portant sur d’autres utilisations journalistiques d’Internet, par exemple celles relatives à la diffusion (Rebillard, 2006, 2007 ; Usher, 2011) et à l’interactivité avec les internautes (Deuze, 2006 ; Deuze, Bruns et Neuberger, 2007 ; Paterson et Domingo, 2008 ; Jewitt, 2009), aux réorganisations du travail autour des nouveaux médias (Bechmann, 2011), de même qu’aux perceptions des journalistes par rapport à l’innovation technologique (Paulussen, Geens et Vandenbrande, 2011). Cela

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pourrait s’expliquer par le fait que la veille médiatique se fait en amont de la production journalistique, un moment qui, remarque-t-on, a traditionnellement été laissé de côté par la recherche (Estienne, 2007 ; Pélissier et Diallo, 2010). Bien que l’utilité de séparer la production journalistique en un amont et un aval est questionnable — on serait plutôt porté à concevoir que le flux de nouvelles et le cycle de production sont quelque chose de circulaire, constamment en mouvance (Lagneau, Nicey, Palmer et Rebillard, 2013) et que la veille se fait tout au long des cycles de production —, l’absence de travaux sur cet aspect de la production est quant à elle évidente.

Qui plus est, nous observons qu’il existe aussi une confusion conceptuelle entre la veille du champ social et la veille médiatique dans la recherche d’observation. En effet, beaucoup de travaux dressent des constats qui concernent surtout la veille du champ social, le corpus faisant état des diverses façons par lesquels les journalistes se servent d’Internet pour dénicher des « matières premières » (Dagiral et Parasie, 2010). Internet est ici appréhendé comme un terrain du social, lequel appelle une couverture organisée, au sens du système de collecte d’information de Tuchman (1978). On mentionne aussi régulièrement que les journalistes se fient davantage aux autres médias, surtout aux agences de presse, plutôt qu’à d’autres types de sources. Cette conclusion constitue selon nous un bon exemple de la confusion dans l’utilisation du concept de « veille » que nous avons décrite dans la section précédente, car la vérification des informations n’est pas une pratique qui devrait lui être reliée, même si, parfois, la veille de médias de référence, par exemple, peut amener le journaliste à valider son propre contenu. Mais la veille qui nous intéresse n’est pas de la simple vérification des faits. Elle met en relation des pratiques qui ont plus à voir avec le besoin des médias de rester en phase les uns avec les autres.

Par ailleurs, il existe une part de la recherche qui, si elle ne s’intéresse pas à l’observation des pratiques, peut tout de même nous informer un peu à leur sujet. D’abord, des sondages ont montré que la veille médiatique remplit, selon les journalistes, une fonction de confirmation des choix éditoriaux : la présence d’une nouvelle dans un autre média constitue en quelque sorte le critère de sélection ultime (Reinemann, 2004). Puis, des analyses de contenus, principalement conduites dans la première décennie des années 2000, ont soulevé l’hypothèse que les journalistes avaient intégré les blogues dans leurs routines de veille

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médiatique, et principalement ceux qui donnent dans le politique, en constatant la présence de nombreux hyperliens des médias traditionnels vers les blogues et en mesurant la corrélation de leurs agendas respectifs (Singer, 2005 ; Messner et Distasio, 2008 ; Heim, 2008 ; Meraz, 2011). Bien entendu, il faut prendre en considération qu’il s’agit d’une mesure très partielle des liens qui peuvent exister entre ces médias. En effet, un blogue peut avoir eu une incidence très importante dans la couverture d’un sujet, sans que le produit final en porte la marque par un hyperlien ou même par la corrélation des agendas, lorsque la réponse est de choisir une couverture totalement distinctive par exemple. Cela a été confirmé par un sondage, dans lequel les journalistes, et surtout ceux avec moins d’expérience, soutenaient que les blogues politiques étaient devenus une partie importante de leur veille médiatique, notamment parce qu’ils répondaient à leur besoin d’orienter leurs opinions, et non pour trouver des faits, trouver des idées d’articles ou trouver des sources à citer (Heim, 2015).

D’autres travaux ont permis de montrer les dynamiques de circulation de l’information entre les médias, au temps d’Internet. Il a été souligné que les journalistes relayent sur le vif des messages provenant d’autres producteurs, souvent des médias ou des agences de presse, ce qui a été vu comme l’apparition d’un « journalisme assis » (Estienne, 2007) ou d’un journalisme de retraitement de l’information (Rebillard, 2006 ; Quandt, 2008), dans lequel les fonctions éditoriales de remise en forme l’emportent souvent sur la collecte d’informations exclusives. Or, pour que cette circulation de l’information se produise, il doit y avoir au préalable des stratégies de veille médiatique. Pourtant, cet aspect de la question n’est pas développé. Les travaux de ce champ de recherche s’attardent surtout à analyser — et parfois à porter un regard critique — sur les effets de la relation entre les médias sur l’information dans l’espace public.

1.3 Les effets de la veille médiatique

Les effets de la relation entre les médias se placent au centre des discours de plusieurs grands penseurs de la communication, du politique et du social qui s’intéressent à la qualité et à la diversité de l’information dans l’espace public. Les pratiques de veille médiatique qui sont à l’origine de ces effets demeurent la prémisse sous-entendue de ces réflexions : on considère généralement que les journalistes se suivent les uns les autres abondamment et en vase clos.

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Deux types d’effets sont traités dans ces discours : les effets de la collaboration entre les journalistes des différents médias et les effets de la compétition. Ces deux types d’effets soulèvent beaucoup d’inquiétudes, et, en conséquence, ils prennent beaucoup de place dans les discours à propos des relations entre les médias. La recherche scientifique partage aussi ces préoccupations et les appuie de données empiriques. D’un côté, par des analyses de contenus, elle a révélé les effets d’entraînement des médias entre eux et leur pouvoir d’amplification d’un message, de même que les effets d’homogénéisation de l’information. Elle décrit une conception partagée de l’information au sein du groupe professionnel des journalistes, en dressant des listes de critères de sélection de l’information ou de déterminants de la nouvelle. D’un autre côté, la recherche a cerné les effets du rapport de compétition entre les médias en révélant différentes stratégies marketing et la façon dont elles influent sur la production journalistique.

1.3.1 Les effets de la collaboration

Les journalistes entretiennent un rapport de collaboration avec leurs pairs en se servant de ce qu’ils produisent pour construire leur propre production. Ils s’assurent ainsi de ne pas trop s’éloigner de ce que les autres médias font. Ce rapport de collaboration met en évidence le fait que se négocie en continu une conception de ce que doit être l’information d’actualité, une conception de la façon dont s’évalue l’intérêt journalistique des occurrences du monde réel. Par cette évaluation, les journalistes choisissent quels événements de tous les jours, quels enjeux, quels questionnements, etc., doivent être mis sous la forme de « nouvelles ». Par ce processus de « mise en nouvelle », les journalistes confèrent un caractère public aux occurrences. Cette mise en nouvelle peut être comprise comme une institution sociale, c’est-à-dire une méthode institutionnelle de rendre l’information disponible aux citoyens/consommateurs (Tuchman, 1978). En ce sens, le concept de « nouvelle » va au-delà de celui du « genre » journalistique qu’il représente également2. La mise en nouvelle amène une occurrence à l’agenda médiatique, comprise comme l’ordre du jour de ce qui est important selon les médias. Par le processus de mise à l’agenda, les journalistes revendiquent le droit d’être les professionnels qui interprètent la réalité et qui font connaître ce qu’il est

2 On entend par « genre », une catégorie de production médiatique comportant des règles stylistiques et des règles de composition spécifiques. Par exemple, l’éditorial est un genre journalistique, tout comme la nouvelle.

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nécessaire de savoir pour le bon fonctionnement de la société (Kovach et Rosenstiel, 2001). Il s’agit de leur mission de service public.

Empreint de cette vision de la mission du journalisme, un corpus imposant de recherches s’est penché sur la façon dont les journalistes évaluent l’intérêt des occurrences. Ces recherches ont principalement adopté une perspective institutionnelle, parfois une perspective professionnelle, en cherchant à mieux définir les critères normatifs qui mènent à l’évaluation de l’intérêt journalistique des événements.

1.3.1.1 La conception partagée de l’information

Comme nous l’avons évoqué, c’est par leur rapport de collaboration que les journalistes négocient en continu une conception de l’information. Cette conception est donc le produit d’une relation d’interdépendance. Toutefois, la conception partagée de l’information n’a que très peu été étudiée sous l’éclairage d’un tel cadrage théorique constructiviste. En effet, la recherche sur cet objet a surtout dressé, à partir des discours normatifs et déontologiques, des listes de critères de l’intérêt journalistique qui ne sont pour finir que l’une des dimensions de la conception ainsi négociée.

Cet ensemble de recherches révèle les normes des journalistes, transmises par les écoles de journalisme, les manuels et autres textes qui régissent la profession (code de déontologie, essais, revues d’associations professionnelles, etc.). Ces travaux, surtout anglo-saxons, conçoivent que la newsworthiness (l’intérêt journalistique des événements) s’évalue selon des critères ou des valeurs (news values), qui agissent en tant que paramètres qui viennent limiter le champ de possibilités et permettent de construire des messages médiatiques qui conviennent. On dénombre une longue série de listes de critères, parmi lesquels on retrouve généralement la nouveauté, la portée ou la signification (Cotter, 2010, Sormany, 2000), mais aussi la proximité (Cotter, 2010). Dans un recensement de plusieurs manuels anglo-saxons, Cotter remarque aussi que le conflit, l’impact, les conséquences et l’utilité restent des critères fréquemment mentionnés, même s’ils ne font pas l’unanimité. De plus, tous les ouvrages qu’elle a consultés, sauf un, mentionnent un critère qui a rapport à l’inhabituel, que ce soit la surprise, la rareté, l’inusité, le changement ou la déviance. Au Québec, le journaliste d’expérience Pierre Sormany remarque que l’intérêt du public cible du média ou de la section spécialisée est pris en compte dans la sélection (Sormany, 2000). Ce critère de l’intérêt d’un

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public spécifique est aussi évoqué par un autre journaliste d’expérience, un américain cette fois, qui parle quant à lui de l’intérêt pour une communauté donnée (Fuller, 1997). Bien qu’énoncé différemment, ce critère renvoie à celui plus général de proximité, laquelle peut être géographique, idéologique, partisane ou émotionnelle, c’est-à-dire une proximité affective liée à des références communes.

Malgré quelques différences selon les auteurs, les listes des critères de l’intérêt journalistique restent plutôt inertes ou stables, selon les lieux ou les époques, à cause de leur utilité normative. Le caractère général des critères permet suffisamment de flexibilité pour qu’ils soient interprétés différemment selon les publications et selon les professionnels. Toutefois, certains discours se détachent de cette vision plus normative de l’intérêt journalistique en adoptant un point de vue critique. Par exemple John Herbert, un journaliste britannique devenu chercheur, ajoute aux critères ci-haut mentionnés l’action, le sexe, le human interest et l’humour (2000). Des auteurs opposent les critères journalistiques à d’autres critères plus formels, comme l’harmonie de la présentation, la présence de photo ou d’images, lesquels ont aussi leur importance malgré le fait qu’ils s’éloignent d’un idéal journalistique plus axé sur le contenu (Brighton et Foy, 2007)

Bien que ces divers critères fassent l’unanimité — ou presque — dans l’absolu, ils n’expliquent pas l’ensemble des décisions qui mènent à la sélection des occurrences. Il semble toujours y avoir des cas où des nouvelles ne correspondent pas à ceux-ci, ou bien des occurrences qui y correspondent, mais qui ne sont pas choisis par les journalistes. Elles n’expliquent pas non plus comment ces critères se hiérarchisent les uns par rapport aux autres en contexte. Nous remarquons également l’absence de critères relatifs aux autres médias dans ces listes qui énumèrent surtout des caractéristiques relatives aux occurrences, en dehors du fait que les critères relatifs à l’inusité et à la nouveauté pourraient inclure l’idée de distinction d’avec la production des autres médias.

En outre, nous voyons que certains critères ne sont généralement pas énoncés clairement par les journalistes parce qu’ils s’éloignent des idéaux. Lorsque questionnés sur leur choix, les journalistes énoncent souvent ces critères normatifs pour expliquer ou justifier leurs décisions (Cotter, 2010). Les travaux qui interrogent des journalistes par le biais d’entretiens ou de sondages arrivent donc difficilement à ne pas se buter à ces critères et, en conséquence,

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il est difficile d’accéder à la connaissance à ce propos. La réflexion qui mène à chaque choix semble finalement difficile à déconstruire aux yeux des journalistes. Ils parlent souvent comme si les occurrences dignes de devenir une nouvelle surgissaient par elles-mêmes. Ce sont pour eux des évidences. Ce pourrait être pour cette raison aussi qu’on les entend souvent dire qu’ils se servent de leur « sens de la nouvelle » ou de leur « pif pour la nouvelle ».

En somme, si le discours des professionnels ne suffit pas à expliquer les choix, la recherche doit changer d’approche méthodologique et conceptuelle. En effet, nous croyons qu’il est nécessaire de prendre en compte que cette conception partagée de l’information se construit et change selon le contexte et qu’elle n’est pas figée dans le temps. Elle se renégocie en continu, autour des normes établies et véhiculées dans les discours professionnels et déontologiques, bien sûr, mais sans s’y restreindre. Il existe des règles non écrites, inspirées par la réalité du métier, qui se distinguent des idéaux. La recherche a déjà cherché à les découvrir par l’analyse de contenu. Ces règles non écrites sont véhiculées par la socialisation des journalistes, dans leur travail quotidien, au sein de l’organisation médiatique, dans leur réseau professionnel et dans la société en général.

Pour saisir la teneur de ces règles non écrites, des études ont fait l’analyse de contenus de presse. Ces analyses ont permis de dresser d’autres listes : celles des déterminants de la nouvelle. Pour la première fois en 1965, Galtung et Ruge ont testé la validité de 12 déterminants (Galtung & Ruge, 1965; Tableau 1). Après avoir étudié en profondeur la présence de ces déterminants dans la couverture de trois crises internationales, ils concluent que tous les critères ne sont pas égaux, malgré le fait que l’on puisse dire que plus un événement remplit de critères, plus il a de chances d’être sélectionné comme nouvelle prioritaire. Ils concluent également que les déterminants de la nouvelle sont complémentaires. Certains peuvent être plus forts ou plus faibles selon les cas et un critère fort peut remplacer la faiblesse ou l’absence d’un autre. Les chercheurs remarquent en outre que certains regroupements de facteurs génèrent plus de nouvelles que d’autres. Cette recherche a jeté les bases de plusieurs autres, notamment parce qu’elle ne s’intéresse pas uniquement au contenu choisi, mais aussi à celui qui ne l’est pas. En effet, en partant de trois crises internationales, il était possible de voir quels événements se frayaient ou pas un chemin jusque dans les médias. De plus, elle a permis de voir la mise en forme des événements, les

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aspects privilégiés ou pas, etc. Toutefois, cette méthode comporte aussi des limites puisque les trois crises présentaient déjà à la base un intérêt journalistique à cause de leur portée. De plus, cette recherche ne s’intéresse pas à d’autres occurrences, comme des enjeux ou des thèmes, qui ne sont pas des événements.

Il faut souligner que les travaux de Galtung et Ruge s’inscrivent dans une démarche politique, laquelle n’est pas cachée, qui vise à assurer une meilleure couverture des événements internationaux. Des études subséquentes ont travaillé à ce même but, certains s’attardant plus clairement aux « biais » de couverture, comme la recherche bien connue d’Adams qui a montré qu’en ce qui concerne l’intérêt journalistique donné à des catastrophes naturelles par les télés américaines, le décès d’un seul Occidental équivaut à 3 décès d’Européens de l’est, 9 Latino-Américains, 11 Arabes et 12 Asiatiques (Adams, 1986).

La recherche de Galtung et Ruge portait sur la couverture faite par des journaux. Les recherches de Tunstall ont par la suite démontré que ces déterminants demeuraient valides dans le contexte de la sélection des manchettes des bulletins télévisés (1971), mais qu’il fallait en ajouter trois, lesquels l’emportent parfois sur les autres : la présence d’images, le fait que le contenu provienne de leur propre équipe de reporters et l’immédiateté de

12 déterminants de la couverture journalistique (Galtung and Ruge, 1965) FREQUENCY THRESHOLD UNAMBIGUITY MEANINGFULNESS CONSONANCE UNEXPECTEDNESS CONTINUITY COMPOSITION

REFERENCE TO ELITE NATIONS REFERENCE TO ELITE PEOPLE REFERENCE TO PERSONS

REFERENCE TO SOMETHING NEGATIVE

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l’événement. On remarquera aussi que les bulletins télévisés sélectionnent une fraction de contenu beaucoup plus petite que les journaux étudiés par Galtung et Ruge.

De recherche en recherche, la liste de déterminants se raffine, et s’allonge. En 1991, Bell revoit ceux-ci et ajoute celui de l’attribution lorsqu’il constate qu’une occurrence a plus de chance d’être choisie si elle peut être commentée ou confirmée par une source crédible, de prestige ou de statut reconnu (1991). En 2001, des chercheurs britanniques revisitent la liste de Galtung et Ruge, mais inversent la méthode d’origine pour commencer par sélectionner une variété de contenu des premières pages de trois quotidiens pour en dégager empiriquement les déterminants, pour finalement les comparer avec la liste de Galtung et Ruge (Harcup et O’Neill, 2001). Ils considèrent 1276 articles de genres variés : nouvelles locales, nationales et internationales, éditoriaux, features et même des lettres des lecteurs. Ce travail leur permettra de dresser une liste mise à jour, au moment où le virage numérique se produit. On remarque plus spécifiquement l’apparition du critère divertissement (entertainment), qui regroupe les occurrences qui représentent l’humour, le show-business, les références au sexe, aux animaux, de même que ce que les auteurs appellent les opportunités photo, c’est-à-dire les occurrences qui ont gagné une place de choix grâce à un cliché spectaculaire ou particulièrement divertissant (Tableau 2).

10 déterminants de la couverture journalistique (Harcup et O'Neill, 2001) THE POWER ELITE

CELEBRITY ENTERTAINMENT SURPRISE BAD NEWS GOOD NEWS MAGNITUDE

RELEVANCE (to the audience) FOLLOW-UP (continuity) NEWSPAPER AGENDA

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En plus d’adapter les critères de Galtung et Ruge au nouveau contexte, ces deux auteurs font deux critiques pertinentes à propos de la recherche de Galtung et Ruge (1965). Comme première critique, ils remarquent que l’application de ces déterminants au contenu est très subjective, et que, parfois, cela amène le chercheur à tirer des conclusions sur le contexte de production seulement à partir du contenu final. C’est par exemple le cas du critère de composition, qui regroupe les articles ayant été retenus pour assurer la cohésion des pages. Comment avoir la certitude que ces articles ont vraiment été placés là par esprit de composition ? Sans questionner ou observer les producteurs, cela reste incertain. Comme seconde critique, ils remarquent qu’il semble toujours y avoir des cas où des événements possèdent plusieurs des caractéristiques requises, mais ne sont pas choisis par les journalistes. La compréhension du processus d’évaluation de l’intérêt journalistique serait donc encore inachevée.

De notre côté, nous remarquons aussi que ces listes de déterminants varient beaucoup selon le cas étudié et selon la méthode employée pour collecter un corpus. De plus, les analyses du contenu permettent de dresser des listes qui ne s’éloignent pas toujours des valeurs chères aux discours journalistiques, notamment parce que les chercheurs restent parfois sensibles aux critères normatifs des professionnels3.

En somme, nous voyons que la conception partagée de l’information a été comprise par le prisme des discours professionnels et par l’analyse du contenu médiatique, mais que cette compréhension demeure incomplète, puisqu’il reste toujours des choix que la recherche ne peut expliquer. En conséquence, il s’avère selon nous nécessaire d’exercer un changement de méthodologie et de cadrage conceptuel pour voir cet objet sous un nouvel éclairage. En effet, la conception partagée de l’information, que l’on conçoit comme un construit renégocié en continu par les journalistes, pourrait être mieux comprise par l’observation de cette négociation. La veille médiatique et ses effets sur la production journalistique devient dès lors un objet de recherche à privilégier, car il donne accès à ce moment de la négociation. Pourtant, à notre connaissance, aucun travail n’a été fait en ce sens pour l’instant.

3 Certains chercheurs en journalisme sont d’anciens journalistes qui ont été socialisés dans ce contexte

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1.3.1.2 Entraînement, homogénéisation et amplification

Il existe d’autres discours savants, dont certains s’appuient sur des données empiriques, au sujet du rapport de collaboration qu’entretiennent entre eux les journalistes, et qui mettent l’accent sur la similarité des productions journalistiques d’un média à l’autre. Ces discours évoquent la consonance, la standardisation, la cohérence, la conformité, l’homogénéité ou la convergence de la couverture médiatique, bref, une similarité qui peut être appliquée autant aux agendas médiatiques, qu’au cadrage et qu’aux opinions véhiculées par les médias (Reinemann, 2004). Plusieurs de ces discours seront même très critiques envers les médias, qui se regardent ainsi les uns les autres et créent un effet d’entraînement, voire de suivisme. Ce faisant, ils s’isolent des autres acteurs de la société qui mériteraient d’avoir accès au droit de parole. Bourdieu parlera de la logique de « circulation circulaire de l’information » (1996), laquelle maintient le débat public fermé aux acteurs extérieurs au champ médiatique. On parlera aussi de ce phénomène comme des « biais » induits par l’organisation des médias (Bennett, 2012). Par ailleurs, il s’agit d’un constat répandu également dans les discours profanes qui viennent mettre au défi cette responsabilité des médias de fournir un marché pluraliste d’idées. Somme toute, ces discours attirent tous notre attention sur le fait que, malgré la compétition généralement très forte entre les médias, les contenus, eux, demeurent homogènes.

Cet effet d’entraînement serait encore plus fort au temps d’Internet. Degand observe qu’Internet, l’outil d’espionnage par excellence de l’avancement du travail de la concurrence, crée une forme de suivisme exacerbé chez les journalistes (Degand, 2011). Les nouvelles jugées dignes d’être publiées apparaissent comme de simples signaux à relayer au plus vite, souvent au moyen d’un simple copier-coller, d’un nouveau titre et de quelques modifications formelles. Des études ethnographiques de salles de rédaction ont permis de dresser un constat qui vient appuyer cette observation : le travail du journaliste en ligne est de faire une mise à jour constante des articles et d’ainsi pratiquer un « journalisme de reprise » (Dagiral et Parasie, 2010). De son côté, Rebillard s’aperçoit, en observant plusieurs sites d’information à la fin de l’année 2004, que la publication d’informations exclusives à Internet est marginale par rapport à la reproduction d’informations initialement produites pour les médias traditionnels (Rebillard, 2006). Il affirme ainsi que l’information en ligne pousserait à son maximum la logique de circulation circulaire de l’information nommée par Bourdieu.

Figure

Tableau 1 — Douze déterminants de la couverture journalistique (Galtung et Ruge, 1965)
Tableau 2 — Dix déterminants de la couverture journalistique (Hardcup et O’Neil, 2001)
Figure 1 —La communication publique (Demers, 2008 : 224).
Tableau 3 — Réthoriques du gatekeeping par discipline (Barzilai-Nahon, 2009 : 17).
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Références

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