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Chapitre 3 — Cadre conceptuel et théorique

3.3 Le journalisme de communication et le concept de pertinence

La problématique que nous avons décrite nous amène à privilégier un cadre conceptuel et théorique qui permet de distancer de façon critique notre compréhension des positions normatives fréquentes dans ce champ de recherche, tout en considérant les normes comme un aspect indissociable des pratiques, puisqu’elles agissent indéniablement comme un cadre les structurant. Nous avons donc choisi de situer nos observations dans le paradigme du journalisme de communication, tel que décrit par Charron et de Bonville (1996). Ce paradigme s’inscrit dans une théorie générale sur les transformations du journalisme, élaborée à l’aide de paramètres explicatifs intégrant les dimensions culturelle, politique, économique et technique du journalisme. Cette théorie s’applique et s’adapte à une multitude de cas, d’angles et de méthodes d’analyse. Sa description du paradigme du journalisme de communication nous permet de mieux comprendre la production journalistique, sans juger moralement ou déontologiquement des pratiques.

La théorie distingue quatre paradigmes présentant des caractéristiques propres à la pratique journalistique de l’époque dans laquelle elle s’inscrit, du XVIIe siècle à nos jours : le

journalisme de transmission, le journalisme d’opinion, le journalisme d’information et le journalisme de communication. Basés sur le concept kuhnien de « paradigme », les

changements paradigmatiques se produisent en conséquence d’une crise causée par une accumulation d’« anomalies », « c’est-à-dire d’énigmes inexplicables dans le cadre du paradigme traditionnel » (Charron et de Bonville, 1996 : 58). Ce sont les chercheurs qui remarquent ces anomalies, qui situent les crises : le paradigme est un outil du chercheur pour nommer et renommer le réel. Les anomalies obligent la recherche de solution et, ainsi, entraînent de nouvelles manières de faire, fondées « sur une vision du monde différente, c’est-à-dire un nouveau paradigme » (Ibid). La crise paradigmatique se traduit, dans le journalisme, par une redéfinition des références et des normes autour desquelles il n’y a plus de consensus. Le changement de système de référence se produirait en raison de transformations liées au contexte de la pratique journalistique plutôt qu’à la pratique elle- même.

Notre problématique de recherche ne nous amène pas à poser un regard diachronique sur les pratiques de veille à proprement dit, car notre objectif n’est pas de mesurer un changement, ni de valider par la recherche empirique la théorie des changements paradigmatiques. Cependant, le fait d’ancrer notre propos dans une théorie du changement du journalisme nous prémunit contre le risque associé à la recherche sur les pratiques actuelles, qui est de mettre de façon injustifiée l’accent sur la nouveauté (Mitchelstein et Boczkowski, 2009).

Nous posons plutôt un regard actuel sur le journalisme, c’est-à-dire que nous prenons un instantané de la réalité de la production journalistique dans un contexte donné. Cet instantané s’enrichit des éléments descriptifs du paradigme du journalisme de communication, pour contribuer à valider, à définir et à faire évoluer les différents paramètres qui concernent notre problématique. C’est notamment le cas en ce qui concerne le concept de « pertinence », lequel est central à notre réflexion dans le contexte médiatique où la concurrence s’accroît pour une ressource de plus en plus rare : l’attention des membres du public.

Tel qu’expliqué par Charron et de Bonville, se distinguer devient, dans le contexte de l’hyperconcurrence médiatique, plus difficile pour tous les médias qui doivent user de moyens plus audacieux pour se tailler une place dans les habitudes des consommateurs, dont l’attention se fait plus volatile (Brin, Charron et de Bonville, 2004). La situation d’hyperconcurrence médiatique amènerait les entreprises de presse à adopter des « stratégies combatives » face à leurs concurrents et à « privilégier la souplesse et l’innovation au détriment de la planification » (Ibid). Des stratégies de rétention de l’attention axées sur la fidélisation du public régiraient désormais les relations public-médias, lesquelles se caractériseraient par des « liens d’affinités et de connivence fondés sur l’intersubjectivité, le divertissement et le plaisir » (Brin, Charron et de Bonville, 2004 : 106).

Dans un contexte rendant nécessaire l’innovation permanente, les journalistes se préoccupent plus que jamais de positionner chacune de leurs productions dans la sphère médiatique. La concurrence ne se situe plus uniquement entre les entreprises de presse, ou entre les journaux, dont chacun d’eux est mis en marché comme un tout. Elle se situe aussi entre les produits journalistiques eux-mêmes, puisque chacun d’eux doit arriver à capter l’attention des consommateurs. Les journalistes cherchent à fidéliser un public plus ou moins circonscrit et défini, à défaut de pouvoir retenir l’attention du plus grand nombre. La composition du public

agit comme un des éléments structurant l’énonciation journalistique de chacun des paradigmes journalistiques. L’opinion publique sous le journalisme de communication se caractérise par « un nombre indéfini d’agrégats d’opinions individuelles polarisés par un objet d’opinion quelconque ; les enjeux politiques ne constituent plus qu’un des nombreux objets polarisant les opinions individuelles. » (Ibid). Ces agrégats peuvent être identifiés et découpés avec l’aide des différents outils donnant accès aux traces de la réception des productions médiatiques.

Ainsi, chaque producteur adapte consciemment son message au public auquel il se destine, puis l’organisation médiatique proposera une variété de messages dont chacun aura une pertinence en regard d’un destinataire. Il est bien question ici de « pertinence », une notion qui n’induit pas de jugement sur la qualité de l’information présentée et englobe des stratégies d’adaptation très larges. Par exemple, la production de messages sensationnalistes, lesquels portent souvent sur les trois S (sang, sport, sexe), n’est qu’une stratégie parmi toutes celles qui peuvent être utilisées pour intéresser des publics. L’emploi du terme « pertinence » permet de prendre en compte toutes les stratégies d’adaptation des messages à un destinataire, qu’elles soient considérées par ailleurs comme de bonnes pratiques journalistiques ou non. Le terme est peu défini dans les explications de Charron et de Bonville, et nos travaux contribueront à clarifier cet aspect, notamment en illustrant et en décrivant les manières avec lesquelles les journalistes cherchent à gagner de la pertinence, toujours en regard d’un public.

Les journalistes s’assureraient de la pertinence des messages pour qu’ils soient consultés, parce que publiés dans un délai raisonnable, sur un support adéquat et dans un genre journalistique qui convient, mais aussi parce qu’ils contiennent des informations intéressantes et des interventions de personnes choisies, etc. Bref, ils s’adressent à un destinataire en s’assurant que celui-ci puisse se reconnaître dans un contenu choisi, diffusé et mis en forme pour lui. Avec pour conséquence que les journalistes se font plus soucieux du succès de leur production sur les moteurs de recherche, de la popularité des mots-clés, des thèmes, des auteurs et des opinions, par exemple, car ce sont des traces de la réception des productions médiatiques. Ces informations peuvent aiguiller les journalistes dans leurs prises de décision quotidiennes.

Du point de vue de l’organisation médiatique, celle-ci propose une variété de messages dont chacun d’eux a une pertinence pour un segment du public. Cette variété de produits peut comprendre de la publicité, du divertissement, et aussi du contenu concernant les affaires publiques. C’est cette idée qui vient parfois créer de la confusion chez certains penseurs, qui voient dans la production de contenu à propos des affaires publiques, un signe que le journalisme d’information, dont la valeur d’objectivité est centrale, se pratique toujours tel quel, ce qui les amène notamment à contester la validité de l’idée du paradigme du journalisme de communication (Mathien, 2001). Toutefois, ce dernier paradigme n’exclut pas du tout que se produise un journalisme qui est resté attaché aux valeurs de celui qui lui a précédé. Au contraire, il admet que ce type de journalisme existe toujours. Toutefois, il n’est plus le système de référence, il est un type parmi d’autres. De plus, ce type de journalisme n’est pas le produit d’individus ou d’organisations qui auraient, par volonté idéologique, déontologique, personnelle ou grâce à un cadre organisationnel plus favorable, résisté aux pratiques dérivantes ou qui auraient érigé un « contre-modèle ». Ce journalisme qui correspond en tout ou en partie au journalisme d’information se produit aujourd’hui dans un système distinct de références et de normes. Il est lui aussi produit pour capter l’attention, rejoindre et fidéliser un public particulier, lequel pourrait être vu comme plus intéressé par ce type de sujet, plus instruit, plus attaché aux valeurs d’objectivité, etc.

Comme l’explique Demers, le contenu d’affaires publiques n’est plus dans ce contexte la « principale locomotive à la construction des publics » (Demers, 2012 : 11). Les journalistes ne se représentent plus la seule image du destinataire-citoyen, cet être rationnel préoccupé de comprendre la société, pour plutôt se représenter un destinataire-cible (2012). L’utilisation du concept de « destinataire », d’abord utilisé dans le modèle de communication linéaire de Shannon et Weaver (1949), nous est utile lorsque nous portons notre attention sur un moment précis de l’acte de communication, celui de la production du message. Parfois, le destinataire- cible ressemble beaucoup au destinataire-citoyen d’autrefois. Dans un monde où la marchandisation se fait à la pièce, l’adaptation du message se fait sous plusieurs aspects : le sujet, le moment de la diffusion et de la consommation, l’organisation médiatique et sa marque, le support médiatique, etc.

Pour chaque média, il reste aussi une certaine marchandisation plus globale, qui vise un public de masse plus ou moins grand, mais dont les grandes lignes descriptives n’échappent pas à quiconque s’y intéresse un peu. Par exemple, le lectorat du Devoir n’a historiquement pas les mêmes caractéristiques sociodémographiques que celui du Journal de Montréal. Mais il ne s’agit pas non plus du système de référence de base en la matière, parce qu’aujourd’hui chaque producteur doit adapter consciemment chaque message aux consommateurs auxquels il le destine. Le journaliste doit ainsi davantage tenir compte des publics, ceux qu’il a déjà, mais aussi ceux qu’il espère avoir. Il doit aussi se soucier de la façon dont sa production sera consultée par les consommateurs et ainsi adapter ses messages à chaque support de diffusion. Pour y arriver, il peut se poser plusieurs questions. Qui est intéressé par ce message ? Qu’est- ce que ces personnes veulent savoir à ce propos ? Quelle plateforme de diffusion est à privilégier pour ce contenu précis ? Ce que nous voulons expliquer ici, c’est que les journalistes cherchent consciemment à proposer une variété de messages dont chacun d’eux a une pertinence en lien avec le destinataire ciblé, c’est-à-dire qu’ils cherchent à ajuster chacun de leurs messages pour capter l’attention des membres du public et pour s’assurer de gagner leur fidélité. Ils se préoccupent que leurs messages sont bien reçus parce qu’adaptés à leur public, dans un contexte donné.

Nous cherchons à décrire ces processus au quotidien desquels découlent des connaissances, qui se cristallisent au sens large dans une conception de ce que doit être l’information journalistique, mais laquelle doit aujourd’hui être comprise en une multitude de facettes, dans un contexte de segmentation des publics et d’une multiplication des plateformes de diffusion. Nous analysons l’adaptation de l’information, une adaptation que nous concevons à la fois par rapport à un public ciblé de même qu’à sa façon de consommer ladite information.

Ce que nous décrivons représente aussi un changement professionnel d’importance pour les journalistes qui n’occupent pas de postes de gestionnaires, car ils ont traditionnellement évité de trop considérer les intérêts des publics, pour respecter leurs normes professionnelles en proposant une information destinée au citoyen. Le discours professionnel s’articulait alors autour de cet imaginaire. Aujourd’hui, il reste des traces de ce discours, notamment lorsque les journalistes discutent de leurs normes ou des contenus portant plus directement sur la politique ou les affaires publiques. Cependant, l’ensemble de la production ne s’adresse plus

au destinataire-citoyen. Nous pensons que les journalistes remanient présentement leur discours professionnel à cet égard, mais que cela pourrait entraîner un certain malaise chez les individus qui ressentent le clivage entre des normes qui valorisent encore l’idéal du destinataire-citoyen et la réalité du métier tel qu’ils la vivent tous les jours dans leur salle de rédaction, laquelle les amène à chercher par divers moyens d’adaptations à attirer des publics de plus en plus segmentés et ciblés.

Des changements dans l’organisation du travail sont également observables, car des préoccupations qui étaient seulement celles des dirigeants et des employés de la division publicité de l’entreprise sont maintenant aussi celles des journalistes, ce qui vient ajouter des tâches à leur quotidien. C’est le cas en ce qui concerne les tâches liées à la veille médiatique, mais aussi à l’interprétation et l’adaptation stratégique des messages. Les changements organisationnels peuvent occasionner des situations conflictuelles entre les diverses classes d’emploi (syndiqués, cadres, surnuméraires), alors que se redéfinissent les rôles et responsabilités de chacun. Pour toutes ces raisons, il devenait nécessaire de choisir également des méthodes de collecte et d’analyse des données qui permettaient de tenir compte des différentes dimensions de l’objet de recherche, tout en nous gardant à distance des discours normatifs (la pratique souhaitée) pour nous rapprocher de la pratique réelle.