• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 —De la veille médiatique à l’adaptation des messages journalistiques

5.3 L’adaptation de la production

5.3.2 Le paradoxe de l’influence des publics

Nous avons décrit un processus d’adaptation de la production se faisant au cas par cas. Les participants expliquent bien comment cette adaptation se fait en rapport avec les supports de diffusion et le moment de diffusion. Pourtant, il existe une dimension moins discutée dans ce processus : l’influence des publics dans la mise en place de stratégies d’adaptation. Bien que cette dimension ne soit pas beaucoup nommée explicitement, les journalistes que nous avons rencontrés ont parfois dit cibler des destinataires selon leurs intérêts, selon leurs habitudes de consommation et selon le contexte qui sera celui de la diffusion, ce qui relève du modèle typique, du journalisme de communication en contexte d’hyperconcurrence médiatique. Pour eux, les destinataires sont indissociables du processus d’adaptation des messages. Un participant l’exprime même de façon très claire : « Moi quand j’écris, je pense à deux, trois personnes. Oui, je pense à des gens quand j’écris. J’ai toujours en tête un public cible » (Jour04). Cette représentation est contextuelle et elle varie selon plusieurs aspects, dont le sujet, l’angle, le lieu et le temps de diffusion, la plateforme, le style, le genre, etc. Ce sont tous des paramètres qui feront varier la représentation du destinataire. Par ailleurs, rappelons que l’utilisation du concept de destinataire vient mettre l’accent sur l’acte de communication spécifique en contexte, par rapport au concept de public qui serait plus fixe dans le temps.

En fait, le journaliste se demande, pour chaque message, quel sera son destinataire et cherche à tracer les limites de la pertinence pour celui-ci. C’est la veille qui lui permettra d’y arriver : est-ce que le destinataire à qui on s’adresse aura déjà beaucoup lu sur le sujet ? Est-ce qu’il se pose des questions différentes ? Est-ce qu’il se sent choqué, peiné ou réjoui ? A-t-il besoin d’explications plus approfondies ? Par exemple, un journaliste explique : « Dans l’analyse d’un [produit de consommation], je tiens compte du marché visé » (Jour04). Pour la couverture du budget fédéral 2014, parmi les différentes mesures annoncées, il sera décidé en réunion de miser sur un aspect en fonction d’un destinataire visé, comme nous l’avons raconté dans le journal de bord : « On choisit de leader avec les coupures pour les fonctionnaires, parce qu’on estime que c’est un aspect qui intéresse la population d’ici, qui compte beaucoup de fonctionnaires. On pense que ce sont eux qui seront intéressés par l’article » (Extrait du journal de bord, 12 février 2014).

Nos observations nous ont permis de comprendre que cette série de questions fait partie de la recherche de pertinence que tant que démarche d’adaptation de chaque message, à la fois par le journaliste responsable de sa rédaction et par les directeurs qui en encadrent la production. Cette démarche n’est pas sans rappeler celle des professionnels des relations publiques, qui adaptent systématiquement leurs messages à un destinataire. La veille médiatique intervient, pour ces deux groupes professionnels, en soutien pour trouver les réponses à ces questions.

Ainsi, le concept de pertinence ne peut pas se définir par une liste de critères normatifs, par exemple la nouveauté, la proximité etc., ni par des listes de tendances ou de lignes directrices identifiées par les journalistiques comme étant des populaires auprès de plus larges publics. Le concept de pertinence ne doit pas se définir dans l’absolu, mais plutôt par rapport à un destinataire que le journaliste se représente dans une situation de communication spécifique. Ainsi, ce qui est pertinent dans une situation X, ne le sera pas dans une situation Y. En cela, il est concevable que le concept de pertinence puisse sembler flou, car il ne donne aucune ligne directrice sur ce qui est pertinent ou non de faire, pour le journaliste. Il met plutôt l’accent sur un processus contextuel d’adaptation des messages.

De plus, il faut faire attention de ne pas confondre la pertinence avec l’intérêt public, c’est- à-dire ce qu’il est nécessaire aux citoyens de savoir pour le bon fonctionnement de la société.

Ce qui est jugé pertinent dans une situation de communication spécifique n’est pas nécessairement ce qu’il est bon de savoir ou ce qu’il serait nécessaire de divulguer. La pertinence ne juge pas de la valeur publique des informations. Rappelons que le concept de pertinence n’induit pas de jugement sur la qualité de l’information présentée et englobe des stratégies d’adaptation très larges. Il permet de prendre en compte toutes les stratégies d’adaptation des messages à un destinataire, qu’elles soient considérées par ailleurs comme de bonnes pratiques journalistiques ou non.

Bien que la veille médiatique réponde à des objectifs ou préoccupations clairs selon notre perspective, plusieurs participants semblent avoir de la difficulté à justifier l’utilité qu’elle peut avoir dans leur travail quotidien. Des participants émettent des jugements négatifs concernant la veille médiatique sur Internet, jugeant entre autres qu’elle monopolise trop de temps dans leur travail quotidien (Jour01, Jour02, Jour03, Jour05, Jour09, Jour10, Jour14, Jour17, Jour18). L’un d’eux s’exclame : « Ça devient comme un peu fou là par moment ! J’essaie de me ramener [à l’ordre] parce que des fois ça peut vraiment gruger de ton temps d’aller voir systématiquement qui tweet quoi, soit ton article ou tel article » (Jour14). Des journalistes reviennent sur le fait que des outils comme Twitter et Facebook sont inutiles pour trouver des nouvelles, car ce qu’on y trouve est trop connu des publics (Jour07, Jour14, Jour18). D’autres sont plus nuancés et avancent que ces réseaux sont parfois utiles, surtout lorsqu’on prend la peine de fouiller pour trouver et suivre des personnes médiatiquement peu connues, mais intéressantes (Jour05, Jour06, Jour09). Mais, somme toute, dans ces réponses, ils évacuent l’utilité première de la veille médiatique qui est de soutenir la prise de décision pour l’adaptation des messages.

Pourtant, ils considèrent tous la veille médiatique comme nécessaire. Il y a là un certain paradoxe. Celui-ci pourrait s’expliquer par le fait que la veille reste surtout pour les journalistes une façon de poser des balises dans le champ des possibilités de couverture, des balises qui sont nécessaires, mais qui ne mènent pas directement à l’écriture plus concrète d’un reportage, comme le ferait une entrevue par exemple. Elles ont pour objectif de faire une meilleure sélection, hiérarchisation et production d’information par rapport à un contexte de diffusion et par rapport à un destinataire, c’est-à-dire de s’assurer de la pertinence de la production pour quelqu’un qu’il s’agit d’attirer et de retenir. Les connaissances qui sont

acquises par cette veille relèvent davantage de la mise en marché stratégique de l’information, plutôt que de la connaissance d’un sujet de couverture en tant que tel. Il s’agit donc d’un champ de compétences qui n’a pas encore été légitimé dans le discours professionnel.

Qui plus est, ces impressions mitigées des journalistes pourraient s’expliquer par le fait que les journalistes d’aujourd’hui ne disposent pas encore de toutes les compétences en matière de mise en marché stratégique de l’information. D’une part, ils ne connaissent pas tous les moyens de faire une veille efficace et peuvent trouver difficile de faire sens de toutes ces données. D’autre part, ils doivent s’adapter à un monde médiatique qui reste encore en transformation. Par exemple, plusieurs journalistes ont exprimé le fait qu’il est difficile de comprendre les publics, même si l’on dispose de beaucoup d’information à leur sujet. Chez beaucoup de journalistes interviewés, nous remarquons même une certaine frustration devant les comportements des publics, souvent vus comme incompréhensibles, aléatoires et imprévisibles : « Ce n’est pas toujours facile de comprendre les gens. Parfois tu travailles vraiment fort sur un dossier, tu penses que tu vises dans le mille, puis ça ne décolle pas. C’est vraiment décourageant parfois » (Jour06). Un journaliste d’expérience trouve qu’il était plus facile auparavant de faire sens des opinions des lecteurs :

Aujourd’hui, c’est un peu embêtant. À l’époque où il n’y avait pas Internet, on avait le courrier des lecteurs et les gens écrivaient à la main ou à la machine à écrire. Puis on se disait pour une lettre qui rentre au journal, il y a à peu près 150 lecteurs qui doivent penser la même affaire. Mais pour le courriel qu’on m’envoie ou le commentaire parfois débile qu’on m’envoie sur les blogues, je me dis, il y en a combien qui pense pareil ? Je ne sais pas. Et les outils qui vont nous permettre de savoir c’est quoi la pénétration d’une opinion, je ne suis pas sûr qu’ils soient au point (Jour04).

Lors des entretiens avec les journalistes, nous avons également perçu que l’influence des publics sur la production reste une question délicate pour la plupart d’entre eux, qui veulent conserver leur autorité professionnelle sur les choix éditoriaux. Nous voyons que nos résultats exposent le fait que ce glissement d’une vision du destinataire-citoyen, dont les caractéristiques se rapportent à l’imaginaire de l’être rationnel et préoccupé de comprendre la société et sa vie politique, vers celle du destinataire-cible (Demers, 2012) provoque une remise en question de certaines règles normatives du journalisme. Les journalistes négocient de façon continue ce rapport entre la primauté de l’intérêt public et la nécessité de se mettre

en phase avec les intérêts d’un public cible. Ils ont presque tous tenu à préciser en entretien l’importance qu’ils accordent au bon jugement du journaliste qui ne doit pas se contenter de donner aux gens ce qui les intéresse, mais aussi de traiter de ce qui est utile pour la société. En effet, le discours des journalistes est parsemé d’indices qui nous laissent croire que ces derniers restent attachés à la représentation du destinataire-citoyen, mais, malgré cet attachement, les participants affirment consulter des informations sur les publics et s’en servir pour ajuster leurs messages, selon plusieurs aspects, que ce soit l’angle, le choix des sources, le choix des sujets, le niveau de langage, de même que le niveau d’approfondissement, d’analyse ou de mise en perspective à adopter. Cependant, ce changement chez les journalistes ne doit pas être vu comme une quête de popularité à tout prix que les participants associeraient à un manquement à leur mission de service public. Il peut tout autant s’agir de stratégies de vulgarisation des savoirs et des enjeux de société, qui viennent ici rejoindre certaines de leurs préoccupations liées à leur mission de service public. Même des contenus plus divertissants viendraient selon un des journalistes interviewés (Jour06) remplir cet objectif, en ralliant des publics sous la marque Le Soleil, les amenant, peut-être, à consulter des contenus plus « étoffés ». Ainsi pour les journalistes rencontrés, la production de contenus plus « populaires », lorsqu’elle se fait en complémentarité avec des contenus plus sérieux, ne contrevient pas à leur objectif de servir l’intérêt public.

Tous les journalistes que nous avons rencontrés font de la veille médiatique sur Internet de façon quotidienne, et ce, malgré le peu de temps dont ils disposent, disent-ils, après leurs activités de collecte d’informations, d’entrevues et de rédaction. Nous remarquons que les directeurs et pupitreurs font une veille plus assidue que les journalistes aux reportages, ce qui s’explique par le fait que la sélection et la hiérarchisation de l’information constituent une partie plus importante de la tâche qui leur est attribuée dans leur organisation. Ce sont eux qui prennent les dernières décisions en la matière. Ils jouent aussi un rôle de leader dans la salle de rédaction, c’est-à-dire qu’ils orientent la production des autres journalistes pendant qu’elle se fait en fonction du contexte médiatique toujours changeant. Par exemple, un directeur avertit un journaliste de raccourcir un texte qui traite d’un sujet extrêmement populaire sur les médias sociaux, anticipant qu’il sera déjà trop connu pour l’édition papier du journal le lendemain (Dir03). Un autre encourage un journaliste à publier un texte plus

rapidement sur le Web, pour profiter du buzz36 qui a cours (Dir06). Les directeurs et pupitreurs discutent ouvertement du contexte de diffusion et de la réception avec les journalistes de la rédaction, ce qui est bien reçu par leurs subalternes. Cela témoigne du fait que l’impératif de s’assurer de la pertinence de la production par rapport au contexte de diffusion et d’un destinataire est aujourd’hui ressenti par tous les journalistes, conformément à ce qu’explique le paradigme du « journalisme de communication » (Brin, Charron et de Bonville, 2004). Rappelons que la notion de pertinence englobe des stratégies d’adaptation très larges, et n’induit pas de jugement sur la qualité de l’information.

Tous les journalistes interviewés reconnaissent l’existence des différents enjeux relatifs aux modèles financiers des entreprises de presse, incluant la précarisation de leur situation d’emploi. Ils nomment tous également l’importance pour leur média de conserver un lectorat payant, de même que des auditoires intéressants pour les publicitaires. Nous remarquons également que les journalistes qui sont attitrés aux pupitres semblent plus ouverts que les autres à discuter de l’influence des publics. Par exemple, l’un d’eux résume sa vision de l’influence des publics ainsi : « On marche beaucoup en clics ! Pour les publicitaires et tout, c’est important » (Jour16).

La recherche de pertinence demande aux journalistes beaucoup de temps, pour faire de la veille, pour faire sens de ce qu’ils voient, pour analyser et prendre des décisions, pour évaluer après coup ces décisions, voire pour se former en continu à cette nouvelle réalité, dans un contexte où ils sont très sollicités par le rythme accéléré de la production d’information. L’un d’eux s’exclame : « Mais ça bouffe du temps, c’est incroyable ! C’est qu’il y en a tellement [à suivre]. Et c’est là que ça devient difficile » (Jour05).

Certains journalistes ont évoqué dans leur entretien ressentir un certain malaise devant ces responsabilités, que ce soit le sentiment d’être pressé de prendre des décisions qu’on sait ne pas être suffisamment réfléchies ou optimales, ou l’incapacité à faire sens de toutes ces informations auxquelles ils ont accès (Jour01, Jou02, Jour05, Jour08, Jour10, Jour14, Jour16, Jour17, Jour18). Certains mentionnent d’une quelconque façon leur rejet de ces impératifs, en réaction à la complexité de ces réalités (Jour07, Jour17). Par exemple, l’un d’eux dit : « Je

suis comme le pire twitteur du monde. Moi, je déteste Twitter, mais j’ai comme essayé il y a deux ans, j’ai couvert la campagne électorale, je me suis mis sur Twitter un peu, j’ai essayé de l’utiliser, puis, j’ai arrêté. […] Je maitrise mal l’outil, puis je perds du temps » (Jour17). Il ajoute : « Je me suis déconnecté de Facebook, justement parce que je perdais trop de temps. Je suis comme ultra curieux, puis je vais glaner ce que le monde écrit », en indiquant du même souffle qu’il « sait qu’il devrait y être quand même » (Jour17). Un passage de l’entretien avec ce participant est particulièrement révélateur du malaise et de l’incompréhension que ces données peuvent créer chez un journaliste qui peut même en venir à se démotiver de son travail :

À moment donné, j’ai découvert [que je pouvais voir par moi-même le nombre de visionnements des pages de mes articles], puis ça a été la pire affaire du monde parce qu’il y a comme une relation amour-haine qui s’installe avec ça. Tu te dis, mon article a été facebooké genre 1000 fois et tu donnes une valeur à une nouvelle par rapport au nombre de fois où elle a été transmise dans les réseaux sociaux. Ça, je trouve vraiment que c’est une relation malsaine. Puis tu sais, il y a des articles que tu [travailles énormément] et tu penses que ça va vraiment pogner sur Internet, puis ça fait comme un flop total. D’autres articles que tu écris, tu n’as aucune idée et puis ça part. C’est que ça nous donne une idée de ce qui intéresse le monde, mais en même temps, est-ce qu’il y a des affaires qui les intéressent, mais qu’ils ne les partagent pas nécessairement ? C’est difficile à analyser. Comment tu analyses ça ? […] Quand je fais un gros travail sur quelque chose, puis que je vois que ce n’est pas dans les plus lus, que ce n’est pas dans les plus facebookés, tu sais, je suis comme découragée. Je me dis que j’ai fait ça pour rien. (Jour17).

Par ailleurs, le discours des gestionnaires par rapport à l’importance de prendre en considération les intérêts des publics semble « contradictoire » pour certains journalistes, qui mentionnent que la direction accepte que certaines productions marchent moins bien, admettent même que certains sujets doivent être traités même s’ils sont moins populaires parce qu’ils sont d’intérêt public, tout en soulignant et en encourageant systématiquement les bons coups des journalistes en termes de visibilité. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’on accepte que des productions soient complémentaires, c’est-à-dire que certains viseraient un plus grand segment du public et d’autres de plus petits.

Chapitre 6 — Discussion sur le journalisme de