• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 – La veille médiatique

1.3 Les effets de la veille médiatique

1.3.2 Les effets de la compétition

Au fur et à mesure que l’alignement sur la concurrence s’accélère, le besoin de s’en distinguer pour rester pertinent aux yeux des publics se fait aussi plus pressant, car, dans un contexte où capter l’attention est l’enjeu crucial, fournir exactement le même contenu que la concurrence n’est certainement pas la stratégie la plus efficace. En cela, la relation

d’interdépendance entre les médias comporte ainsi un rapport de compétition qui mène les journalistes à rechercher également la distinction.

La recherche a fait ressortir les diverses stratégies mises en œuvre par les journalistes et leur organisation médiatique pour se différencier de la concurrence et ainsi attirer des publics. D’abord, lorsque l’on pense à la concurrence entre les médias, on pense à cette course pour être le premier sur la nouvelle, c’est-à-dire être celui qui rendra accessible une information avant les autres. Se faire concurrence de cette manière permet au gagnant de paraître plus rapide, mais aussi d’agir comme définisseur de l’agenda de tous les médias. En effet, être le premier permet de contrôler ce qui sera jugé d’importance par l’ensemble des médias, dans la mesure où les autres chercheront subséquemment à se maintenir en phase avec le meneur. Ainsi, ce qui est appelé les breaking news dans le milieu journalistique, c’est-à-dire les nouvelles d’actualité les plus récentes, les plus « à chaud », apparaissent comme un moyen privilégié de se faire concurrence sur ce terrain. Finalement, un média qui agira régulièrement comme définisseur de l’agenda assurera son autorité sur les autres et deviendra une référence.

Parmi les moyens utilisés pour être le premier à diffuser une information, on compte bien entendu les éditions ou émissions spéciales, se situant en dehors de la grille de diffusion ou de publication habituelle. Il y a également les exclusivités, les scoops, les réactions ou les entrevues exclusives, de même que les enquêtes et les dossiers de fond, par exemple, qui sont tous des moyens de battre la concurrence sur ce terrain. Mais aujourd’hui, dans un contexte où il n’est pas possible de fournir de tels contenus en grande quantité par manque de ressources, cette course aux breaking news reste surtout une question de battre les autres de vitesse, avec les mêmes informations. Premièrement, plusieurs se concurrencent sur les nouvelles plateformes d’Internet qui permettent de diffuser de l’information instantanément, ou en très peu de temps (Degand, 2011). Ce phénomène attire la critique de plusieurs observateurs et de professionnels qui s’inquiètent de voir de l’information mal vérifiée et des rumeurs circuler rapidement dans l’espace public. Deuxièmement, les organisations médiatiques fragmentent l’information en plusieurs morceaux et la diffusent en plusieurs points (Merritt et McCombs, 2004). Ces pratiques attirent la critique également, car avec le manque d’analyse et de mise en contexte de l’information, on craint que le public ne puisse

bien saisir les enjeux. En effet, en diffusant l’information de façon morcelée, comment s’assurer que le public saura refaire les morceaux du casse-tête pour être bien informé ?

D’un autre côté, pour les journalistes, le morcellement des produits médiatiques a un prix et c’est celui de la réorganisation de toute la production. Les rythmes de production plus rapides et la production en mode multi-plateforme mettent beaucoup de pression sur les journalistes qui sont plus susceptibles de faire des erreurs ou de « tourner les coins ronds ».

Pour « nourrir la bête », c’est-à-dire fournir de l’information nouvelle et exclusive en quantité suffisante au rythme de l’information en continu, les journalistes et/ou les médias qui les emploient ont aussi élargi les limites de ce qui peut être considéré comme de la nouvelle. Avec pour résultat, et ce sera notre troisième point, que la frontière entre information et divertissement a tendance à se faire de plus en plus floue; on laisse la place aux scandales et aux comportements sensationnels; on crée une synergie entre les nouvelles et les autres secteurs de l’entreprise médiatique, par exemple en discutant des émissions télévisées culturelles ou sportives qu’elle produit (Merritt et McCombs, 2004).

Malgré les critiques qui sont faites à ce sujet, ces trois stratégies pour mener la course au

breaking news demeurent rationnelles pour les organisations médiatiques dans le contexte.

En effet, les médias peuvent ainsi continuer de lutter pour être les définisseurs de l’agenda médiatique, en regagnant la réactivité que leur média traditionnel n’a pas et en dépensant peu de ressources. Toutefois, si cette information coûte peu à produire, il reste qu’au final sa valeur est moindre. Et elle sera de courte durée : l’information, le plus souvent fournie gratuitement aux consommateurs, perd aujourd’hui plus rapidement sa valeur marchande. En conséquence, Rebillard remarque que les médias généralistes se dirigent vers la production de contenus plus spécialisés (Rebillard, 2007), c’est-à-dire du contenu à valeur ajoutée, comme le journalisme d’enquête. Certains médias miseront sur le commentaire émis par des personnalités vedettes. D’autres, sur le journalisme de données, une expression qui désigne la production d’information fondée sur le recueil, le traitement statistique et la visualisation de données (Trédan, 2011). Ce contenu à valeur ajoutée, qui se construit en dehors de la course de l’actualité à chaud, permettra quand même au média de se positionner comme définisseur de l’agenda, du moins s’il réussit à intéresser des publics et si ses « exclusifs » rebondissent dans les autres médias.

Les médias chercheront également à se différencier par d’autres stratégies que de se faire définisseur de l’agenda médiatique. La recherche met de l’avant des stratégies qui concernent la présentation de l’information, en jouant d’effets de style et de positionnement marketing, dont le but est de capter et de retenir l’attention d’un public. Par exemple, la Une du journal est aujourd’hui utilisée comme une sorte de vitrine marketing dont la principale fonction est d’attirer les lecteurs en présentant les différents contenus du journal, alors que, traditionnellement, la Une était l’espace réservé aux messages à l’intérêt journalistique le plus élevé. À la radio ou à la télévision, ce sont les manchettes du bulletin de nouvelles qui marquaient l’importance d’un événement. Mais le rôle des manchettes s’est aussi transformé peu à peu dès l’arrivée de la télévision d’information en continu. En fait, depuis 1980, moment qui marque l’arrivée de CNN4, la pionnière dans l’information 24 h sur 24 aux États- Unis, les bulletins de nouvelles et leurs manchettes, de même que les journaux et leur Une ont commencé à se transformer. En effet, l’information étant disponible à tout moment durant la journée, les médias traditionnels ont dû veiller à offrir un contenu différent, pour ne pas ennuyer leur public avec des informations qu’il est susceptible de déjà connaître. L’arrivée d’Internet viendra bien entendu accroître ce phénomène.

Que ce soit pour la Une ou dans les autres pages, les journaux soignent de plus en plus le visuel et les télévisions mettent l’accent sur les belles images. Dans les journaux, les titres se font de plus en plus gros et accrocheurs (Machin et Niblock, 2008). Cette tendance a été décrite dans certains contextes comme une « tabloïdisation des journaux », le tabloïd étant un format qui met en valeur les titres et les photos dans une première page qui ne contient plus d’articles, et dont le journalisme cherche à créer de l’émotion, souvent avec des thématiques liées à ce qui est appelé dans le métier les trois S : sport, sang et sexe. Bien que le format tabloïd ait d’abord été celui de la presse populaire, il a été adapté par d’autres types de médias et, aujourd’hui, il ne peut plus être associé à ce seul type de journalisme. C’est le cas pour le quotidien Le Soleil de la ville de Québec, dont on a dit qu’il avait adopté un modèle de tabloïd

4 Bien que CNN soit disponible au Québec grâce à la câblodistribution, il faudra attendre l’arrivée de RDI en

« nouveau genre », c’est-à-dire un journal de format compact5 qui se différencie de la formule particulière de la presse populaire tabloïd traditionnelle (Brin et Drolet, 2008 ; Drolet, 2011).

En somme, les stratégies qui concernent le style et le positionnement marketing, correspondent à la création d’une identité du produit médiatique, ou ce que les professionnels du marketing appellent une marque. Pour répondre aux pressions du marché, les organisations médiatiques développent une « news philosophy », c’est-à-dire une identité, une philosophie, qui implique des caractéristiques pour la nouvelle (Becker et Vlad, 2009). Il s’agit d’une façon de se positionner par rapport à la concurrence et par rapport aux consommateurs. En ce qui concerne la télévision, il a été observé que ce positionnement par rapport à la compétition se joue principalement sur l’inclusion plus ou moins marquée des

soft news6, et que les télévisions qui se différencient de façon claire à ce sujet ont plus de

succès sur le marché (Atwater, 1984). On pourra voir dans ces conclusions un nivellement par le bas pour plaire au plus grand nombre (Habermas, 1989). Pour d’autres, la marque médiatique signifiera plutôt un positionnement par rapport à un marché de niche7 (Machin et Niblock, 2008).

Par le passé, la façon dont les journalistes s’approprient cette marque n’a que peu été documentée. Cela pourrait s’expliquer par le fait que, traditionnellement, les journalistes ont été préservés des visées commerciales de leur entreprise par leurs normes professionnelles (Gans, 1979). Pour répondre au besoin d’indépendance éditoriale des journalistes, on a créé une séparation claire — parfois appelée la muraille de Chine ou la séparation entre l’État et la religion chez les Anglo-saxons — entre la rédaction et les services de publicité (Demers, 1991 ; Coddington, 2014). Bien que l’on sache que cette séparation n’a jamais été aussi étanche qu’on l’aurait souhaité (Pauly, 1988 ; McManus, 1994), la façon dont la marchandisation influe sur les stratégies éditoriales des journalistes n’a pas attiré beaucoup d’attention de la part des chercheurs. Cela peut aussi s’expliquer par le fait que le positionnement marketing de la rédaction, ce que les gens du métier nomment la « ligne

5 L’administration du journal privilégiera d’ailleurs le terme « compact », moins connoté péjorativement. 6 Les soft news sont décrites comme un hybride d’information et de divertissement, souvent en lien étroit avec

des considérations relatives à la vie privée des gens (Soft News, Dictionnaire Cambridge Advanced Learner's

& Thesaurus, Cambridge University Press). 7 Une niche est un segment bien défini du public.

éditoriale », a été associé par les journalistes — et peut-être même dans une moindre mesure par certains chercheurs —, aux éditorialistes, aux chroniqueurs et aux autres journalistes d’opinion. Pourtant, ce positionnement influence également le contenu « objectif » des nouvelles, dans sa sélection, sa hiérarchisation, son cadrage, sa présentation, etc.

Plus récemment, la question de l’appropriation que se font les journalistes de la marque de leur entreprise refait surface, alors que la frontière entre les services de marketing et de production journalistique est de plus en plus floue (Coddington, 2014 ; Carlson, 2015). Certains observent que les journalistes sont tiraillés entre leur indépendance éditoriale et la nécessité de prendre en considération les publics (Tandoc, 2014), alors qu’un sondage indique que les journalistes américains embrasseraient de plus en plus un rôle dans la marchandisation de leur production et de celle de leur média (Brill, 2001). On verra que les journalistes acceptent d’être mis en valeur par leur organisation, par des signatures mises en évidence, des adresses courriel et des photos (Reich, 2010). Il a été également observé que, de plus en plus, les journalistes se représentent eux-mêmes comme une marque, définissant leur propre mise en marché, leur propre identité éditoriale, notamment sur les médias sociaux (Hermida, 2013 ; Hanush et Bruns, 2017 ; Tandoc et Vos, 2016 ; Brems, Temmerman, Graham et Broersma, 2017).

Toutefois, il reste un manque à combler dans la recherche à ce sujet, notamment en ce qui concerne l’observation des pratiques et routines de veille de la concurrence et l’influence de cette veille sur l’adaptation de la production journalistique. Nous croyons qu’il est d’autant plus nécessaire à ce stade du savoir scientifique de s’intéresser de façon plus approfondie à cet objet dans un contexte où la concurrence accrue et l’innovation technique favorisent l’émergence de pratiques nouvelles en la matière.