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Chapitre 5 —De la veille médiatique à l’adaptation des messages journalistiques

5.2 L’analyse des informations

5.2.2 Constats, tendances et lignes directrices

Des processus d’évaluation de chaque information découlent des connaissances, lesquelles se cristallisent au sens large dans une conception de ce que doit être l’information

journalistique. Cette conception agit comme un agent fédérateur, qui est nourri à la fois par la pratique et par un idéal. Elle se décompose aujourd’hui en une multitude de facettes, dans un contexte de segmentation des publics et de multiplication des plateformes de diffusion. Nous n’utiliserons pas le terme « genre », lequel décrit plutôt des manières de mettre en forme textuellement l’information, puisque les processus que nous décrivons sont ici beaucoup plus larges, concernant également la sélection et la hiérarchisation des informations. Nous parlerons plutôt d’un phénomène que nous appellerons l’adaptation de l’information, une adaptation que nous concevons à la fois par rapport à un destinataire de même qu’à sa façon de consommer ladite information.

En effet, l’analyse des informations résultant de la veille médiatique donne accès à une connaissance des médias et des publics qui est utile aux journalistes pour ajuster leur propre production. Toutefois, avant d’arriver à cette étape, expliquons comment les journalistes font sens de cet ensemble d’informations colligées par la veille, au-delà de l’analyse quotidienne au cas par cas.

Les informations de la veille permettent à moyen et à long terme de dresser des constats plus larges, de dégager des tendances, voire de se donner des lignes directrices. Par exemple, certains angles sont privilégiés, car les journalistes sentent qu’ils viennent susciter l’intérêt, comme on peut le voir dans cet extrait d’entretien :

Intervieweur - Est-ce qu’il y a des sujets par exemple que vous savez que les gens partagent plus ou qu’ils cliquent plus ?

Jour15 — Bien toute la politique quand il y a des réformes, des scandales… Les gens sont cyniques ces temps-ci. Je ne sais pas s’ils ont l’épiderme un peu plus sensible, mais je trouve que le politique est souvent relayé beaucoup. À moins que ce ne soit une nouvelle au day to day des activités politiques... Mais comme la Charte, ça a parti en peur. Ou des trucs liés à des affaires de même. Tu sais, dès que tu tombes dans les grosses nouvelles politiques. L’éducation ces temps-ci ça pogne beaucoup. Notre collègue […] elle sort des affaires, ça pogne beaucoup. Je ne sais pas on dirait qu’il y a des secteurs qui pognent plus que d’autres, c’est des secteurs jeunes. Tsé la grève étudiante, tu le sais que ça va partir […] Quand ça vient toucher les gens... Mais ça je ne sais pas comment l’expliquer à part que quand je pense qu’il est question d’argent, quand il est question des poches des gens, je pense que les gens se sentent un peu... Ils se sentent interpelés parce que tout le monde est un peu pareil ces temps-ci. On est taxé... Le monde est cynique, en général (Jour15).

Ce passage est intéressant pour notre compréhension, car au-delà des thèmes et des angles qui sont nommés, on peut voir que le journaliste a une réflexion sur la signification des données de réception consultées et qu’il dresse des conclusions à propos de ce qui intéresse les gens : ce qui les touche, ce qui a un impact sur leurs finances personnelles, ce qui vient les conforter dans leur cynisme. Ces constats servent dans une certaine mesure de lignes directrices qui encadrent la recherche de sujets et la prise de décision dans le processus de production. Cela montre également que la veille sert à se représenter de manière opérationnelle un destinataire, indépendamment de l’idéal normatif du citoyen.

Nous recensons, parmi nos données d’entretiens et d’observation, cette liste de catégories d’éléments à privilégier de manière générale, selon les journalistes :

▪ des sujets populaires (l’amphithéâtre Vidéotron, le hockey, l’argent, les controverses, les scandales, le sexe, la politique, les réformes, les faits divers, l’immigration et la Charte québécoise des valeurs, etc.) ;

▪ des angles (opposition gauche-droite, opposition des générations, David contre Goliath, discorde dans un parti politique, etc.) ;

▪ des manières de présenter l’information (photos, éléments graphiques, titraille, etc.) ; ▪ des styles d’écriture (opinions, forme active, phrases courtes, vulgarisation, humour,

etc.) ;

▪ des acteurs de l’information (Régis Labeaume, Pierre Karl Péladeau, Gabriel Nadeau- Dubois, Denis Coderre, Québec solidaire, Option nationale, etc.)

Les journalistes que nous avons rencontrés analysent les données de réception surtout en fonction de la popularité au sens large de ces éléments, et mentionnent peu d’autres paramètres, du moins en ce qui concerne leurs constats généraux, en entretien.

Nos observations sur le terrain viennent appuyer ce qui a été dit en entretien à propos de ce qui est à privilégier. D’abord, on voit que l’on cherche une popularité quantifiable : un directeur lance une demande à des journalistes pour la production en vidéo du jour31 : « On recherche un bon sujet qui va nous donner du visionnement, qui va donner quelques clics » (Dir03, Extrait du journal de bord, 20 janvier 2014). Dès le 21 janvier, deuxième journée d’observation, nous avons remarqué une expression fréquente dans l’ensemble de la salle de rédaction, ce qui est un indice de leur volonté de trouver des sujets qui seront populaires :

31 Le quotidien se lance pendant cette période dans la production de reportages vidéo. On en produit alors un

« J’ai remarqué un argument qui revient souvent dans la bouche de plusieurs : “ça va faire jaser” » (Extrait du journal de bord, 22 janvier 2014).

Nous avons également observé que les désaccords entre personnalités publiques semblent plaire, comme cela a été dit lors d’une conversation entre journalistes des actualités dont nous avons été témoin : « Je trouve ça super bon cette histoire-là : la chicane est pognée d’aplomb ou en tout cas il y a un désaccord » (Extrait du journal de bord, 6 février 2012).

Il est important de souligner que ces discussions à propos de ce qui plaît aux publics ne se sont jamais faites sans que les journalistes que nous avons interviewés n’invoquent ouvertement leur mission de service public. Par exemple, un participant explique : « J’essaie de faire attention parce que souvent, ce qui pogne le plus ou qui marche le plus sur Internet, ce n’est pas de la grosse nouvelle. C’est le dernier vidéo (sic) de la cascade, ou quelque chose de très, très précis, de plus anecdotique, donc je fais attention à ça. Ce n’est pas toujours dans l’intérêt public, c’est l’intérêt du public » (Jour05).

Les journalistes rationalisent ces nouvelles pratiques de diverses manières, mais, somme toute, on comprend qu’ils jugent toujours nécessaire de rassembler un public, condition sine

qua non à l’accomplissement de leur mission. Pour ce faire, nous recensons trois rhétoriques

justificatives dans les discours pour concilier ces deux visions de l’information en ce qui concerne la sélection et la hiérarchisation des sujets :

▪ La production de contenus en complémentarité, c’est-à-dire produire des contenus d’intérêt public et des contenus correspondant aux intérêts des publics et les présenter en complémentarité ;

▪ La sélection d’occurrences populaires auprès des publics dans le but d’en faire un traitement plus sérieux ou de les démystifier ;

▪ La sélection d’occurrences populaires auprès des publics dans le but de se faire proche des citoyens et non des élites.

Il s’agit de trois stratégies jugées acceptables et qui sont nommées par l’ensemble des participants en entretien. Par exemple, un participant mentionne produire des articles sur des sujets d’intérêt public, parce que ce sont des sujets obligatoires, mais en précisant qu’il en fait aussi sur des sujets plus populaires pour attirer le lectorat (Jour06). Un autre souligne que les sujets populaires sont le passage obligé pour ensuite faire du journalisme plus sérieux (Jour05).

En ce qui concerne la deuxième stratégie, un journaliste explique par exemple qu’il s’intéresse aux mouvements populaires sur Internet (rumeurs, opinions, etc.) pour les vérifier (Jour04). Il associe cette pratique à sa mission de service public :

Nous, on est un peu des chiens de garde, et je pense qu’il faut revenir à ça, pas les chiens de garde de la moralité, mais d’une certaine véracité. […] Et le métier de journaliste, malgré Internet, va rester un métier où on va être des gens de réflexion. C’est ça, notre travail. De réfléchir sur ce qui se passe, d’avoir une connaissance un peu historique (Jour04).

Un autre (Jour06) explique qu’il voit les rumeurs qui font leur chemin sur le Web comme des occasions d’aller plus loin en les vérifiant. Par exemple, le 4 février 2014, un journaliste (Jour03) publie trois fois sur Twitter à propos d’un article du journal Métro, un gratuit distribué dans le métro de Montréal et sur le Web, dont la popularité va en augmentant qui parle de guérison du cancer par une diète de fruits et légumes qui augmenterait le pH du corps. Le journaliste partage des documents de la Food and Drug Administration qui montrent que les fruits et légumes sont acides et ne peuvent augmenter le pH du corps.

En ce qui concerne la troisième rhétorique, un journaliste dit notamment rechercher spécifiquement ce qu’il appelle des « drapeaux rouges », c’est-à-dire « des signes que ça préoccupe les gens » (Jour09). Un autre dira plutôt rechercher des signes que « ça les touche » (Jour16). Mais en somme, on admet généralement que ce qui suscite l’intérêt des publics n’est pas à négliger, car c’est par le fait même le signe que c’est important pour les citoyens.

En ce qui concerne le traitement de l’information, on voit dans les discours que les pratiques d’adaptation plus « pédagogiques », c’est-à-dire celles qui font progresser les publics dans leurs connaissances, sont nommées par tous les participants. De plus, tous les procédés de vulgarisation et d’adaptation aux connaissances et aux compétences pressenties des publics semblent légitimés par le discours. Mentionnons quelques exemples : « Il est important d’être bien compris » (Jour04) ; « Mon rôle, c’est de bien vulgariser le jargon scientifique pour que mon public ne décroche pas » (Jour03) ; « J’essaie d’avoir un niveau de langage approprié à mon public, plus soutenu, c’est beaucoup des retraités. J’essaie de ne pas trop utiliser de mots

Les cadres aussi gardent en tête leur responsabilité de service public, et des arguments en ce sens sont régulièrement mentionnés en réunion. Par exemple, un cadre refuse de mettre un article à la Une, puisqu’il présente des allégations non fondées faites par un groupe marginal : « Si on met un groupe qui affirme sans preuve qu’il y a des groupes terroristes à Québec, c’est leur donner de la crédibilité, les prendre au sérieux » (Dir03, extrait du Journal de bord, 20 janvier 2014).

Ultimement, la connaissance générée par la veille permet aux journalistes d’anticiper la réception que feront les publics de leur propre production. Cela correspond au « journalisme de communication » (Brin, Charron et de Bonville, 2004) en ce qu’il exige la mobilisation profonde de chaque producteur de messages. Par exemple, les participants disent tous chercher à reprendre dans leur média les informations qui restent peu connues, mais pour lesquelles ils prévoient un intérêt de la part des publics. Et la connaissance des publics leur permet d’anticiper l’intérêt pour certains sujets. Un participant donne l’exemple du nouvel amphithéâtre de la ville de Québec32 : « On sait que ça fait parler, pis que les gens ont le goût d’en apprendre plus. T’sé l’amphithéâtre, c’est fou ! On sait très bien que si on fait un sujet là-dessus, ça va être en manchette, ça va être gros ! On sait que pour les gens, même encore aujourd’hui, le sujet est très, très important aux yeux des lecteurs. C’est un sujet qu’on va mettre de l’avant » (Jour16).

En réunion de production, les cadres discutent de l’intérêt d’un dossier sur la fièvre, en tant que mécanisme du corps utile à la guérison. Plusieurs arguments sont mis de l’avant pour justifier une publication rapide et en avant-plan :

- « C’est d’actualité, c’est le temps. »

- « Il faut le passer avant les Jeux olympiques »

- « C’est un dossier qui va faire jaser et qui va être lu » (Extrait du journal de bord du 3 février 2014).

Un des directeurs fait valoir aussi la teneur scientifique de l’article, pour en indiquer la valeur publique aux autres. Tout de même, on voit que les arguments liés à la recherche de l’attention prennent de l’importance dans la discussion. Au final, cet article sera à la Une de

32 La construction d’un nouvel amphithéâtre dans la ville de Québec a suscité de la controverse, une partie de

la population s’opposant à ce que des fonds publics soient investis dans le but d’attirer une équipe professionnelle de la Ligue nationale de hockey.

la parution du lendemain et couvrira entièrement les pages 2 et 3 (Illustration 4). Il fera également l’objet d’une diffusion sur les médias sociaux Facebook et Twitter, de même que sur la page d’accueil du site Web. Il semble que les sujets qui répondent à un certain intérêt populaire tout en correspondant à l’idée de service public soient toujours positionnés le plus favorablement.

Une autre discussion porte sur les résultats d’un sondage maison. Les gestionnaires se questionnent à propos des éléments à mettre à l’avant-plan. Différents arguments sont énoncés : « ça touche du monde », « ça va faire jaser », « intéressant », « nouveau », « plus surprenant », « plus gros » (Extrait du journal de bord, 21 janvier 2014). Il sera finalement décidé de mettre de l’avant l’angle de la remontée du Parti québécois, dans le contexte de sa Charte québécoise des valeurs, un dossier qui a généré une très grande couverture médiatique et beaucoup d’attention de la part du public québécois (Illustration 5). Il s’agit d’ailleurs d’un des sujets qui a été identifié comme populaire chez le public en général par la plupart des journalistes et des membres de la direction avec qui nous avons pu discuter lors de notre passage dans la salle de rédaction du Soleil.

Le paramètre de la popularité peut fluctuer selon la plateforme de diffusion. Par exemple, un participant mentionne que les partis politiques Option nationale et Québec Solidaire, qui ont une base militante jeune, sont particulièrement populaires sur les médias sociaux, puisque les militants partagent les contenus abondamment : « Tu écris un texte sur eux autres, c’est sûr que tu as à peu près 500 partages, c’est sûr, assuré. […] Parce que c’est une base militante jeune très active sur les réseaux sociaux » (Jour15).

Sur Facebook, on considère généralement qu’on a affaire au grand public, des jeunes et des moins jeunes, de toute classe socio-économique et de niveaux de littératie variés. Ce qui dirige les choix éditoriaux sur ce média relève moins des caractéristiques intrinsèques des utilisateurs que de leur façon d’y consommer l’information et de leurs attentes présumées en la matière, de même que des interactions que les productions provoquent. Ainsi, sur Facebook, le fait qu’il y ait des échanges plus nombreux que sur d’autres médias amène les

journalistes à y privilégier la diffusion de contenus qui susciteront la discussion, les débats, voire la controverse (Illustration 6). Un pupitreur Web décrit ce qu’il choisit d’y diffuser ainsi : « Des sujets qui vont amener une opinion de nos lecteurs ; ce qui amène beaucoup les gens à commenter » (Jour16). De plus, une discussion avec le responsable des médias sociaux nous a permis de comprendre certains aspects de la ligne éditoriale des comptes Le Soleil sur les médias sociaux :

– Jour12 : Sur Twitter, c’est toujours plus des nouvelles, en quantité. On est bombardé là-dessus. Parfois, je trouve que c’est trop ! Facebook, on doit en mettre moins.

– Intervieweur : Pourquoi moins ? – Ça peut tanner33

les gens d’en avoir plein sur leur fil Facebook... J’y vais plutôt avec des choses qui incitent à la discussion (Jour12).

33 Québécisme pour exaspérer.

Sur Twitter, on partage beaucoup de nouvelles, mais on propose aussi une question du jour chaque matin, qui est toujours en lien avec un article de la parution papier. Il s’agit d’une ligne directrice bien établie qui semble toujours être suivie. Il peut arriver même que cela retarde la parution d’une question pertinente, dans le but de conserver ce lien vers l’édition papier. Par exemple, dans le cas du cafouillage d’une opération déneigement qui a occasionné de gros accidents, la question du jour « Que pensez-vous du déneigement effectué lundi à Québec ? » a été posée mardi matin, alors que c’était la grosse discussion durant toute la journée de lundi sur les médias sociaux. Cet exemple illustre selon nous le fait que les pratiques ne sont pas nécessairement optimales, et ce, malgré la recherche constante de pertinence. Cela pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs : maintien d’habitudes, résistance au changement, analyse incomplète de la situation, prise de décision rapide et sous pression, etc. Il pourrait également exister d’autres paramètres ou critères de prise de décision qui n’ont pas été énoncés par les participants à notre recherche et que nous n’aurions pas réussi à cerner par nos observations. Tout de même, ces pratiques sont rationnelles en contexte. Nous remarquons une grande loyauté envers le papier, principale locomotive des revenus de l’entreprise, ce qui occasionne des prises de décision discutables et discutées par les membres de l’équipe de la salle de rédaction, lorsqu’il est question des stratégies à favoriser sur le Web. Par ailleurs, un fait surprenant à ce sujet : les réunions de production servent uniquement à prévoir la parution papier et on n’y discute presque jamais des stratégies de diffusion sur le Web (Journal de bord, 31 janvier 2014).

Tous les interviewés considèrent que le lectorat du journal papier n’est pas le même que sur les divers supports d’Internet. « Internet et le papier, c’est deux cibles », affirme un cadre (Dir02). La compréhension générale de la différence entre les deux publics, papier et Web, semble être assez répandue parmi les participants aux entretiens. En effet, pour la parution papier, le public sera décrit comme plus âgé et plus éduqué, parfois retraité, plutôt féminin, de niveau socio-économique plus élevé, comme en témoignent ces extraits :

Le papier, on dit que les tendances sont à la baisse pour le lectorat jeune. J’aurais tendance à croire que oui. Je pense que c’est 45 ans et plus, papier. Le Web va aller chercher les 18 à 60 ans, mais les 45-60 sont peut-être un peu moins là (Jour16). C’est sûr que pour le papier, il y a un public qui est vieillissant. Ça, c’est clair, et il est très, très attaché au papier […] Les plus jeunes sont ailleurs. Le nouveau lectorat, il est ailleurs, il est sur son cellulaire. Pour la version papier, il y a toute la catégorie des

retraités qui, eux, nous lisent du premier au dernier mot. C’est assez étonnant, il y en a beaucoup. Puis, eux, ils réagissent et ils se sont mis à l’Internet et ils nous écrivent, beaucoup pour critiquer nos tournures de phrases ou des choses comme ça ou réagir (Jour05).

On dit aussi que le public du journal papier est plus âgé la semaine, plus jeune le week-end. En conséquence de cette compréhension générale, on privilégie les articles longs et approfondis dans le papier, car on considère que le public qu’on y retrouve a un peu plus le