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Chapitre 4 — Questions de recherche et méthodologie

4.2 Méthodologie

4.2.1 Démarche multidimensionnelle de collecte de données qualitatives

Avant d’aller plus loin, rappelons que l’objectif général de notre recherche est de comprendre les pratiques de veille médiatique des journalistes et le sens qu’ils font des informations collectées pour construire leur propre production. Pour remplir cet objectif, nous répondrons d’abord aux questions générales suivantes : comment les journalistes utilisent-ils Internet pour faire de la veille médiatique et comment les journalistes font-ils sens des informations collectées pour construire leur propre production ? Puis, nous distinguons trois dimensions de la veille médiatique des journalistes desquelles nous tirons autant de questions spécifiques : la veille de la production des autres journalistes, la veille des autres types de producteurs médiatiques et la veille des traces de la réception des productions médiatiques par les publics.

Pour répondre à ce questionnement, il fallait adopter une méthodologie qui nous amenait à porter un regard contextualisé sur des pratiques diversifiées et peu connues jusqu’à présent. Nous avons donc privilégié l’approche compréhensive de l’étude de cas qui permet de prendre en compte plusieurs dimensions d’un problème par l’usage de diverses méthodes, et ce, bien qu’elle nous limite à un seul sujet d’étude (Roy, 2009). Nous avons choisi de combiner l’observation non participante du travail dans une salle de rédaction à des entretiens semi-dirigés, lesquels ont été réalisés pendant la présence du chercheur sur le terrain. Nous avons aussi choisi de collecter de la documentation complémentaire, principalement les parutions papier et en ligne de l’organisation médiatique choisie, ainsi que les comptes sur les réseaux sociaux du média et de ses journalistes, pour nous aider à questionner les participants et à contextualiser ce que nous observions. La démarche de triangulation de ces trois types de données qui se complètent nous a permis de mieux reconstruire les pratiques et le sens que les acteurs leur donnent.

La posture compréhensive que nous avons choisi d’adopter invite le chercheur à s’ouvrir dans un premier temps à la subjectivité de l’acteur, pour comprendre dans quel contexte, avec quelle intention et dans quel but, il prend ses décisions. Elle prévoit également dans un deuxième temps que le chercheur se distancie du sujet d’étude pour analyser et interpréter ce qu’il a observé et entendu.

Cette façon d’aborder un terrain présente plusieurs avantages pour la recherche sur la production. Premièrement, elle favorise une certaine proximité avec les participants, laquelle peut mener à la création d’un lien de confiance, un élément essentiel pour le chercheur qui doit négocier l’accès aux lieux, aux rencontres, aux informations et aux documents, entre autres. Deuxièmement, elle prévoit également une phase de distanciation par laquelle le chercheur pourra analyser ce qu’il a vu, évitant ainsi de trop se laisser emporter par les interprétations des acteurs eux-mêmes, qui pourraient être trop impliqués dans la situation pour espérer accéder à des réflexions que seul le recul peut permettre. Finalement, elle prévoit que le chercheur développe sa réflexivité à propos de sa propre pratique scientifique favorisant un raffinement continuel de la problématique, la redéfinition des concepts, de même que la fiabilité des observations faites sur le terrain. Dans le cas de la démarche nécessairement exploratoire que nous proposons, il s’agit d’un avantage considérable puisque nous éviterons ainsi de nous retrouver avec un élément théorique et conceptuel qui ne tiendrait pas la route de l’expérience terrain. Nous espérons que cette réflexivité pourra faire évoluer la théorie, malgré les limites qu’impose l’étude de cas en matière de généralisation.

Notre observation n’étant pas participante, nous ne devions pas produire de contenus ni participer aux discussions en donnant notre avis de journaliste lors de réunions de production, et ce, bien que nous ayons été invités à le faire à de nombreuses reprises. Il s’agit d’un défi tout de même considérable que nous avons rencontré, mais nous avons pu le contourner en discutant clairement et ouvertement des questions et objectifs de notre travail avec les participants. Il est vrai que l’approche que nous avons choisie positionne le chercheur d’une manière qui peut parfois générer de la confusion pour les acteurs sur le terrain, notamment lorsque celui-ci est à la fois un doctorant et un journaliste professionnel de formation, comme cela est notre cas. D’ailleurs, il nous a fallu préciser à plusieurs reprises notre rôle de chercheur sur le terrain, d’autant plus qu’une stagiaire en journalisme de l’Université Laval était présente dans la salle de rédaction en même temps que nous.

4.3.1.1 Observation

Le volet observation de notre collecte d’information avait pour but de recueillir des informations de première main sur la pratique, ainsi que de baser nos échanges avec les

journalistes sur des exemples concrets. Notre présence sur le terrain nous a donné accès à toutes les réunions de production mises à l’agenda quotidien, de même qu’à des échanges impromptus concernant la couverture. Nous avons pu suivre la production pendant qu’elle se faisait et en observer les diverses étapes : la rédaction des articles, le montage du journal, les publications sur les réseaux sociaux, la publication sur le site Internet. Nous avons été témoins des discussions que ces différentes étapes peuvent susciter. Grâce aux exemples tirés à même ces observations, nous avons appuyé certaines questions de nos entretiens semi- directifs avec les journalistes en basant nos échanges sur du concret, plutôt que d’uniquement discuter de pratiques dans l’abstrait.

L’observation présente plusieurs avantages. Elle aide à contourner une limite importante des entretiens avec les professionnels, dont le discours est généralement orienté vers les normes, alors que nous cherchons à nous en dégager pour saisir la réalité du métier. Cette méthode nous est apparue essentielle, car nos résultats n’auraient pas eu la même teneur en réalisant uniquement des entretiens. De plus, les démarches d’observation, notamment les ethnographies en salle de rédaction, permettent d’éviter le déterminisme technologique dans l’étude des changements du journalisme, ce qui a amené plusieurs chercheurs à privilégier cette méthode pour l’étude de ces changements.

Patterson, dans Making Online News : The ethnography of the New Media Production, écrit :

Research can no longer take for granted that the Internet will change journalism immediately and dramatically. In fact, media gurus still often do, as lately with the debate about citizen journalism, and ethnography is the best antidote : any technological development is embedded in an adoption process where social subjects make conscious or unconscious decisions that an observer can trace. (Patterson, 2008 : 1)

En fait, aucune autre méthode ne permet aussi bien de comprendre cette « réalité coconstruite » dont parlent Berger et Luckman (1966) et Tuchman (1978). Domingo (2003) trace un portrait des avantages et des faiblesses de l’ethnographie pour la recherche sur le journalisme en ligne. Il constate notamment que cette méthode permet de recueillir des données riches en quantité importante, des données de première main dont le chercheur est témoin direct. Ce dernier peut donc avoir accès à certaines données conflictuelles qui ne seraient pas accessibles autrement.

Il est important de préciser que notre démarche d’observation n’est pas à proprement dite ethnographique, bien qu’elle s’en inspire. L’ethnographie exige généralement du chercheur une longue présence sur le terrain, afin de collecter un ensemble assez large d’informations relevant de tous les aspects possibles. Dans le cas qui nous occupe, seuls les aspects ayant un lien avec la veille médiatique ont retenu notre intérêt. Nous avons donc choisi de rester sur le terrain pour une période plus courte, soit jusqu’à saturation des données, ce qui s’est révélé dans le cas qui nous occupe être après une période d’un mois. À ce moment, les données se répétaient et il n’en apparaissait plus de nouvelles. Ce que nous observions et ce que nous entendions ne soulevaient plus de questionnements restant sans réponse.

Pour demander l’accès au terrain, nous avons d’abord contacté l’éditeur adjoint et vice- président information du quotidien choisi, qui peut être considéré dans ce contexte comme la personne idoine, « c’est-à-dire la personne qui au sein du journal ou de la rédaction, est en position de pouvoir de prendre une décision (seule ou comme individu prépondérant au sein du processus de prise de décision) et répondre (favorablement ou non) à [la] requête » (Lardeau, 2008). Nous avons réalisé un premier contact par courriel avec lui quelques mois avant le moment choisi pour aller sur le terrain. Nous avons ensuite planifié nous rencontrer pour expliquer les questions et objectifs de la recherche. Lors de cette rencontre, il a été question de nos attentes, mais aussi de celles du rédacteur en chef. Pour lui, il était très important que le chercheur reste discret dans son travail, c’est-à-dire qu’il n’entrave en aucune façon la production dans la salle de rédaction et qu’il ne fasse pas circuler d’information à l’extérieur à propos de la couverture de l’actualité ou de l’information à propos de l’entreprise sans consentement explicite. Ces conditions nous convenaient totalement. Nous avons donc obtenu l’autorisation de la direction de l’organisation médiatique de passer environ un mois dans la salle de rédaction, d’assister aux réunions de production et de solliciter les journalistes pour des entretiens individuels. Ces derniers étaient libres de participer ou non à la recherche. Le rédacteur en chef nous a également suggéré de demander l’autorisation du président du syndicat, avant de solliciter les journalistes individuellement. Nous avons obtenu son consentement par courriel.

Un second contact avec le rédacteur en chef a été réalisé plus tard par courriel pour fixer la date d’une journée d’accueil, un moment où nous avons pu visiter les lieux et rencontrer les

journalistes présents. Nous avons alors été présentés par la direction à toutes les personnes présentes. Cet accueil s’est révélé facilitant, car nous avons rapidement eu accès à des participants et à des informations importantes, mais cela a aussi représenté un défi. En effet, comme nous avons été présentés par la direction, certains employés ont craint de prime abord que notre recherche ait pour but de générer des changements dans l’organisation du travail en appui aux visées de rentabilité de l’entreprise et au détriment de certains employés. Nous avons pu répondre aux inquiétudes de certaines de ces personnes puisqu’elles nous ont approchés à ce sujet et ainsi corriger cette perception dans quelques cas. Toutefois, nous ne savons pas si certains journalistes qui ont refusé de participer l’ont fait pour cette raison et s’il aurait pu en être autrement si nous avions été présentés par le syndicat, par exemple. Notons que nous avons également sollicité la participation de tous les journalistes par courriel, en précisant bien la teneur, les questions et les objectifs de notre recherche.

La période d’observation dans la salle de rédaction s’est échelonnée du 20 janvier au 17 février 2014. On nous a offert d’abord un bureau fermé qui était vacant. Comme nous espérions être témoin du travail et des discussions dans la salle de rédaction, nous avons plutôt demandé à nous installer dans l’aire ouverte. Un bureau nous a été désigné dans la section des Affaires et cahiers spéciaux. Bien que cet emplacement nous ait donné accès à des données d’observation intéressantes, nous avons rapidement vu la nécessité de demander à changer d’emplacement pour nous rapprocher de la section Actualités, laquelle ne comptait malheureusement pas de bureaux laissés vacants « Je vois qu’il y a plus d’activités et de discussions dans l’autre partie de la salle de rédaction. À partir de la semaine prochaine, je vais demander pour m’installer ailleurs » (Extrait du journal de bord, 30 janvier 2014). Nous avons toutefois pu nous installer pour la troisième et quatrième semaine d’observation dans la section réservée au pupitre (Figure 3).

Figure 3 — Emplacements du bureau de l’observateur dans la salle de rédaction.

Lors de notre présence sur le terrain, nous avons observé quotidiennement deux réunions de production par jour dans la salle de réunion (voir figure 4), auxquelles assistait l’ensemble des journalistes-gestionnaires de la salle de rédaction, incluant ponctuellement, mais rarement, un journaliste ou un pupitreur travaillant un dossier particulièrement important et pour lequel la couverture restait à prévoir. Lors de notre présence à ces réunions, nous avons constaté que la plupart des décisions concernant la couverture semblaient déjà prises et n’appelaient aucune discussion :« Les réunions de production sont structurées, courtes et on

dirait que tout est décidé avant même la rencontre. Chacun présente ses décisions. Il n’y a pas eu de délibération ou de discussions en groupe sur les choix éditoriaux. Comme si les choix se justifiaient eux-mêmes. Cela m’a surprise » (Extrait du journal de bord, 20 janvier 2014).

Nous nous sommes rendu compte que plusieurs autres rencontres avaient lieu en amont de cette réunion. Nous avons donc demandé l’accès à ces rencontres moins formelles : rencontre entre le chef de nouvelle(s) et le directeur de l’information, rencontre entre le chef de nouvelle(s) et un journaliste, etc. Plusieurs de ces rencontres se faisant de manière imprévisible, nous avons demandé un accès général et nous nous présentions dès que nous voyons qu’elles avaient lieu. Pour ce faire, le fait d’être placé à un bureau au centre de la salle de rédaction, au cœur même de l’action, nous a grandement aidée, de même que la grande collaboration des journalistes et des gestionnaires qui n’hésitaient pas à venir nous chercher s’ils organisaient une rencontre impromptue pour discuter de la couverture. À cet effet, certaines de ces personnes se sont révélées des atouts précieux pour le chercheur qui a ainsi eu accès à des nombreuses discussions et échanges, riches de leur variété.

L’observation comprenait aussi une veille du site Internet de l’organisation médiatique et de ses principaux concurrents, de même que de l’actualité sur les médias sociaux. Avant notre période sur le terrain, nous nous étions préparée en nous abonnant à tous les comptes pertinents pour suivre l’actualité dans la région qui nous concernait. Cette veille comprenait les comptes de l’organisation médiatique choisie et de ses principaux concurrents, de même que tous les comptes professionnels des journalistes de ces médias que nous avons pu recenser. À cela s’ajoutent certains autres producteurs médiatiques, principalement des institutions, politiciens, organismes gouvernementaux, etc. Cette liste s’est par la suite agrandie avec les suggestions des journalistes interviewés. Nous avons aussi consulté les journaux et écouté les bulletins de nouvelles, en plus de faire la veille de la chaîne d’information continue québécoise RDI. Toutes les informations et impressions étaient rassemblées dans un journal de bord. Nous y avons également noté des réflexions sur notre démarche même, que ce soit nos surprises, nos inquiétudes, des incompréhensions, des malaises et même toutes les intuitions.

Nous avons également réalisé les entretiens semi-directifs avec les journalistes durant la période d’observation, généralement en matinée alors que le rythme de l’actualité dans la salle de rédaction était plus lent. Nous avons également pris le temps de discuter de façon moins formelle avec les journalistes qui s’adressaient à nous, lorsqu’ils avaient un temps mort, ce qui se produisait quotidiennement pendant les pauses ou sur l’heure du midi. Ce pouvait être l’occasion de répondre à leurs questions à propos de notre recherche et cela a aussi donné lieu à des discussions intéressantes sur la production journalistique.

4.3.1.2 Entretiens semi-directifs

Les entretiens avec les acteurs se sont également révélés essentiels dans notre démarche de collecte des données, notamment pour vérifier et bonifier notre compréhension des événements et des échanges dont nous étions témoins. Ils nous ont permis de comprendre le sens que les journalistes donnent à leurs pratiques et de refaire le lien entre les conditions de production et les contenus médiatiques.

Nous avons choisi d’adopter la méthode des entretiens semi-directifs, un cadre qui se veut évolutif « en ce sens que l’on ne peut en prévoir entièrement le contenu, et ce, même si l’on définit un certain nombre de thèmes que l’on veut aborder » (Poupart, 2012 : 63). La démarche de l’entretien semi-directif laisse de l’espace à l’interviewé pour développer sa pensée, en portant considération à la réflexivité de l’acteur, c’est-à-dire à sa capacité de décrire et d’analyser sa propre réalité. Cette méthode comporte des avantages précieux, comme celui de ne pas imposer une perception rigide de la problématique aux acteurs, en restant ouvert à leur discours, ce qui pourrait faire émerger des dimensions insoupçonnées. Il s’agit également d’une méthode qui laisse une part de liberté à l’intervieweur, qui peut sortir du cadre de l’entretien pour relancer au besoin l’interviewé. Si ce dernier raconte une anecdote pertinente, l’intervieweur peut s’en servir pour aller chercher de l’information complémentaire. Pour notre part, cette liberté nous était nécessaire, car nous voulions aussi aller chercher des commentaires à propos de ce que nous avions observé. De plus, cela nous a permis d’ajuster le déroulement de l’entretien, lorsque nécessaire. Il nous a fallu adapter l’entretien à chaque individu, à son aisance à s’exprimer sur le sujet, à son secteur de couverture, à son poste hiérarchique, à son expérience, etc.

Contrairement aux résultats que nous aurait fournis un sondage, cette méthodologie ne quantifie pas la fréquence avec laquelle le journaliste fait de la veille médiatique et ne chiffre pas statistiquement l’influence que ces pratiques peuvent avoir sur la production. Nous pouvons cependant connaître les raisons qui motivent les pratiques de veille médiatique, en savoir davantage sur les divers moyens utilisés pour en faire, de même que sur le sens qui est fait au quotidien des informations que la veille génère. Cela permettra aussi de comprendre les émotions que les participants ressentent face à leurs pratiques, notamment à savoir si cela crée un dilemme éthique entre certaines valeurs contradictoires (servir l’intérêt public vs plaire au public). Et ce ne sont là que quelques-uns des aspects qui pourront ressortir des entretiens. En effet, les questions ouvertes d’un entretien semi-dirigé permettent à des données riches, abondantes et multidimensionnelles d’émerger. Toutefois, nous sommes consciente que l’absence de statistiques précises sur les pratiques de veille médiatique dans la recherche récente ne pourra pas être comblée par notre travail. Grâce à la posture compréhensive que nous adoptions, nous avons travaillé plutôt à articuler une pensée nuancée et une compréhension en profondeur de cet objet. Les entretiens ont servi à comprendre la subjectivité des participants, pour ensuite nous en distancer lors de l’analyse.

Nous avons élaboré une grille d’entretien dans le but de nous assurer que toutes les questions centrales soient abordées et que l’échange conserve un fil conducteur et un ordre logique (Annexe 1). Notre grille comporte quatre sections : une section introductive, une section comportant des questions d’ordre général, une section de questions plus spécifiques liées aux différents sous-thèmes et, finalement, une section de conclusion qui comprend des questions plus réflexives à propos des émotions et du sens que les journalistes peuvent accorder à leurs pratiques. Il est à noter que les questionnaires d’entretiens semi-directifs comportent généralement des questions ouvertes qui permettent à l’interviewé de faire ressortir par lui- même les éléments qu’il juge dignes de mention, auxquels sont associées des questions de relance utilisées en cas de besoin.

Dans l’énoncé des questions, nous avons autant que possible privilégié les termes neutres, moins connotés, afin d’être bien compris et de ne pas orienter l’échange. Aussi, nous avons