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Chapitre 4 — Questions de recherche et méthodologie

4.2 Méthodologie

4.2.2 Analyse des données

La méthodologie que nous avons choisie permet de trianguler différentes sources d’information, toujours pour comprendre plus en profondeur l’objet de recherche. La triangulation de ces différents types de données résout une double difficulté. D’une part, l’objet cerné par notre problématique est multidimensionnel, c’est-à-dire qu’il se comprend sous plusieurs angles qu’il n’est pas pertinent d’isoler ici, comme il n’est pas souhaitable de dissocier les pratiques de leur contexte. D’autre part, comme la veille se déroule principalement dans l’espace numérique et qu’elle ne laisse pas de traces facilement accessibles, l’observateur doit nécessairement questionner les acteurs sur leurs pratiques en la matière pour espérer en saisir le maximum. Ainsi, les entretiens et l’observation, réalisés simultanément et en complémentarité, nous permettent à la fois de questionner concrètement les participants sur ce que nous observons et sur ce qu’il nous est impossible de voir.

L’analyse par triangulation a eu lieu en deux temps. D’abord, elle s’est faite pendant la période de collecte de données, alors que nous questionnions les participants sur nos observations, et lorsque nous les mettions en relation avec la documentation complémentaire et les commentaires des participants dans notre journal de bord. Puis, elle s’est poursuivie après la collecte lors de l’étape du codage.

Les notes du journal de recherche, de même que les verbatims des entretiens semi-directifs ont été codés à l’aide du logiciel NVivo. Cet outil rend possible l’identification de thèmes et sous-thèmes, de même que l’organisation hiérarchique et la mise en relation des différentes catégories. Nous avons laissé émerger les thèmes et sous-thèmes au cours de l’analyse, dans une approche inductive, les raffinant et les redéfinissant au fur et à mesure que l’exigeait

l’avancement des travaux. Au final, lors de l’analyse, la démarche de triangulation des données nous a fourni des données qui se complètent et qui permettent de mieux reconstruire les pratiques et le sens que les acteurs leur donnent.

De plus, les recours fréquents aux données d’observation nous ont permis de nous dégager du discours normatif des journalistes, qui aurait pu mettre davantage l’accent sur l’idéal normatif de cette profession qui se donne comme mission de servir l’intérêt public, au détriment de la réalité du métier. Les questions qui nous préoccupent témoignent d’un changement important qui touche à une corde sensible pour les journalistes. Nous avons pris en considération le fait que les entretiens comportent une limite importante, c’est-à-dire que les participants peuvent être mal à l’aise de discuter de pratiques dont ils jugent qu’elles s’éloignent d’un idéal. Les discours tendent généralement vers une rectitude normative qui peut rendre difficile la compréhension de la pratique réelle du métier. Par exemple, sans nécessairement mentir, les journalistes pourraient surreprésenter leur mission de servir l’intérêt public, au-delà de ce qui est concrètement fait dans la pratique quotidienne.

C’est notamment lors de l’analyse que l’on fait l’importante distinction entre la réalité des acteurs et la représentation qu’ils s’en font, faisant ainsi preuve de « vigilance épistémologique » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968). Nous avons cherché à prendre en considération leurs interprétations, voire leurs réserves, mais aussi à nous en distancier. Le discours des journalistes professionnels interviewés dans le cadre de notre recherche a été considéré comme « tout autant une production collective, une trace de l’histoire [de leur] groupe, que l’expression d’une individualité » (Broustau, Jeanne-Perrier, Le Cam et Pereira, 2012 : 8), que les pratiques et les discours s’éloignent ou pas des normes et idéaux.

Nous avons cherché à ouvrir notre regard sur des pratiques qui peuvent de prime abord sembler plus éloignées des tâches journalistiques traditionnelles, car dans un contexte de changement, le groupe professionnel des journalistes revendique de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs qui viennent redéfinir les limites de la profession. Au même moment, l’imaginaire entourant l’éthique du journalisme continue d’en être le pilier constitutif. Cette dualité de la continuité et du changement nous amène à adopter la définition du journalisme de Ruellan, qui le considère comme un savoir-faire professionnel flou, c’est-à-dire un mode

de production, une manière de faire sens du social et de l’histoire, une façon d’appréhender la complexité, dont les règles sont fluides et mal définies, mais qui demeure spécifique et efficace (Ruellan, 2007 : 85). Ruellan considère que le groupe des journalistes français a géré sa très grande hétérogénéité sociale et la multiplicité de ses pratiques productives par la non- imposition de normes trop strictes. L’auteur observe que le flou est visible à la fois dans le statut, les structures de contrôle, les missions, les processus de formation et les réquisitions de qualification, les limites de compétence ainsi que dans les pratiques.

Les mêmes observations peuvent être faites à propos des journalistes québécois et canadiens qui, en héritiers des traditions britanniques et états-uniennes, n’ont pas souhaité un encadrement étatique fort, en misant plutôt sur la liberté de presse face à l’État et la liberté de commerce (Demers, 2003). Leur professionnalisme est encore plus éloigné de l’idéal type modélisé par les fonctionnalistes16, puisqu’il n’y a, au Québec et au Canada, ni corporation ni permis d’exercer. Aucune formation n’est obligatoire pour être journaliste et l’adhésion aux associations professionnelles, comme la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, reste facultative. Cette définition du professionnalisme journalistique permet à la recherche de se sortir du profond paradoxe qu’évoque Ruellan lorsqu’il observe que le groupe des journalistes français est constamment écartelé entre le discours déontologique moralisateur lié aux thèses fonctionnalistes et la réalité du métier (2007).