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Chapitre 5 —De la veille médiatique à l’adaptation des messages journalistiques

5.1 La veille médiatique dans la salle de rédaction

5.1.3 L’organisation de la veille médiatique dans la salle de rédaction

Nous avons déjà brièvement relevé le fait que les spécificités de la veille médiatique sont propres à chaque journaliste. Tout de même, les pratiques de chacun ont une cohérence du point de vue de l’organisation du travail dans le groupe. En effet, chacun étant responsable de faire la veille d’un secteur ou d’un sujet au cas par cas, l’organisation s’assure que tous les champs seront couverts, et parvient du même coup à maintenir une efficacité dans un contexte de surabondance de l’information. Tous ne peuvent aborder l’ensemble des productions disponibles tout en continuant de produire eux-mêmes. C’est ainsi que des pratiques de veille médiatique s’installent dans le travail quotidien de tous les membres de la salle de rédaction, des journalistes surnuméraires aux membres de la direction du Soleil. Mais comme ces derniers ne produisent plus de contenus et qu’ils ont comme tâches de guider le travail dans la salle de rédaction, leur veille est nettement plus assidue et plus large, à la fois du point de vue des dispositifs utilisés que des producteurs et des données consultés. Tous les cadres, mais plus spécifiquement le directeur de l’information et le chef de nouvelles, font la veille des sites des compétiteurs de façon quotidienne à plusieurs moments de la journée, et suivent plusieurs autres journalistes sur Twitter. Ils ont la responsabilité de valider les choix éditoriaux des journalistes et des pupitreurs, et ils imposent parfois des sujets de couverture ce qui n’est généralement pas contesté. Un pupitreur précise : « Parce qu’au final, c’est sûr que des fois [le gestionnaire] va venir nous dire : ça, je veux que tu le mettes en manchette […] J’ai un choix décisionnel à faire sur les nouvelles que je mets sur le Web, […], mais c’est lui qui a priorité sur moi » (Jour16).

Les membres de la direction de la salle de rédaction discutent abondamment de la couverture avec les journalistes, et ce, peu importe leurs années d’expérience, ainsi que nous l’avons noté dans le journal de bord :

J’ai vu tous les directeurs se promener dans la salle de rédaction, tous les jours, pour discuter de vive voix avec les journalistes de ce qu’ils font. Par exemple, j’ai vu souvent un directeur de section venir vérifier auprès d’un de ses journalistes comment va la couverture de la journée. Il s’informe des articles ou dossiers en cours. S’informe des sources qui ont été contactées et/ou en propose. Il discute du sujet pour l’approfondir, pour en saisir tous les éléments pertinents ou importants. Il suggère des angles ou idées secondaires à développer, des questions à poser aux sources. Il donne son appréciation

du sujet au journaliste et le félicite parfois. Il ne dit pas nécessairement quoi faire au journaliste : il pose beaucoup de questions (Extrait du journal de bord, 27 janvier 2014).

Par exemple, un journaliste affirme en entretien recevoir de la rétroaction de la part des directions, en lien avec la popularité de ses articles sur Internet : « Ils vont nous dire “oui bravo, ça a bien fonctionné” ou “il y a beaucoup de clics”, mais généralement on le sait déjà parce qu’on a plein de réactions » (Jour05).

Les journalistes, quant à eux, se préoccupent moins de faire une veille au sens large, mais s’occupent plutôt de faire la veille dans leur champ ou sous-champ de couverture assigné. Dans le cas des journalistes surnuméraires qui n’occupent jamais le même siège, ils développent plutôt des pratiques de recherche au cas par cas, c’est-à-dire qu’avant d’écrire sur un sujet donné ils font une veille spécifique. Précisons que durant la deuxième journée d’observation, nous avons suivi plus spécifiquement deux journalistes surnuméraires (Jour01, Jour02), ce qui nous a permis non seulement d’observer le travail, mais également de poser quelques questions en situation. De plus, cette journée d’observation plus ciblée nous a permis ensuite de questionner plus précisément ces participants lors d’entretiens semi- directifs, ce qui s’est révélé fort utile pour comprendre les pratiques de veille de ces journalistes surnuméraires qui, comme nous l’évoquions en début de paragraphe, exercent une couverture de divers sujets, selon les besoins de l’organisation. D’abord, ces journalistes reçoivent généralement une assignation du chef de nouvelles ou du directeur de l’information. Il s’agit souvent d’un suivi d’une nouvelle qui a déjà fait l’actualité. Au fil des jours, nous avons noté ces quelques demandes : « Peux-tu aller voir s’il y a un suivi à faire ? », « Va voir s’il y a un angle qui n’a pas été couvert. », « Est-ce qu’il y a du nouveau de ce côté- là ? ». Le plus souvent, le journaliste surnuméraire qui reçoit cette demande n’est pas celui qui a sorti la ou les nouvelles précédentes et il ne connaît que très peu le sujet. Il fouille alors Internet pour rapidement être au fait du dossier : recensement sommaire des angles couverts par les autres producteurs médiatiques, des points de vue des différents acteurs qui se sont exprimés et réactions du public. Le but est de se mettre en phase avec les autres, pour ensuite pouvoir offrir quelque chose de différent et proposer un contenu à valeur ajoutée : trouver un nouvel angle, faire intervenir un acteur qui ne s’est pas exprimé, montrer les réactions du public, etc. Il peut arriver également que le journaliste se voie assigner une thématique plus

large, dans laquelle il devra trouver des sujets dignes d’intérêt. Un des deux journalistes m’explique :

[le directeur] m’a demandé de trouver un sujet voyage, parce qu’à ce temps-ci de l’année, les gens partent dans le Sud. Alors je cherche sur Internet pour voir s’il y aurait des tendances, des problèmes, dans ce domaine-là. Je regarde sur TripAdvisor, surtout pour les commentaires. Les sites des agences de voyages au cas où il y aurait des nouveautés. Je vais aussi regarder des revues américaines, parce qu’elles parlent souvent des grandes tendances, alors on pourrait faire un suivi local. Je vais peut-être aussi regarder Pinterest ou lire des commentaires de voyageurs sur les médias sociaux pour voir s’il y a un problème quelque part (Jour02).

Cette veille médiatique est très ciblée et elle se fait au même moment que la collecte d’information, contrairement aux pratiques de veille plus assidues qui sont davantage liées à un journalisme d’actualité à chaud. En effet, les journalistes qui couvrent des sujets moins à chaud font une veille moins assidue et moins large. C’est le cas notamment des journalistes qui travaillent dans des secteurs plus décalés de l’actualité comme les arts (Jour07, Jour13), les dossiers thématiques (Jour05), la mode, la décoration et le style de vie (Jour01, Jour02). Ceux-ci font plutôt une veille thématique moins intensive – c’est-à-dire qu’elle est moins concentrée sur une brève période, bien qu’elle reste régulière – des médias, des institutions, des organismes et des entreprises qui produisent des informations dans ce secteur.