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Chapitre 2 – Les relations intermédiatiques

2.2 Les publics des productions médiatiques

2.2.3 L’influence des publics dans la production journalistique

Il existe un corpus imposant de recherches à propos de la relation entre le public et les journalistes. Pourtant, la question de son influence dans la production journalistique tarde à être documentée. Comment cela s’explique-t-il ? D’abord, cet objet de recherche se situe au centre d’un débat normatif qui oppose deux visions du métier de journaliste, celle où l’on valorise l’autorité du journaliste qui détermine ce que les citoyens ont besoin de savoir selon son jugement professionnel ; et celle où on laissera plutôt le marché, l’audience, décider ce qu’elle veut (Schudson, 2003). Nous remarquons l’influence de ces deux visions du métier

jusque dans les approches scientifiques privilégiées pour comprendre l’objet de l’influence des publics. Bien qu’il se fasse de plus en plus de travaux sur ces questions, le débat normatif en limite les interprétations autant à propos des pratiques que des discours.

Premièrement, plusieurs modèles de recherche véhiculent comme idée sous-jacente que « donner aux gens ce qu’ils veulent » mène à la sélection d’information(s) qui ne revêt pas d’intérêt public ou à l’adoption de styles et de formats qui ne favorise pas l’information de qualité. Certains entrevoient, et déplorent, un mouvement général vers une représentation des publics en tant que consommateurs, plutôt que citoyens (Hujanen, 2008). Parfois, les individus dans les organisations médiatiques qui se montrent indifférents aux publics ou qui résistent à donner aux audiences ce qu’elles veulent sont salués pour leur souci à préserver leur rôle démocratique (Boczkowski et Mitchelstein, 2013). Certaines recherches disent que les médias traditionnels demeurent fermés aux données concernant les publics, contrairement aux médias en ligne (Bockowski, 2004 ; Weaver, et al., 2006 ; Cassidy, 2008 ; Dagiral et Parasie, 2010) et à la presse populaire (Deuze, 2005). Les nouvelles d’actualité, ce que les Anglo-saxons nomment les hard news, continuent d’être associées aux journalistes qui conservent leur mission de service public, alors que des sujets plus légers seraient le fait de journalistes plus ouverts aux goûts des publics, voire qui cèdent aux pressions du marché (Beam, 1995 ; Boczkowski et Mitchelstein, 2013). Pourtant, les informations sur les publics circulent aujourd’hui dans tous ces contextes, et tombent entre les mains des journalistes qui couvrent tous les secteurs, de la politique à la science, en passant par l’économie, les sports et les arts. Et s’adapter à un public, par exemple pour un journaliste politique d’un média de masse, peut aussi vouloir dire fournir de l’information d’intérêt public qui correspond aux critères de qualité plus traditionnels de la profession, dans la mesure où ce journaliste produit cette information parce qu’il a l’assurance de répondre aux besoins d’un certain public qu’il a appris à connaître. Celui-ci a simplement « la chance » de viser les segments du public qui correspondent davantage à la représentation idéale typique du public citoyen.

De même, certaines utilisations des expressions médiatisées des publics aux fins journalistiques seront davantage mises de l’avant dans les discours des professionnels, mais aussi parfois des chercheurs, parce qu’ils sont davantage légitimés. C’est le cas des pratiques de recherche d’informations complémentaires, d’histoires intéressantes, de contacts, de

même que la critique constructive provenant du public (Heinonen, 2011). Ainsi, beaucoup de travaux portent en eux l’idée que les professionnels se laissent influencer uniquement lorsque cela augmente la qualité de leur travail. À cause de l’idéal normatif que nous avons décrit, les journalistes peuvent vouloir cacher, ou du moins ne pas mettre de l’avant, certaines réalités du métier dans leur discours (Andersson, 2009; Welbers et al. 2016). Bockowsky observe même une sorte de dissonance cognitive chez les journalistes de Clarin.com et de Lanaciom.com, qui sont de plus en plus au courant des préférences de leurs publics, mais qui restent attachés aux valeurs journalistiques traditionnelles (2010). Souvent, les sondages et les entretiens sont empreints des normes et idéaux des journalistes, qui valorisent le rejet de toutes les informations concernant les publics, lesquelles sont souvent perçues avec une certaine méfiance (Cassidy, 2008 ; Nielsen, 2013). Il peut donc être difficile d’obtenir des données fiables et complètes, avec ces méthodes.

Un autre aspect de la question a également tendance à faire de l’ombre aux autres interprétations de la réalité qui pourraient être faites. En effet, la recherche a beaucoup porté jusqu’à présent son attention sur les données mesurant la popularité, la « culture du clic » (Anderson, 2011), c’est-à-dire principalement la fréquentation des sites Internet, mais aussi à la circulation des informations par les référencements sur les médias sociaux qui est aussi une mesure de popularité. Se limiter à concevoir l’influence des publics selon ce critère implique de conceptualiser l’influence de façon monolithique, dans un monde où les possibilités d’expressions des publics sont variées et nuancées. De plus, les médias adoptent aujourd’hui des stratégies de niche envers les publics et cherchent à fournir un éventail de produits afin de rassembler plusieurs fragments d’audience sous leur bannière. Toutes les productions n’ont donc pas pour but d’être vues par un nombre maximal de membres du public ; certaines visent plutôt à attirer l’attention d’un segment plus circonscrit, mais dont on espère qu’il sera fidèle. Et comme l’ont souligné certains auteurs, bien que certains produits médiatiques attirent l’attention des membres du public, cela ne veut pas nécessairement dire que ces derniers en sont satisfaits ou qu’ils les apprécient, donc que leur fréquentation deviendra habituelle (Groot Kormelink et Costera Meijer, 2017).

D’un autre côté, « donner aux gens ce qu’ils veulent » peut aussi signifier rester en phase avec ce qui préoccupe les citoyens plutôt que les élites. Il existe tout un pan de la recherche

qui s’intéresse à la façon dont les journalistes procurent un espace aux voix citoyennes, ce qui peut se faire par des sondages sur l’opinion publique (Wolton, 2012), par les sections de lettres de lecteurs (Torres da Silva, 2012), mais surtout par les micros-trottoirs et des déclarations sans référence précise à propos de l’opinion publique (Lewis, Inthorn et Wahl- Jorgensen, 2005).

Devant l’arrivée des nouvelles technologies d’information, des chercheurs ont attiré l’attention sur le foisonnement des expressions publiques de ceux que Jay Rosen a nommés « The People Formerly Known as the Audience » (2006), qui revendiquent le droit de la masse jadis silencieuse et passive de prendre la parole dans l’espace public sans attendre que les journalistes représentent leur voix. Des chercheurs ont conclu à une prise de pouvoir des citoyens et à une démocratisation de la production de l’information (Benkler, 2006 ; Gillmor, 2004), de même qu’à l’émergence d’une « culture de la participation » (Jenkins, 2006), en dehors ou autour des médias de masse et des journalistes. Ces derniers se verraient contraints dans ce contexte à se montrer plus ouverts aux voix citoyennes et mis au défi de les représenter adéquatement. Cette pression à faire autrement a mené certains penseurs à réfléchir cette influence comme une coproduction de l’information journalistique. La coproduction des nouvelles entre professionnels et amateurs a été désignée par diverses expressions.Il y a le journalisme civique, communautaire et public, le journalisme open-

source, ainsi que le journalisme citoyen. Toutes ces pratiques peuvent être regroupées sous

l’appellation plus générale de « journalisme participatif », défini comme une collaboration dans la production des nouvelles qui sont à la fois entre les mains des professionnels et des amateurs (Deuze, Bruns et Neuberger, 2007). En conséquence, les notions de lectorat, de public et d’audience ont été l’objet de reconceptualisation : des auteurs ont suggéré que soient adoptés les termes d’usagers (news users) (Picone, 2007) ou même de produsers pour tenir lieu de publics (Bruns, 2005), pour décrire adéquatement le fait que la consommation et la production de contenu se rejoignent souvent sur Internet.

Il a été montré que certains médias misent sur le « crowdsourcing », c’est-à-dire une pratique d’appel à tous, planifié ou spontané, par lequel les organisations médiatiques enrôlent les citoyens pour les aider dans le processus de reportage, en misant sur l’idée que la « sagesse populaire » peut parfois produire une meilleure information que le recours à une seule source

aussi experte soit-elle (Muthukumaraswamy, 2012). Plusieurs ont même entrevu un possible changement du modèle traditionnel de gatekeeping dont l’orientation est verticale avec le journaliste en position d’autorité, vers un modèle de communication plus horizontal à l’image d’une conversation plutôt que d’un discours (Singer, 2008).

Les travaux que nous venons de nommer reposent également sur un modèle normatif, lequel oppose les pratiques journalistiques d’inclusion ou d’exclusion des audiences (Loosen et Schmidt, 2012). Bien sûr, ils ont l’avantage de mettre de l’avant des pratiques innovantes, en donnant une attention particulière aux initiatives visant l’expression citoyenne, qu’elles soient orchestrées par des médias traditionnels (Hermida et Thurman, 2008), des médias créés pour Internet (Aubert, 2008) ou même des plateformes qui se créent en dehors de la tutelle des journalistes professionnels (Bruns, 2005). Cependant, elles limitent la compréhension globale qui peut être faite de l’influence des publics dans la production journalistique. D’abord, le rapport direct entre producteurs et membres du public « réels » est idéalisé ainsi que le remarque Ross (2013). Plusieurs chercheurs observent l’absence d’interactions journaliste-public en ce qui concerne la production des nouvelles (Deuze, Bruns et Neuberger, 2007 ; Canter, 2012). D’autres recherches ont soulevé déjà que les journalistes considèrent que la participation des internautes leur apporte peu et qu’elle se résume généralement à l’expression d’opinions, de critiques et de témoignages personnels (Domingo et al., 2008 ; Jönsson et Ӧ rnebring, 2011 ; Canter, 2012 ; Nielsen, 2013), et plus rarement à l’expression d’une certaine expertise en un domaine précis (Aubert, 2008). Des études ont montré qu’une portion relativement petite des internautes s’adonne à la production de contenus d’actualité originaux et que ceux qui s’adonnent à cette activité font majoritairement partie d’une élite sociale et intellectuelle (Rebillard et Touboul, 2010), voire d’un cercle lié au monde de l’activisme (Hermida et Thurman, 2008). Par ailleurs, on remarque que ces espaces où s’articule des contre-discours concernent un public d’initiés, alors que l’attention générale du plus grand nombre se dirige plutôt vers de l’info-spectacle (Jewitt, 2009).

Au final, les journalistes disent s’intéresser à des internautes dans la mesure où ils peuvent fournir de l’information qu’il reste à dévoiler. Ces internautes peuvent selon nous être davantage catégorisés comme des sources d’information plutôt que comme des membres du

public ou des producteurs médiatiques, si l’on se fie uniquement à ces pratiques telles que décrite par les discours. Ce serait pourquoi des recherches récentes ont conclu que les divers stades de production de l’information sont soit fermés au public, soit dirigés par les journalistes qui gardent ainsi leur rôle d’autorité dans le processus de gatekeeping (Domingo et al. 2008). On trouverait plutôt sur Internet une sorte d’« interactivité dissociée » (Deuze et Fortunati, 2011), c’est-à-dire une conversation se situant principalement entre les membres du public, et non entre le public et les journalistes. L’interactivité dissociée peut également se produire à l’extérieur des plateformes des organisations médiatiques, comme sur Twitter et Facebook.

Cependant, la relation d’influence ne se tisse pas uniquement dans l’interaction, mais peut aussi se vivre dans la veille des publics pour ce qu’elle apporte comme connaissance à propos de ceux-ci. Somme toute, les deux traditions de recherche sur l’influence des publics que nous venons de décrire limitent l’accès à la connaissance à ce propos. Elles ne permettent pas d’observer les nuances dans les réactions des journalistes, qui peuvent prendre une variété de décisions par rapport aux publics, que ce soit au niveau des dispositifs de veille qu’ils choisissent d’utiliser, du sens qu’ils font de ces informations, puis des ajustements qu’ils consentent à faire ou pas, dans leur production. Bien qu’il y ait certainement des éléments inaccessibles à la connaissance dans ces processus, nous pensons que la recherche en connaît présentement peu sur le sujet, car elle reste prisonnière d’une problématisation normative de l’influence des publics dans la production journalistique de l’information. Les limites de ces modèles sont d’autant plus flagrantes dans le contexte actuel de changements de grande ampleur.