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Chapitre 2 – Les relations intermédiatiques

2.2 Les publics des productions médiatiques

2.2.2 La connaissance des publics dans les salles de rédaction

Les entreprises de presse se soucient depuis longtemps de leurs publics. En ce qui concerne les journaux quotidiens, les enquêtes sur leur lectorat sont devenues plus fréquentes à la fin des années 1950, au moment de l’arrivée de la télévision, en conséquence de la baisse du lectorat (Beam, 1995). Les journaux utilisent alors les enquêtes par sondage, par entretien ou par groupe de discussion pour connaître les caractéristiques et les préférences de leur marché dans le but d’en attirer de plus larges segments, en espérant séduire les annonceurs et traduire cela en profits (Phalen, 2009).

Les informations résultant de ces enquêtes se destinent aux gestionnaires et aux responsables de la division publicité des entreprises de presse, qui sont les responsables de la marchandisation de leur média, que ce soit auprès des annonceurs ou des publics. Ce sont eux qui commandent et reçoivent les enquêtes, lesquelles sont généralement réalisées à l’externe, mais aussi parfois à l’interne par la division publicité. À ce moment, les informations issues des enquêtes ne circulaient pas librement dans les salles de rédaction, puisqu’il existait une séparation nette entre les personnes qui étaient responsables de la mise en marché du média et les journalistes qui le produisaient (Demers, 1991). Seuls les journalistes qui occupaient des postes en position supérieure dans la hiérarchie organisationnelle, c’est-à-dire des journalistes-gestionnaires, apprenaient à connaître les désirs et les besoins des publics, pour ainsi choisir de prendre en considération — ou non — ces informations pour définir la cible de leur média. La transmission de directives pouvait ensuite se faire dans la salle de rédaction, mais toujours sans que soient nommées explicitement les informations concernant les publics. Ainsi, les journalistes étaient protégés

d’éventuels conflits d’intérêts et agissaient en respectant leurs normes déontologiques professionnelles.

En conséquence, la recherche scientifique portant sur l’influence des publics dans la production de l’information journalistique s’est surtout intéressée à ces journalistes- gestionnaires. Par exemple, un sondage auprès de directeurs de quotidiens généralistes a montré que les données sur le lectorat et le marché influent sur leurs décisions, surtout celles concernant les comics et les arts et spectacles, la section sur le commerce et sur les sports, mais qu’elles avaient moins d’impact sur les hard news, c’est-à-dire les nouvelles nationales et internationales, de même que sur la couverture du domaine scientifique (Beam, 1995).

Tout de même, des recherches ethnographiques se sont intéressés à l’influence des publics parmi d’autres déterminants de la production journalistique et elles ont parfois porté leur attention sur les journalistes qui n’occupaient pas de poste de direction. Dans son ouvrage bien connu Deciding What’s News, Gans conclut à ce sujet que les journalistes rejettent toute forme de rétroaction de la part de l’audience, que ce soit sous la forme de sondages, de lettres ou d’appels téléphoniques, une façon de s’éloigner des visées commerciales de l’entreprise de presse (1979). Les journalistes se tournaient alors davantage vers leurs collègues ou leurs supérieurs pour obtenir une seconde opinion, en assumant en quelque sorte que ce qui les intéressait intéresserait aussi les publics, voire que cela devait les intéresser, puisque les journalistes sont, après tout, responsables de choisir l’information qu’il est nécessaire aux citoyens de connaître afin que ces derniers soient libres et autonomes pour agir en société (Kovach et Rosenstiel, 2001). Les journalistes-gestionnaires étaient donc les détenteurs d’une image du public produite par les enquêtes commerciales et de marketing publicitaire, alors que la représentation mythifiée du public-citoyen appartenait à l’imaginaire des journalistes. Si des données provenant des gestionnaires percolaient vers les journalistes, cette représentation mythifiée en bloquait la reconnaissance. Il s’agissait alors d’une dynamique centrale des interactions entre journalistes-gestionnaires et journalistes : plusieurs travaux concluent en ce sens et considèrent l’influence du public comme peu déterminante dans la production journalistique (Flegel et Chaffee, 1971 ; Shoemaker et Reese, 1996 ; Hermans, 2004). Dans sa recherche sur la BBC, Schlesinger évoque même le « missing link », c’est-à-

dire le lien manquant, pour caractériser l’absence d’influence du public vers les journalistes (1987). En fait, il y avait bel et bien un lien, mais ce dernier était euphémisé.

Ainsi, pour la profession journalistique, la notion d’audience, qui prend forme dans des données d’écoute, est plutôt amalgamée à la notion de public qui est plutôt une représentation. Celle-ci est traditionnellement attachée à un imaginaire en lien avec la mission de service public des journalistes dans la société démocratique. En gardant en tête cette mission, ceux-ci auraient adapté leur production à un destinataire qu’ils se représentent comme un « destinataire-citoyen » (Demers, 2012), c’est-à-dire un être rationnel intéressé par tout ce qui concerne la société dans laquelle il vit. Le public pouvait ainsi prendre place quelque part dans l’imaginaire des acteurs, tel que conceptualisé dans la notion de contrat de lecture (Véron, 1985) ou de contrat de communication (Charaudeau, 1983) notamment. Cependant, il ne participait pas aux interactions qui menaient à la co-construction du message journalistique. Cette compréhension du public, alors plutôt intuitive (Napoli, 2010), cèderait aujourd’hui la place à une compréhension ancrée dans le réel, ou du moins dans des données, sur Internet.

En effet, jamais auparavant les mesures d’audience n’ont été aussi accessibles. Parmi les outils disponibles, il y a divers dispositifs de comptage des clics ou des référencements, comme Google Analytics ou Chartbeat, qui analysent la fréquentation des sites Internet en profondeur. Il y a également les moteurs de recherche, comme Google Actualités, qui classent chaque article par rapport à ceux des autres médias en se basant sur plusieurs critères : mots-clés, hyperliens, clics et partages, votes, etc. (Sire, 2013), ce qui peut se voir comme une hiérarchisation « participative », c’est-à-dire que les choix effectués par les internautes influencent l’indice algorithmique attribué aux sources et pèsent ainsi sur le classement de l’information (Rebillard et Smyrnaios, 2010). Ensuite, les commentaires des internautes, qu’ils soient publiés directement sur le site Web du média ou sur les médias sociaux, constituent aussi un indice de la réception. Et c’est sans compter les référencements, les palmarès des articles les plus lus, etc. La quantité et la précision des informations disponibles sur Internet offriraient même le mirage du « panopticon parfait », selon Demers, c’est-à-dire qu’il met à la disposition de l’observateur, que ce soit les décideurs publics, les journalistes ou les citoyens, un « terrain parfaitement quadrillable », sans limites a priori en

matière de surveillance (2012). Toutefois, l’usage qu’en font les salles de rédaction n’est que peu connu pour l’instant, bien que ce sujet de recherche attire l’attention depuis quelque temps.

Ce sont les outils permettant d’analyser la fréquentation des sites Internet en profondeur qui ont surtout attiré l’attention de la recherche. Un des premiers sondages à avoir interrogé des journalistes sur leur utilisation des données provenant des serveurs conclut que, malgré le fait que la fréquentation du site pourrait théoriquement être observée en temps réel et influencer la production journalistique pendant qu’elle se fait, les données étaient plutôt utilisées a

posteriori par les journalistes, les renseignant ainsi sur leurs bons coups et leurs mauvais

coups (MacGregor, 2007). Cependant, une observation du travail dans un média pure player, donc né en ligne et diffusant uniquement sur Internet, suggère que la fréquentation des pages Web influe en temps réel sur la sélection et la production des nouvelles (Thurman et Myllylahti, 2009). Des entretiens réalisés par Karlsson et Clerwall avec les journalistes d’un tabloïd, d’un quotidien grand format et d’un média public indiquent que la connaissance du nombre de clics reçus pour chaque message journalistique apporte une nouvelle dimension au processus général d’évaluation des nouvelles et au traitement spécifique que l’on réservera à chacune d’elles (2013). Les chercheurs disent que plus une histoire est consultée, plus elle restera longtemps à la Une du site, et que l’on s’assurera qu’elle soit rafraîchie, élaborée, mise à jour dans le but de maintenir le niveau d’attention.

En dehors des études concernant les données de fréquentation des sites, la recherche scientifique tarde à documenter l’utilisation qui est faite des autres données concernant les publics et leur impact sur la production. Des travaux en cours cherchent à combler cette lacune. En Belgique, Burnier et Malcorps recensent les différentes sources de données utilisées dans une organisation médiatique, de même que la façon dont ces informations circulent entre la direction, les services marketing et la rédaction (2017). Ils attirent l’attention sur deux conclusions. D’abord, la direction filtre les informations qui se rendront des services de marketing, lesquels font des études plus exhaustives des données, aux journalistes. Ce contrôle est fait pour éviter de faire perdre du temps aux journalistes avec une surabondance d’information, en envoyant un message plus clair à propos de la réception, sans trop insister sur les changements concrets à apporter à la couverture journalistique. Ceci

amène les chercheurs à une seconde conclusion qui nous interpelle plus particulièrement. En effet, ils remarquent que la direction comme le service marketing se gardent de trop s’immiscer dans les décisions des journalistes, qui ne s’en laisseraient pas trop imposer en la matière. Tout de même, la circulation de données concernant les publics existe bel et bien entre ces services, puisque les journalistes reçoivent ces informations verbalement lors de réunions formelles ou d’échanges informels, de même que par écrit dans des rapports.

Ces conclusions mettent de l’avant deux manques dans la recherche sur ce sujet. Premièrement, la recherche tend à montrer que les journalistes gardent une certaine distance par rapport aux directives et aux informations provenant de la direction ou des services marketing de leur organisation. Toutefois, elle n’indique pas si cette distance envers les informations concernant les publics existe toujours lorsque les journalistes entrent par eux- mêmes en contact avec ces informations, c’est-à-dire sans passer par le filtre de la division marketing ou de la direction. En effet, les journalistes consultent ces informations par leurs propres moyens, selon un reportage du American Journalism Review, à propos d’une salle de rédaction où la direction a fait le choix de ne pas fournir des données concernant la réception à ses journalistes (Fischer, 2014). Deuxièmement, il existe un manque dans la recherche qui doit maintenant faire le lien entre la prise de connaissance de ces données et l’influence de ceux-ci sur la production. Ce lien d’influence du public sur la production journalistique a longtemps été un « invisible » (Charron, Damian-Gaillard et Travancas, 2014) de la recherche sur la production journalistique, de sorte qu’encore aujourd’hui, il reste peu documenté.