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Chapitre 3 — Cadre conceptuel et théorique

3.1 Le cadrage général de la communication publique

Les chercheurs du domaine de la communication font face à de nombreux défis lorsque vient le temps de formuler une définition de leur discipline ou d’en dégager un cadre théorique général. Devant les nombreuses questions qui demeurent sans réponses, pour l’instant, certains diront qu’il s’agit bien là d’un champ de recherche, non d’une discipline, le premier terme laissant plus de latitude que le second pour l’adoption de cadres théoriques issus d’autres disciplines, notamment la sociologie et les sciences politiques. Quoi qu’il en soit, il reste que la communication, champ ou discipline, s’est tout de même institutionnalisée comme science, et ce, bien qu’il n’ait pas un cadre théorique général.

Dans ce contexte, notre choix de cadre théorique demeurera un choix pragmatique, guidé par les besoins de l’objet de recherche et de la problématique, plutôt que par un positionnement définitif dans un débat d’idées ou de vision du monde et de la science. De notre point de vue, le cadre de la communication publique comporte bien entendu des limites — sur lesquelles nous n’insisterons pas dans la mesure où elles n’interviennent pas dans notre problématisation —, mais il prévoit une représentation de l’espace public qui convient bien à la définition que nous avons donnée de la veille médiatique.

La perspective de la communication publique renvoie à la notion d’espace public, telle que la concevait Habermas. C’est en 1962, dans The Structural Transformation of the Public

Sphere, qu’Habermas développe sa pensée sur l’espace public. Portant un regard historique

sur la société moderne du 17e siècle jusqu’au début du 19e, il remarque l’émergence dans des lieux nouveaux, tels que des cafés et des bibliothèques, d’espaces publics dédiés au débat (Habermas, 1962). Il remarque qu’en dehors des institutions étatiques, le public ordinaire peut y débattre à propos des questions de l’État. Dans cet espace public, le débat sert à atteindre une forme de consensus sur les questions d’intérêt commun, dans la cadre plus large d’une démocratie délibérative. Initialement, l’espace public habermassien s’oppose à l’absolutisme, mais de plus en plus, il se définira en opposition à la sphère domestique du privé (Delanty, 2007). Au sortir de la période des Lumières, Habermas note une transformation structurelle de l’espace public, alors que celui-ci s’intègre au capitalisme. Il y voit un déclin de l’espace public, notamment en observant le contrôle de l’opinion publique par les intérêts politiques et financiers, de même que la commercialisation de la presse. Cette vision d’un déclin sera contestée dans les années 80 par plusieurs théoriciens, d’abord, parce qu’ils notent dans cette perspective une vision idéalisée de l’Histoire, qui ne passerait pas l’étape d’une recherche empirique. Ensuite, on reproche à la théorie d’Habermas de laisser de côté des espaces publics alternatifs pour se concentrer uniquement sur le processus délibératif bourgeois. On note, entre autres, l’absence de l’espace public des prolétaires (Negt et Kluge, 1993), alors que du côté des mouvements d’études féministes, on soulève que la conceptualisation d’Habermas, en ne tenant pas compte de la sphère privée, ne considère pas le rôle joué par les femmes dans les débats (Landes, 1988). D’autres critiques soutiendront que la fonction délibérative de l’espace public ne serait pas une conséquence des Lumières, car ce processus existe également à l’extérieur de l’Occident. Les critiques qui ont été faites

à Habermas lui ont permis de faire évoluer sa pensée, ce qui l’a amené à concevoir plutôt l’espace public comme un système de communication intermédiaire entre les délibérations formellement organisées du haut de la hiérarchie politique et les délibérations informelles du bas (Habermas, 2006).

Cette conception nous apparaît tout de même pertinente, bien qu’elle ne traduise pas la complexité des communications interpersonnelles et de masse dans les sociétés modernes, une complexité qui évoquerait plutôt un réseau plus ou moins serré d’espaces publics ou de groupements plus denses, plutôt qu’un espace uniforme (Calhoun 1992 ; Roberts & Crossley 2004, Marcinkowski, 2008). En effet, dans le contexte de segmentation des publics et d’augmentation des producteurs médiatiques que nous avons décrit, la diversité des lieux médiatiques, qu’ils soient sur des supports traditionnels ou numériques, implique nécessairement une diversité d’espaces publics, lesquels peuvent être liés de très près ou pas, selon ce qu’ils partagent ou pas. Toutefois, cette façon de comprendre l’espace public nous sera utile afin de tracer les limites autour de ce qui relève de la communication publique.

La figure 1 montre que le journalisme qui ne relève pas du divertissement ou de la sphère commerciale, tout comme une certaine partie de la communication relevant de la publicité et des relations publiques fait partie de la communication publique, de même que le « journalisme citoyen », c’est-à-dire l’expression de citoyens dans l’espace public pouvant participer elle aussi à la délibération. Il est important de préciser que cette perspective ne se limite pas à la dimension rationnelle des arguments avancés, ni au sérieux des enjeux, ni même aux médias de masse (Demers, 2008). Il y a bien un principe de légitimation des questions dans le fait de rendre public dans l’espace des informations ou des arguments, mais il n’est toutefois pas nécessaire que ces derniers aient une validité ou une importance établie pour qu’ils soient considérés, selon notre perspective, comme faisant partie de la communication publique. En cela, nous pensons que le cadrage de la communication publique nous amène à adopter une approche qui s’éloigne d’une vision normative des objets de débats et sur la façon dont ils sont débattus. Il n’exclut pas, par exemple, que certains traitements d’enjeux publics dans les médias puissent être très divertissants, de même que

des publicités à la base d’intérêt commercial puisse générer également un message social qui participe aux délibérations démocratiques collectives.

Mais peut-on réellement penser se dégager totalement de la normativité ? Michel Freitag, dans un article intitulé « Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité » est très clair à ce sujet. Selon lui, aucune connaissance « scientifique » de la société ne peut prétendre à la neutralité normative ou idéologique, car il ne peut exister de « communication », c’est-à-dire d’« activité pratique symboliquement médiatisée, qu’à l’intérieur d’une culture qui assigne déjà aux actes et aux énoncés des protagonistes une signification et une valeur déterminés normativement-expressivement, et qui les inclut ainsi

a priori dans l’évidence d’un sens commun » (Freitag, 1987 : 20). En cela, le positivisme des

sciences sociales est une prétention.

Cette volonté d’adhérer au positivisme aurait pu pousser les recherches en communication à nier leur normativité intrinsèque, ce qui aurait mené le champ vers une multitude de recherches opératoires et des théories principalement basées sur des concepts utilitaires, dont il est difficile de tirer une théorisation générale. C’est notamment le cas de la recherche autour du concept de « gatekeeper », ce rôle du journaliste, vu comme celui qui décide de ce que le public a besoin de savoir, aussi bien que du moment de la diffusion ou de la façon dont l’information sera fournie dans la société (Domingo et al., 2008), comme nous l’expliquons dans la prochaine section.

Ce serait donc en acceptant la normativité, en la posant au cœur de l’objet que nous étudions, que nous pourrons nous assurer d’avoir une meilleure connaissance de notre objet de recherche. Par ailleurs, il nous apparaît que le cadrage de la communication publique semble tout indiqué pour baliser ce type de recherche. En effet, alors que l’épithète « publique » pourrait être perçue de prime abord comme l’étrange apparition de la normativité dans la science, il s’avère que ce pourrait être une dénomination appropriée pour un champ qui prend en compte l’indissociabilité de la communication et de ses normes. Soulignons au passage que le but de l’exercice n’est pas de promouvoir une approche « pédagogique », qui viserait à simplement reproduire et cultiver les normes.

Notre regard se porte plutôt sur la dimension relationnelle de l’objet de recherche. Le tournant relationnel a été pris en sociologie d’abord pour mettre fin à l’éternelle querelle entre l’individualisme de Max Weber, pour qui l’intérêt doit avant tout se porter sur l’individu, et l’holisme, représenté par Émile Durkheim, « pour qui la structure sociale exerce un “déterminisme fort” sur l’individu qui n’agit qu’en fonction de cette détermination, ce qui impose une approche (ou une méthode) strictement holiste » (Vautier, 2008 : 77). Avec la sociologie contemporaine, Vautier affirme qu’on « en arrive à concevoir, en guise de dépassement, que le sujet fonde la structure qui, en retour, fonde le sujet » (Vautier, 2008 : 78). L’étude de la société ne passe donc pas par l’étude de l’individu ou l’étude de la structure, mais plutôt par l’étude de la relation entre ces deux entités. C’est donc la relation qui est notre point de focus : entre l’individu et la structure, et entre les acteurs. Pour la sociologie relationnelle, la « relation » et la « communication » ne sont pas des termes disjoints. En focalisant l’attention du chercheur sur les relations plutôt que sur le sujet, c’est sur le système de communication que son regard se posera, non sur l’acte de communication lui-même. Si la communication publique comprise selon ce que nous avons élaboré ici semble être un champ prometteur, la prise en compte d’une normativité intrinsèque à l’objet « relation-communication » soulève des implications méthodologiques dont nous parlons au chapitre 4.

En terminant, il faut aussi admettre que la crise institutionnelle postmoderne soulève de nombreuses questions pertinentes à l’étude de la communication qui relève de la normativité. Demers remarque également que le concept de « communication publique » semble porteur

à notre époque, « au cœur de la “crise” multiforme des institutions — dont les médias et le journalisme — dans les régimes démocratiques, une crise qui joue le rôle d’un point de convergence des espoirs et des inquiétudes d’une masse critique d’auteurs. » (Demers, 2008 : 225-226). Plus spécifiquement, le cadrage de la communication publique nous permettra de conceptualiser une arène médiatique qui comporte une variété de producteurs médiatiques puisque, comme nous l’avons dit, à l’ère d’Internet, un nombre grandissant de producteurs diffusent des nouvelles, que l’on voit ici comme cette part de l’information dont les gens ont besoin pour fonctionner en société9, et non seulement comme le genre journalistique auquel le terme est parfois réduit. La veille médiatique des journalistes s’organise autour de producteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère du journalisme. Le cadrage de la communication publique permet de conceptualiser les pratiques de veille médiatique de journalistes à l’intérieur de l’arène publique de débat, excluant ainsi des actions de surveillance de contenus qui ne relèvent pas de la délibération démocratique. Par exemple, la surveillance de la production d’un ami sur les médias sociaux ne correspond pas à de la veille médiatique si elle concerne sa vie privée, mais elle pourrait être considérée comme telle si elle participe à une discussion concernant les affaires publiques. Finalement, ce cadrage général permet de distinguer les expressions publiques des producteurs des relations d’interaction de personne à personne, lesquelles peuvent également avoir lieu sur des plateformes technologiques, mais sans avoir de caractère public.

Bien que ce cadrage général positionne de façon adéquate notre problématique, il comporte une limite en ce qui concerne cette frontière qui sépare le contenu d’affaires publiques du contenu qui n’en serait pas. Il nous apparaît que, dans le monde médiatique qui est le nôtre aujourd’hui, il devient complexe de séparer le privé du public, le commercial du social, etc. Le cadrage de la communication publique ne donne pas de réponses claires afin d’opérationnaliser ces diverses catégories. Toutefois, pour nous, l’objectif n’est pas de catégoriser les productions, mais bien de comprendre comment les journalistes arrivent à le faire, grâce à leur veille. La principale utilité de ce cadrage sera donc de nous permettre de

9 Hillel écrit au sujet du genre « nouvelle » : « According to functional-structural social theory, news content is

information that seeks to meet social needs by observing the natural and human universe in order to help people survive in their physical and social world » (Nossek, Hillel. « News », dans The International Encyclopedia of

Communication. Donsbach, Wolfgang (ed). Blackwell Publishing. [En ligne] URL : http://www.communicationencyclopedia.com/. Consulté le 16 août 2011).

requestionner certaines conceptions que nous pourrions avoir ou que les journalistes pourraient avoir à propos de ce qui devrait faire partie de la délibération collective.