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Chapitre 2 – Les relations intermédiatiques

2.1 Les nouveaux producteurs médiatiques

2.1.1 La relation entre les journalistes et leurs sources d’information

Lorsque les journalistes couvrent l’actualité, ils entrent en relation avec des sources d’information. Usuellement, la notion de « source » provient des journalistes eux-mêmes qui l’utilisent dans la pratique pour désigner ceux qui fournissent les informations. Ce peut être une source anonyme, un décideur ou un professionnel des relations publiques, par exemple. Contrairement à la relation intermédiatique, laquelle se vit à travers les productions des médias ainsi que nous l’avons expliqué au premier chapitre, la relation journaliste-source se vit dans les interactions interpersonnelles qui n’ont pas lieu devant un public de masse. Cela peut être une simple conversation ou une entrevue plus formelle, face à face ou par téléphone. Cela peut être aussi l’envoi de textos ou de courriels. Tous ces moyens d’échanges interpersonnels permettent d’engager une négociation pour déterminer quels seront les informations divulguées ou le sens qui leur sera donné dans le produit mis en forme par le journaliste. Ainsi, la construction de l’information n’est pas le seul fait du journaliste, même s’il est celui qui signera la production finale. Il s’agit plutôt d’un processus de co- construction.

Les acteurs de cette co-construction sont interdépendants ; les journalistes et leurs sources ayant besoin les uns des autres. D’un côté, les journalistes veulent que les sources leur donnent accès à du contenu ; de l’autre, les sources cherchent généralement à gagner du contrôle sur leur visibilité dans les médias. Toutefois, une partie importante de la recherche sur la relation journaliste-source n’adopte pas la perspective de l’interdépendance. En effet, un corpus imposant de recherche portant sur l’influence des sources sur les journalistes applique plutôt le modèle bien connu de l’agenda-setting (McCombs et Shaw, 1972) à la relation journaliste-source. C’est principalement en comparant l’agenda, c’est-à-dire les thèmes ou les enjeux listés selon leur ordre de priorité, d’une source avec celui des médias, que cette proposition a été testée empiriquement. Souvent, il s’agit d’un décideur et d’un média de masse généraliste. Par exemple, dans une étude portant sur la rhétorique du président Bush à propos de la guerre en Irak, Fahmy et ses collaborateurs observent les liens de ressemblance entre le discours du président américain et celui de quelques grands médias

de masse (Fahmy et al., 2011). Ils combinent ensuite cette analyse à celle du modèle classique de l’agenda-setting, c’est-à-dire médias-public. Cette deuxième analyse consiste essentiellement à l’examen d’un sondage d’opinion qui permet de déterminer si les cinq arguments véhiculés par Bush sont jugés prioritaires par le public, en conséquence de la couverture médiatique. Pour conclusion, cette étude supporte un schéma linéaire de la transmission des arguments sur la guerre en Irak, du président vers les médias, puis vers le public.

Les travaux qui adoptent cette perspective considèrent que les médias sont en quelque sorte des courroies de transmission qui laissent ou non passer le message des décideurs, vers le public. Toutefois, ils ne mesurent que partiellement la relation d’influence qui se tisse entre les journalistes et leur sources, comme l’a expliqué Jean Charron (1995), qui souligne que l’idée de transfert que l’on retrouve dans le modèle de l’agenda-setting renvoie à la conception du média-gatekeeper, dont la fonction de sélection de l’information ne rend pas compte des processus de transformation et d’interprétation qui font partie de la production de l’information journalistique. Charron remarque également que mesurer le transfert des idées ne permet pas de prendre en considération toutes les sources qui participent au phénomène, mais uniquement celles qui font parler d’elles dans les médias. Il s’agit donc d’une mesure très partielle et indirecte de l’influence d’une source, qui peut aussi souhaiter rester dans l’ombre et jouer d’influence pour y parvenir.

La notion de négociation appliquée aux relations d’interaction entre journalistes et sources a donc été utile pour se sortir de ces perspectives média-centriques qui cherchaient surtout à démontrer que l’influence sur les médias et les journalistes de certaines sources d’information, notamment les élites et les décideurs, était importante, voire trop importante. Mais par la suite, les études sur l’agenda-building ont clairement démontré qu’il est impossible d’établir une relation mécanique entre le pouvoir ou les actions d’une source et les décisions du journaliste et de son média (Charron, 1991 ; 1994). Et que les sources avaient elles aussi à faire des concessions dans ce jeu contextuel d’influence menant à la production de l’actualité.

La notion d’agenda-building s’est développée d’abord dans les travaux portant sur l’analyse des politiques publiques, lesquelles se positionnent en variable dépendante, alors que les

rhétoriques des médias et de l’opinion publique prennent place en indépendante. Au début des années 70, Cobb et Elder utilisent pour la première fois le terme agenda-building, (Cobb et Elder, 1971), et proposent d’adopter une perspective plus systémique qui permettrait de comprendre, par exemple, la faible participation au processus électoral, la faible connaissance qu’a la population de la politique, et ce, sans classer ces phénomènes dans la catégorie des anomalies. Sous cette nouvelle perspective, la recherche s’ouvrira à de nouveaux questionnements, dont celui qui sera au centre de l’ouvrage Participation in

American Politics : the Dynamics of Agenda-building (1977) dans lequel Cobb et Elder

tentent de comprendre pourquoi certains problèmes attirent l’attention des gouvernements alors que d’autres restent dans l’ombre. En se centrant sur les déterminants de l’agenda des décideurs politiques, la recherche sur l’agenda-building s’intéressera aux médias de masse, mais au même titre que d’autres déterminants, tels que les groupes d’intérêt.

C’est seulement à partir des années 80 que la recherche attribuera un rôle plus central aux médias de masse dans le processus d’agenda-building. Dans une étude portant sur le Watergate, Lang et Lang observent les relations de réciprocité et d’interdépendance qui se construisent entre les décideurs publics, les médias de masse et le public (Lang et Lang, 1983). L’agenda-building est ici défini comme un processus collectif dans lequel média, gouvernement et citoyens s’influencent les uns les autres au moins à certains égards. Selon cette perspective, les médias n’agissent pas simplement à titre de courroie de transmission de l’élite vers le public. Les médias participent par exemple à la compréhension de l’information par les membres du public et influent sur leur façon de conceptualiser les problèmes. Bien que fondatrice, cette première analyse du processus médiatique d’agenda-building propose un modèle de recherche qui a été repris ou modifié souvent, mais avec une incohérence conceptuelle frappante. En effet, nous avons constaté, comme d’autres (Denham, 2010), que la recherche utilise parfois cette notion pour désigner des modèles de transmission linéaire à l’image de celui de l’agenda-setting et d’autres fois des modèles basés sur l’interdépendance, et ce, souvent sans que soit faite une prise de position conceptuelle claire sur la question.

Pour notre part, nous conserverons ici la définition que donne Charron (1995) qui conçoit le message journalistique comme co-construit par des acteurs (journalistes et sources) disposant d’une liberté décisionnelle relative, laquelle doit être comprise à l’intérieur d’un contexte

social, organisationnel, culturel et professionnel à l’effet structurant. La notion d’agenda-

building, lorsque conceptualisée comme un processus collectif de co-construction, permet de

dépasser le biais mécaniste du modèle de l’agenda-setting. Elle permet aussi de mettre l’accent sur la multiplicité d’acteurs qui interviennent dans le processus de sélection et de définition des messages journalistiques : groupes organisés, acteurs politiques, acteurs gouvernementaux, acteurs administratifs, etc.

De plus, elle permet de comprendre le lien qui unit journalistes et sources comme une relation d’« associés-rivaux » (Legavre, 2011 ; Neveu, 1999). On veut dire par là qu’ils doivent à la fois s’associer et entrer en compétition pour remplir leur mission respective. D’un côté, le journaliste s’associe à une source pour avoir accès à de l’information, dans le but de remplir sa mission de fournir aux citoyens toute l’information qu’il est nécessaire de savoir pour fonctionner en société et ainsi servir l’intérêt public (Kovach et Rosenstiel, 2001), mais aussi pour répondre aux besoins de son média en contenu. Quant à la source, souvent un professionnel des communications, elle cherche principalement à communiquer avec des marchés ciblés, des audiences et des publics, dans le but de positionner favorablement son client ou employeur (Heath, 2005), bien que certains d’entre eux se donnent aussi une mission de service public. C’est le cas de certains organismes œuvrant pour les citoyens. Si la source désire obtenir de la visibilité dans les médias de masse, et idéalement de la visibilité qui lui est favorable, elle aura nécessairement à entrer en relation avec le journaliste. Ainsi, les deux groupes doivent s’associer et travailler ensemble. Toutefois, leurs allégeances respectives peuvent les pousser à s’affronter puisqu’ils cherchent tous deux à garder le contrôle sur un ensemble d’aspects : ce qui sera mis à l’agenda médiatique et l’importance qui sera attribuée aux occurrences, le sens qui sera donné aux événements, aux enjeux, etc. Les règles qui structurent les échanges entre les acteurs font elles aussi partie de la négociation, que ce soit le respect des embargos, les fuites, la diffusion des communiqués, le déroulement des conférences de presse, le contenu échangé à micros fermés, entre autres (Charron, 1994).

Les associés-rivaux arrivent à coopérer parce qu’ils s’entendent sur une conception partagée de l’information et parce que le mode de fonctionnement des échanges et de la production est accepté de part et d’autre. En effet, les organisations médiatiques, dans le but de réduire

la complexité qu’engendre nécessairement la préhension du réel, adoptent des méthodes rationnelles, standardisées et routinières afin d’encadrer les prises de décision et les résolutions de problème (Tuchman, 1978 ; Charron et al., 1991, 1994 ; Ericson et al., 1989). Les médias définissent et sélectionnent au préalable les événements ou questions qui peuvent devenir des nouvelles et ils effectuent une veille du champ social qu’ils divisent en secteur de spécialisation (géographique, institutionnel, thématique) tout en prenant en compte les processus de traitement de l’information et les formes d’organisation du travail. Nous avons vu au premier chapitre que la sociologie du journalisme a amplement décrit ces dynamiques.

Cette conception partagée de l’information et l’organisation des médias demeure en constante négociation, c’est-à-dire qu’elle fluctue dans une marge de possibilités qui structurent les échanges et les maintient dans les frontières de ce qui est acceptable. Et dans un contexte de changements de grandes ampleurs, cette marge de possibilité pourrait s’être transformée, d’autant plus que ces changements font entrer dans la négociation de nouveaux acteurs.

D’ailleurs, la recherche plus récente sur la relation entre médias et sources s’est intéressée aux transformations du système médiatique en remarquant que celui-ci semble toujours donner plus de pouvoir à ces dernières, devant la crise financière que vivent présentement les entreprises de presse et devant la tendance vers la professionnalisation des sources (Schlesinger et al. 1992 ; Neveu, 2013), lesquelles sont plus nombreuses et mieux outillées pour communiquer stratégiquement leur message. D’autres ont critiqué le fait que la relation entre les grands médias et les décideurs exclue systématiquement d’autres acteurs sociaux et que ce phénomène s’accroît dans ce contexte (Bennett, 2012). De plus, les moyens de communiquer directement avec des publics pourraient théoriquement diminuer la dépendance des sources aux journalistes. Les messages des sources concurrencent davantage ceux des journalistes, parce qu’ils sont souvent diffusés sur les mêmes supports et qu’ils sont produits dans une forme et un style souvent semblables, ce qui s’inscrit dans un phénomène global d’hybridation des contenus entre les trois domaines de la communication publique : le journalisme, les relations publiques et la publicité (Bernier et al., 2005).

Tout de même, les journalistes rassemblent grâce aux médias de masse des publics qui sont, encore aujourd’hui, généralement plus grands que ceux de la plupart des autres producteurs

médiatiques. Puis, la surabondance d’information qui caractérise maintenant l’espace public pourrait rendre les journalistes toujours plus nécessaires aux publics qui recherchent un certain filtrage des informations. Il se pourrait également que certains nouveaux médias agissent en remplacement des journalistes, comme c’est le cas des agrégateurs de nouvelles, parce qu’ils exercent cette fonction de filtrage.

Somme toute, en adoptant une approche basée sur l’interdépendance, on tient compte du fait que, dans le phénomène de co-construction du message journalistique, aucun des deux groupes ne possède plus de pouvoir en toute situation. L’accès aux médias n’est garanti à personne, même pas à une source officielle. Tous doivent « travailler » pour faire passer leur message : les sources doivent consentir à certains efforts, en considérant les contraintes qui pèsent sur elles. Les acteurs s’engagent dans un processus de négociation, dans lequel intervient un jeu d’influence. À la base, l’influence pourrait être définie simplement comme « un rapport entre des acteurs par lequel l’un d’entre eux amène les autres à agir autrement qu’ils ne l’auraient fait sans cela » (Dahl, 1973). L’influence n’est pas considérée ici simplement comme un attribut de l’acteur, mais bien comme le fruit de son action stratégique. Et, dans ce sens, certaines sources de l’élite peuvent avoir tendance à être favorisées par le contexte structurant la production, mais cela ne peut en aucun cas être vu comme un pouvoir systématique sur les contenus. La négociation se fait en continu et le jeu n’est jamais gagné de façon définitive pour aucun des joueurs. En basant la relation journaliste-source sur ces bases conceptuelles, nous comprenons que malgré le fait que le contexte puisse sembler favoriser les sources, surtout professionnelles, cela ne peut être le cas de manière automatique, voire mécanique. Cette approche nécessite de remettre en contexte notre compréhension des cas à l’étude pour comprendre les choix qui sont faits par les acteurs qui, malgré l’effet structurant des structures, ont le pouvoir d’agir dans une marge de possibles.

Même après avoir souligné cet aspect de la question, nous reconnaissons tout de même que, dans un contexte où les médias sont fragilisés, l’emprise des élites sur les messages dans l’espace public inquiète. Plusieurs discours, scientifiques, professionnels ou autres en témoignent. Mais malgré l’intérêt flagrant que suscite cette question d’importance pour la société, la recherche n’a pas jusqu’à présent réussi à analyser en profondeur ces changements, peut-être parce qu’elle néglige souvent de les considérer comme le résultat d’une négociation

entre producteurs médiatiques interdépendants. De plus, cette négociation dans le processus de construction du message journalistique doit être considérée distinctement de la relation qui se tisse entre les deux groupes lorsqu’ils agissent tous deux en tant que producteurs médiatiques, ce qui n’a pas encore été fait. Bien que nous adoptions également une perspective basée sur l’interdépendance, celle-ci se construit autour de la recherche de l’attention des publics et non du contrôle du message journalistique.

La brève synthèse du champ de recherche concernant la relation journaliste-source que nous venons de faire nous amène à comprendre quelques notions essentielles de la production journalistique en général. Cependant, elle nous éclaire peu sur l’objet spécifique de la veille médiatique, car ce champ fait peu de cas de la relation qui se tisse aujourd’hui entre ces deux groupes, via les productions médiatiques. Nous verrons dans la prochaine section que cette situation pourrait s’expliquer par la nécessité de remettre en question le concept même de « source ».