• Aucun résultat trouvé

Aux sources du discernement et du retour à soi

Dans le document Frank Bournois Thierry Chavel (Page 169-173)

« Nous vivons en un temps où toutes choses sont confondues » disait déjà Bossuet.

Le discernement se dissout chez ceux qui prétendent être les nouvelles élites.

C’est donc une nécessité de considérer la diacrisis1 grecque comme une vertu fondatrice.

Sources bibliques

Le discernement permet de séparer, de distinguer. Revenons aux sources : le

« discernement des esprits » n’existe pas dans l’Ancien Testament, mais on y trouve la question du choix (Gen. II, 17), pour Adam par exemple. Le discer-nement permet de voir la décision qui s’impose. On n’avance pas dans la clarté, mais dans l’obscurité. Ce temps obscur peut être celui qu’éprouve le coaché.

L’expression de « discernement des esprits » se trouve dans les Épîtres, non dans les Évangiles (I Cor. XII, 10) mais Marie, Élisabeth et Siméon sont doués de discernement. Le don de « discernement des esprits », diakrisis pneumatôn, est un charisme : il révèle le secret du cœur, exhorte, apporte une paix qui rayonne. Par la purification du cœur, avec le secours des énergies divines (deux expressions appartenant à la tradition chrétienne orthodoxe), l’ascète sait dis-cerner les démons des anges, à leurs effets. Il apprend comment attaquent les démons, et comment ils se combattent entre eux.

Que nos contemporains considèrent ces notions avec un haussement d’épaules, un franc éclat de rire ou un œil de clinicien, il n’empêche qu’elles ont fondé notre civilisation, et que le terme de discernement y prend sa racine.

1. Séparation, distance, intervalle, doute ; décision, jugement (Dictionnaire grec-français Bailly).

© Groupe Eyrolles

L’épistémologie du coaching ne peut en faire l’économie. Certes, la plupart du temps, le coach n’est pas un saint, et le coaché n’est pas un ascète1. Mais qui n’a fait l’expérience que le coaching, ayant ouvert le port vers le large, ayant laissé le vent souffler où il veut, mène à un dépouillement ? Qui n’a fait l’expérience, en praticien ou en client, que les choses qui nous importent sont peu nom-breuses et universellement les mêmes ? Qu’il s’agira pour nous, de distinguer et de choisir, selon ce que nous sommes et nos objectifs ?

Qualité fondamentale, secours pour les élites, exercice mal identifié qui doit voir naître sa reconnaissance institutionnelle, ce discernement, qui distingue, hiérarchise, juge et rend parfois lumineuses les ténèbres de notre fragile huma-nité, à qui le propose-t-on ? On sait que l’entraînement de l’athlète de haut niveau est le paradigme2 du coaching. Il faut veiller à la performance totale du champion : à sa forme morale, à sa motivation, à ses émotions. Ou plus préci-sément, il s’agit de faire prendre conscience au « coaché » – ce néologisme est maintenant d’usage courant – qu’il n’est pas une personne morcelée en diverses activités, divers soucis, divers aspects, qu’on ne peut pas le considérer seule-ment (s’il s’agit d’un sportif ) sub specie corporis. En effet, il doit être convaincu de son unicité. Pour obtenir les résultats attendus, il doit se préoccuper de tout à la fois, dans un souci d’efficacité.

Cette expérience, nous l’avons tous connue : la mobilisation pour un concours, un examen, un entretien engage toute notre personne. Et si nous sommes défaillants, tristes, anxieux, nous serons plus efficaces en acceptant d’en prendre conscience et en en tenant compte, qu’en le niant et en avançant de manière volontariste.

Le coach ne dit pas seulement : « Connais-toi toi-même », mais : « Fais attention à toi. » C’est d’ailleurs cet aspect attentif de retour à soi qui contri-bue à l’engouement actuel pour le coaching.

Les philosophes ne peuvent que s’y intéresser. Ainsi, André Glucksmann a fait directement allusion à un terme de coaching – « l’injonction contradictoire » (par exemple : « Révolte-toi contre moi ») : « Pour s’en sortir, il faut se décider à piéger le piégeur, parents abusifs ou chef génial, en le renvoyant à son délire de tout

1. Qui pratique les exercices de la vie spirituelle (Littré).

2. Ensemble des formes diverses appartenant au même mot (Lexis).

© Groupe Eyrolles

gouverner. À cette stratégie de décervellement, il faut opposer le socratique retour sur soi, sur ses erreurs et ses horreurs, conditions d’un retour à soi. »1 S’agit-il bien d’un retour à soi ?

Dans les années 1980, le coaching sort du champ sportif pour entrer dans celui de l’entreprise. La vie professionnelle y est de plus en plus exigeante : soyez compétent, intelligent, efficace, bien habillé, ayez un teint radieux, ne paraissez jamais fatigué, soyez toujours de bonne humeur. Soyez ferme et souple, ouvert et capable d’être seul, manager et modeste, à l’écoute et décidé, rapide et attentif, arrivez tôt, partez tard, ayez une vie privée satisfaisante et inattaquable.

Comment ne pas prendre peur devant tant d’exigences ? Le coach est celui qui va faire un bout de chemin avec vous.

Le champ du possible

On propose donc du coaching au cadre d’entreprise, mais il n’y a aucun domaine qui ne puisse trouver un appui sûr dans un coaching. Pourquoi le coach répond-il à une demande croissante ? Qu’est-ce qui suscite un pareil effet ? Car c’est un état de fait : il y a du coaching dans le monde sportif, dans le monde professionnel, et même dans la vie privée, tant la distinction est parfois hasardeuse.

Si ce n’est pas la question qui nous occupe ici, il est indéniable que cette dernière demande est en expansion : de la part de parents désarmés devant d’inexplica-bles échecs d’enfants brillants, de jeunes adultes désorientés devant des choix professionnels, d’étudiants parasités sans en prendre conscience par l’usage sans répit du téléphone portable et du lecteur MP3 et ne sachant plus être à eux-mêmes. Chacun sait, pour l’avoir au moins lu dans un magazine, que nombre d’étudiants des grandes écoles commerciales, une fois lâchés hors de la classe préparatoire, cette nursery surchauffée où on leur explique qu’ils sont les meilleurs, s’affolent, doutent d’eux-mêmes, se dégoûtent parfois, et se saoulent, pas seulement le vendredi soir. Les jeunes filles elles-mêmes y participent, dans un grand mouvement de panique. Pour des raisons qui restent à définir, elles sont moins conscientes qu’autrefois de leur rôle propre, et s’alignent sur un

1. A. Glucksmann, « Mes années maoïstes me font toujours honte », Le Figaro, 9 septembre 2006.

© Groupe Eyrolles

modèle qui n’a rien d’aristocratique. Ces jeunes gens vomissent avec la vodka toute une absence d’éducation : on ne les a pas élevés, on les a préparés pour les concours. Et ils seront fragiles, comme de jolis yearlings.

Le coach présente à la fois un caractère « archaïque » et « innovant » – c’est d’ailleurs tout son charme. C’est ainsi qu’il répond au besoin de « retour aux sources » du coaché et aux exigences d’un monde contemporain vécu comme déroutant.

Ce retour à soi, de quelle nature est-il ? Est-il philosophique, est-il une mode, un effet du narcissisme, et dans quel monde s’exerce-t-il ? Car c’est bien ici un retour à soi, au sens philosophique, qui est indirectement proposé. Si les outils du coaching sont spécifiques, l’effet induit est de nature psychologique et phi-losophique, puisque c’est ma place dans ce monde-ci, dans ce que je crois n’être

« que professionnel », dans mes relations aux autres, dont il est question. De plus, devant cette carence de métaphysique qui est un des traits que nous prêtons à notre époque (mais Verlaine pensait déjà qu’il fallait se tourner vers le Moyen Âge « énorme et délicat »), il est fréquent qu’émergent des questions sur le « sens de ma vie ». Le coach alors écoute, recadre, aide le coaché à mettre au jour sa réponse. Car il n’est pas là pour flatter le narcissisme, mais pour susciter un accouchement parfois difficile. Le coaching est à la fois une chance que l’on se donne et une épreuve. Le coaché qui hésite à « se lancer » en est d’ailleurs par-faitement conscient. Sans en avoir l’expérience, il le pressent, il en devine la gravité. C’est donc de manière impropre qu’on parle de coaching à tout propos – comme à l’Institut Guerlain (« votre coach beauté ») ou sur les devantures des pharmacies (« votre coach minceur »).

Car le coaching demande que l’on dépose les armes, que l’on joue le jeu. Sinon, il est vain. Fondé sur la confiance et la croyance fondamentale en un progrès possible, il implique une acceptation sincère de ce qui peut advenir, de la part des trois partenaires habituels. Il ne s’agit pas de se mettre à nu en dévoilant sa vie intime – encore que les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle paraissent parfois friables. Il n’est pas rare en effet de voir quelques larmes révéler que le coaché fait suffisamment confiance à son coach pour se livrer.

Une des critiques les plus fréquentes qui est faite au coaching est de dire que

« cela n’a rien de nouveau ». Car cette profession innovante est aussi naturel-lement « archaïque ». T. S. Eliot disait que tout ce qui est nouveau est

© Groupe Eyrolles

« fondamentalement traditionnel ». Cette pratique est-elle plus ancienne qu’on ne le croit ? Un des lieux communs les plus répandus est de faire allu-sion à Socrate et à la maïeutique. Si le coach est un praticien de la maïeu-tique, il ne sait, au début des séances, et quel que soit l’objectif, où va le mener le coaching. Le philosophe, lui, employait la dialectique, amenant son interlocuteur à trouver de proche en proche la réponse attendue. Dans le Phèdre, Socrate rappelle que « la parole a précisément pour fonction de mener les âmes ». Ce meneur d’âmes, les Grecs le nommaient psychopompe1. Mais il est difficile de proposer pour une pratique actuelle un terme qui s’employait essentiellement pour parler du royaume des morts. Car il n’est pas de terme satisfaisant. Dès lors que le mot « coach » est entré dans le langage courant, accompagnateur, entraîneur nous paraissent à côté de l’objet, et difficiles à exprimer au féminin…

Rendre les meilleurs encore meilleurs, a toujours été, c’est vrai, un défi intéres-sant à relever, et cette approche a été celle de certains professeurs : André Amar, philosophe, banquier, enseignait aussi à Sciences Po. Dans les années 1970, il recevait chez lui le samedi après-midi, en entretien individuel, des élèves du secondaire, et dans des conversations assez décousues, ayant ouvert Pascal ou l’Ancien Testament au hasard, il proposait ce qui n’était pas vraiment une leçon. C’était véritablement du coaching : « C’est très bien d’entrer à l’ENA, mais l’important est de faire face aux moments de détresse. Si vous pouvez ouvrir l’Iliade dans ces moments-là et en être heureux, et si vous savez assez de grec pour regarder de temps en temps une ligne dans le texte original… » C’est ainsi que beaucoup d’entre nous ont l’impression d’avoir vécu, à un moment de leur jeunesse, un coaching sans le savoir.

Dans le document Frank Bournois Thierry Chavel (Page 169-173)