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3. REVUE DE LA QUESTION : Comprendre l’agressivité humaine

3.4 La fabrication d’un monde commun aux sources de la subjectivité

3.4.1 Sollicitude et déprivation originaire d’un lien

Le sentiment de « se » trouver ne peut advenir chez l’individu isolé du monde. Les travaux de Winnicott mettent en exergue la primauté du lien de l’enfant avec l’environnement comme base constitutive d’un monde interne. En effet, le célèbre pédiatre s’est basé sur les travaux de Mélanie Klein et Joan Rivière pour concevoir une troisième aire d’expérience, l’aire transitionnelle129, afin de comprendre le destin de l’agressivité primitive c’est-à-dire de la motricité libre qui est tout d’abord destructrice par hasard. L’espace transitionnel n’est ni intérieur ni extérieur, c’est un espace potentiel entre un bébé et sa mère, une aire de jeu au sein de laquelle le bébé se meut en toute quiétude. Le bébé fait l’expérience de l’existence en se mouvant sans réaliser si, ce faisant, cela porte atteinte à l’intégrité d’autrui. Au stade de la sollicitude130, la prise de conscience de sa propre destructivité « donne naissance aux fonctions sociales », aux relations interpersonnelles, mais peut également disparaître en cas de « concours de circonstances ambiantes défavorables ».131 Cette prise de conscience, pour Winnicott, va

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Winnicott, D.W 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris, Payot, 1975, p. 74.

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Pour le pédiatre, la sollicitude « exprime le fait que l’individu se sent concerné, impliqué et que, tout à la fois, il éprouve et accepte une responsabilité ». Winnicott, D.W 1958. De la pédiatrie à la psychanalyse. L’agressivité et se rapports avec le développement affectif. Mesnil sur l’Estrée, Payot, 1969, p.120.

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60 dépendre de la qualité de l’espace environnant c’est-à-dire de l’aire transitionnelle132. L’auteur décrit en particulier le moment extatique de la rencontre de la mère et de l’enfant qui permettrait au bébé de se créer lui-même en acte, d’être capable d’être seul en présence de sa mère. Les « forces cruelles ou destructrices », en coexistence avec « les forces d’amour »133 depuis le début de la vie nécessitent de s’éprouver corporellement et, à partir de cet éprouvé, pour le pédiatre, la capacité de « ressentir la sollicitude est au centre de tout jeu et de tout travail constructif »134. C’est lorsque la mère (ou son substitut) est suffisamment bonne que l’enfant peut vivre sa propre destructivité en toute quiétude. Si le hasard fait que la mère ou son substitut n’est pas en mesure de créer un espace suffisamment bon, lorsque le bébé traverse une expérience sans en avoir la maturité, alors l’agressivité primitive devient destructrice. Lorsque cette expérience se répète, l’enfant est dit déprivé c’est-à-dire privé de manière précoce et prolongée d’un lien primitif qui a été positif auparavant135. Autrement dit, l’enfant a besoin de quiétude pour se réaliser, pour se laisser aller à l’advenir. C’est dire l’importance de la mère-environnement (c’est-à-dire de la présence extérieure d’une proximité aimante) lorsqu’un enfant traverse une expérience. C’est ce que nous révèle Winnicott lorsqu’il accueille les enfants évacués pendant la guerre (c’est-à-dire séparés de la famille) dans un souci de :

« Maintenir un environnement suffisamment humain et suffisamment fort pour contenir à la fois ceux dont le rôle est de soigner et ceux qui,

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Les soins prodigués sont suffisamment bons, ici, pour permettre à l’enfant de faire des expériences fondamentales pour sa maturation.

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Winnicott D.W. 1974. Déprivation et Délinquance, Paris, Payot 1994, p. 108

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Idem p. 120

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61 parce qu’ils ont connu la déprivation et la délinquance, ont désespérément besoin d’être soignés et contenus, mais s’acharnent à tout détruire au fur et à mesure »136.

Ainsi, la présence en acte de la mère-environnement137 fournit à l’enfant des occasions de réparations lorsque celui-ci traverse l’expérience simultanée de l’amour et de la haine138 : « Si la figure maternelle n’est pas fiable, les efforts constructifs de l’enfant sont vains (…) et la pulsion inhérente à l’amour primitif disparait »139. Autrement dit, l’enfant a besoin d’un « environnement stable et ferme, avec des soins personnels, de l’amour et des doses progressives de liberté »140, de ce lieu hétérotopique (Foucault, 1967) pour pouvoir élaborer son environnement intérieur, son heim. La mère-environnement, dans un élan d’amour primitif, inconditionnel141, fondamental, incarne véritablement un espace transitionnel qui fera référence lorsque l’enfant traverse une expérience perturbant son monde interne.

Finalement, pour Winnicott, il y aurait un espace de rencontre (que l’on peut qualifier d’ « originaire » ou « pré-psychique ») entre deux subjectivités, une intersubjectivité éprouvée qui serait au fondement de

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Idem p. 15

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Winnicott différencie, en effet, la mère-objet (la présence de la mère dans le monde interne de l’enfant) de la mère-environnement (la présence de la mère dans l’entourage de l’enfant). Idem p. 124

138

Winnicott, D.W. 1974. Chapitre XI Elaboration de la capacité de sollicitude In Déprivation et Délinquance, Paris, Payot 1994 pp120-126

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Winnicott, D.W. 1966. Chapitre XII L’absence du sentiment de culpabilité. In Déprivation et Délinquance, Paris, Payot, 1994, pp 132-136

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Idem p. 142

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C’est à dire sans les conditions de la représentation, dans une sorte de « maternage insolite » qui se donne gratuitement, sans retour d’investissement narcissique.

62 la constitution de la subjectivité. Lorsque l’environnement est suffisamment étayant, le soi se constitue en retour dans l’échange avec le milieu, l’autre ou soi même. En revanche, il y aurait une corrélation entre « la déprivation » de la rencontre intersubjective et le passage à l’acte d’un individu : le sujet détruit/se détruit parce que l’espace intersubjectif est défavorable. La question de la déprivation d’un lien qui a été positif dans la vie de l’enfant, en cas de « circonstances défavorables », pose clairement la question de la spatio-temporalité d’un monde environnant. En effet, si nous considérons que l’expérience de la « non existence » jalonne toute la vie de l’individu, la sollicitude pourrait davantage être comprise, alors, en terme de processus et non plus seulement en terme de stade.