• Aucun résultat trouvé

7. METHODOLOGIE

7.2 Vers une perspective phénoménologique

Concernant l’objet d’étude de la réciprocité, ce sont dans les sciences humaines, économiques et sociales, nous l’avons vu, qu’il nous a été possible d’identifier quelques déterminants. Nous avons déjà fait référence à l’ouvrage majeur de Marcel Mauss d’où découlent plusieurs approches à partir desquelles Temple et Chabal304 tranchent la question concernant deux formes de réciprocité, la réciprocité positive et la réciprocité négative : « l’échange » du don et du contre-don, postulat de base des organisations sociales pour les sciences humaines, masque un autre principe philosophique plus fondamental : une réciprocité faisant apparaitre une dimension spiritualiste (immatérielle, dirons-nous) alors que l’échange vise une complémentarité d’intérêts. Si l’éternel problème philosophique fondamental est de ne pas pouvoir statuer entre le matérialisme (conception qui postule que c’est la matière qui crée la conscience) et le spiritualisme (conception qui postule que la conscience

303

Cité par Van Haecht Louis. Van Haecht, L. FJJ Buytendijk, Phénoménologie de la rencontre, Comptes rendus. Revue Philosophique de Louvain, volume 50, Numéro 28, 659-661

304

Temple, J., Chabal, M. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris, l’harmattan, 1995

125 préexistante en soi s’exprime à travers la matière)305, il conviendrait de poursuivre les recherches, d’après Temple et Chabal, du coté de la deuxième proposition. Néanmoins, Martin nous met en garde sur le fait que « les concepts de base du spiritualisme sont vagues ; il n’en existe aucune définition précise et leur compréhension fait appel à l’intuition irrationnelle »306. Comment, dès lors, élever au rang de science « l’intuition irrationnelle » qui permettrait de comprendre la part « immatérielle » de la réciprocité ? Il s’agirait, pour Buytendijk, de faire appel à la phénoménologie. Dans Phénoménologie de la rencontre, Buytendijk indique en effet que « toute psychologie doit développer une intuition ontologique de la manière d’être-au-monde du Dasein. »307 Le phénoménologue amène subtilement l’idée que l’on ne peut connaitre les différentes modalités d’une étude que par l’expérience vécue, une intuition que Blankenburg308 qualifierait de « naturelle ». De surcroît, cette intuition se justifie légitimement, pour Buytendijk, par le fait que « l’unité significative d’un domaine de savoir systématique », que constituent les psychologies cartésiennes, est basée fondamentalement sur une « intuition déterminée de l’être homme »309. En se basant sur les travaux de Straus, qui souligne méthodologiquement que « lorsque je constate une chose, un événement, je vise dans cette affirmation non seulement l’objet, mais en même temps moi-même », Buytendijk abandonne le point de vue positiviste :

305

Martin D. Matérialisme et spiritualisme. Fichier PDF, 2009 http//www.danielmartin.eu/Philo/Determinisme.pdf

306

Idem p.3

307

Buytendijk, J.J., op. cit. p.9

308

Blankenburg, W., op. cit. p.122

309

126 « Du fait que nous renonçons à l’attitude de « l’observateur objectif » qui se retire à dessein de toute forme de relation d’être, il résulte en premier lieu que le monde phénoménal s’ouvre comme le nôtre avec une nouvelle signification immédiate. Il se révèle que nous pouvons, par rencontre personnelle, sympathique avec des rencontres, parvenir à atteindre le sens de ces manifestations données dans l’expérience, à condition que nous participions au jeu infini de l’existence avec elle- même. » 310

Il s’agit, pour Sartre, de remonter jusqu’à la source c’est-à-dire trouver « la conscience transcendantale et constitutive »311.

Alors que la perspective positiviste cherche une forme de « neutralité » du chercheur afin de pouvoir objectiver ses propos, la phénoménologie, en soulignant qu’il reste toujours une part irréductible de l’être-du- chercheur, considère que le déni d’une telle implication biaiserait en partie ses recherches. Il n’est donc pas question de concevoir ici la « réciprocité » en termes d’objet d’étude, il s’agit de saisir ce phénomène par une « saisie compréhensive » à l’interface de ce concept et du chercheur lui-même.

Le champ de la phénoménologie promeut, ainsi, l’expérience vécue de l’être-chercheur. Pour Gennart312, « La chose qui se comprend par elle- même relève ainsi du champ de notre rapport pré-intentionnel au monde ». Le rapport pré-intentionnel au monde concerne précisément la

310

Idem, p. 10

311

Sartre, J-P. 1936. La transcendance de l’Ego. Paris, Vrin, 2003, p.44

312

127 dimension sensible du rapport au monde de l’être-chercheur. En effet, « pour que nous percevions les choses, il faut que nous les vivions » d’après Merleau Ponty313. Straus définit la perception comme « une saisie qui se sait elle-même », un processus réflexif qui s’oppose radicalement à la « saisie pré-objective » du mode sensible.314 La rencontre avec l’objet d’étude s’effectue, pour Straus, dans cette perspective :

« J’ai l’expérience vécue de moi-même dans le monde, comme partie du monde… je me dirige vers autrui, qui, dans cette visée même, m’apparait comme autrui et comme ce qui se dirige vers moi »315.

Straus détache ici la perception de l’expérience immédiate de la relation avec le monde environnant et le monde interhumain. Ce pré-jugement316, « premier critère décisif de l’essence » du concept à étudier pour Tellenbach, protège le chercheur, à mon sens, de tout jugement et de ses dérives occasionnées. C’est sur ce postulat que Buytendijk propose de comprendre la phénoménologie de la rencontre:

« L’étude approfondie de la rencontre (….) exige cependant que nous abandonnions le point de vue positiviste et que nous ne concevions plus l’événement que nous nommons rencontre comme une tranche du monde perceptible, objectivement cohérent. Nous ne voulons donc pas considérer la rencontre comme une manifestation parmi beaucoup

313

Merleau-Ponty M., op. cit p. 376

314

Straus, E., op. cit. p.19

315

Idem p. 249

316

J’emprunte le terme à Tellenbach qui distingue le pré-jugement (expérience oro-sensorielle exprimant une ambiance dominant le sujet) du jugement lui-même, qui renvoie à une réflexion (Tellenbach, 1968, p.. 23).

128 d’autres, comme un fait susceptible d’être constaté et décrit par un quelconque spectateur désintéressé de l’activité humaine. Nous avons, au contraire, décidé de choisir la relation d’être elle-même, qui unit notre existence à l’homme que nous rencontrons. Nous sommes, en effet, persuadés que c’est seulement dans ce rapport que la compréhension de l’élément véritablement humain de la rencontre devient possible. »317 Autrement dit, le champ de la phénoménologie apporterait des éléments de compréhension au sujet du phénomène de la rencontre, et, par voie de conséquence, de ce qui structure la rencontre : la réciprocité.