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3. REVUE DE LA QUESTION : Comprendre l’agressivité humaine

3.2 Approche phénoménologique de l’agressivité humaine

Phénoménologiquement, lorsqu’un événement vient brusquement rompre le cours de l’existence, l’individu traverse une crise. Pour Maldiney, il s’agit d’une crise du « pouvoir-être » de l’existence (ou du Dasein108) : il s’agit alors de faire face aux facteurs événementiels qui déséquilibrent le monde interne. Lorsque cela n’est pas possible, comme Maldiney l’observe dans la psychose ou comme nous l’observons chez les personnalités limites, par exemple, l’existence ne peut advenir que par une agressivité destructrice, un délire (dans le cas de la psychose) ou un passage à l’acte109. Pour Millaud, le passage à l’acte vise, en particulier, « à réduire la tension anxieuse, et les enjeux sont des enjeux de vie ou de mort»110. La mise à mort de soi ou de l’autre ouvre une possibilité (palliative) d’exister. Tout comme chez Klein et Rivière, nous retrouvons, ici, l’expérience d’une manifestation psychique originaire vis-à-vis de la crainte de ne plus exister. Cette expérience prendrait sa source ou bien dans une attaque extérieure, ou bien dans le monde

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Le Dasein signifie littéralement l’être-là (Heidegger, 1927). Etre-là, dans l’ici et le maintenant, renvoie à la capacité pour Heidegger d’ek-sister, c’est-à-dire de vivre « hors soi », en dehors de toute « pensée calculatrice ». Heidegger, M. 1927. L’être et le temps. In Qu’est-ce que la métaphysique. Paris, Gallimard, 1951.

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Jonckeere, P. Passage à l’acte. Liège, De Boeck Université, 1998

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54 interne111. Dès lors, ce sont « les facteurs événementiels externes mais aussi internes [qui] amènent des déséquilibres auxquels le psychisme doit faire face »112. Du point de vue de l’existence, Maldiney pose alors explicitement la question d’une ouverture authentique à une temporalité transcendante.113 Être présent au monde, précisément « être-à-l’avant-de- soi »114, tiendrait, pour une part, dans cette capacité à s’élever, selon un mouvement qui porte « au-delà » de soi. Maldiney fait référence, ici, aux travaux de Binswanger sur les directions de sens. Chez Binswanger, en effet, l’existence se fabrique par extension et par mouvement. La réalisation de soi se déploie de manière authentique (l’ascension) ou inauthentique (la chute) selon que l’individu traverse une expérience de manière proportionnée ou disproportionnée115. En cas de disproportion anthropologique, c’est le monde interne même qui est perdu (il n’est plus question ici de désir insatisfait, l’émergence du désir émanant d’un

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Klein et Rivière parlent ici de « désir inconscient insatisfait », c’est-à-dire d’une origine pulsionnelle, ce qui ne sera pas le cas dans l’approche phénoménologique, nous allons le voir. Op. cit. p.20.

112

Millaud, op. cit. p.12

113

Maldiney, op.cit. p.125.

114

Maldiney, H. Penser l’homme et la folie. A la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin. Grenoble, Million, 1991, p. 81.

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Binswanger analyse l’expérience de la spatialité dans la psychose et s’appuie sur l’œuvre de l’écrivain norvégien Ibsen pour montrer l’opposition de deux directions anthropologiques : l’horizontalité et la verticalité. La transcendance, ici, est conçue comme une relation réciproque entre la traversée de l’expérience et l’élévation telle que la réalisation de soi est inauthentique en cas de « présomption de hauteur ». Autrement dit, s’autoréaliser, c’est-à-dire s’accomplir de la manière la plus élevée, dépend du rapport proportionné entre étendue et hauteur. Le vertige de la chute (ou la crainte d’anéantissement) que traverse le schizophrène émane d’une ascension inauthentique. La crise existentielle, dans la psychose, renvoie alors à une perte de l’équilibre interne. Binswanger, L. 1949. Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art. Bruxelles, DeBoeck Université, 1996

55 monde interne « déjà là »). En même temps, chez Maldiney, l’événement occupe une place centrale. En effet, le temps s’articule avec l’espace dans la manifestation de l’existence116. En se basant sur les travaux de Heidegger117 et en particulier sur la structure existentielle de la Stimmung118, Maldiney indique de manière saillante que cette tonalité affective se colore en fonction de la manière dont un événement est approprié119 par l’individu. En prenant l’exemple d’un homme renversé par une voiture, mortellement blessé et entouré par des témoins parmi lesquels un médecin et un jeune homme, Maldiney évoque la manière dont ces deux protagonistes peuvent vivre différemment cet événement : le médecin constate la mort de l’individu sans en être atteint personnellement alors que le jeune homme, au contraire, peut être profondément marqué par l’accident et demeurer plusieurs semaines avec cette trace. L’ouverture à l’événement spécifie la présence de chacun de ces protagonistes en tant que soi, vis-à-vis de la mort (sa propre mort). A l’inverse, pour Maldiney, la capacité d’ouverture au monde est remise en cause lorsque l’individu n’est plus à même d’accueillir l’événement comme le montre le cas paradigmatique de la psychose. Dans ce cas-ci, la personne psychotique n’habite plus le monde, c’est-à-dire qu’elle ne s’ouvre plus à lui. La crise existentielle témoigne de l’état de cette personne au repli « en arrière de soi », précise

116

Maldiney, H. Regard, parole, espace. Lausanne, l’âge d’homme, 1973, p.92

117

Heidegger, M. 1927. L’être et le temps. In Qu’est-ce que la métaphysique. Paris, Gallimard, 1951.

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La Stimmung, pour Heidegger, renvoie à une tonalité affective, à l’humeur, au sentiment d’exister dans sa dimension sensible, pourrions nous dire.

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56 Brigitte Leroy-Viémon120. Elle devient, alors, une tentative de se ré- ouvrir un monde en tant que possible.

En fait, Maldiney se base sur les travaux de Von Weizsäcker pour comprendre que « l’existence est de soi discontinue, elle est constituée de moments critiques qui sont autant de failles, de déchirures d’elle- même, où elle est mise en demeure de disparaitre ou de renaitre »121. Autrement dit, l’expérience de la « non existence » se répète au rythme des événements qui jalonnent notre existence. Ainsi :

« La rencontre de l’organisme et du milieu ou l’affrontement du sujet et du monde dément la loi de conservation de la forme : ou bien il se produit une transformation constitutive ou bien la crise du sujet, contraint à l’impossible, le voue à disparaitre si la transformation ne suit pas »122.