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3. REVUE DE LA QUESTION : Comprendre l’agressivité humaine

3.4 La fabrication d’un monde commun aux sources de la subjectivité

3.4.4 Atmosphère, don, confiance

Tellenbach se demande alors à juste titre quelle doit être la condition pour que « l’être-avec nous permette le mouvement vers la 162 Idem p.26. 163 Idem p.89. 164

Gennart, M., Célis, R. Amour et souci : les deux formes fondamentales de la Nostrité humaine dans l’analytique existentiale de Ludwig Binswanger. In Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques. Paris, CNRS, 1992, p. 87.

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Le contact est saisi ici comme un toucher, mais pas seulement : il renvoie également à une dimension sensible, la Stimmung, un être-là qui augure une véritable dynamique de rencontre. Leroy- Viémon, B., Gal, C. Utilisation du contact comme ouverture à la rencontre. L’exemple du psychodrame existentiel pour la psychothérapie des personnes psychotiques. Psychothérapies, n°1/2008, 19-36.

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Huygens, A. Penser l’existence, exister la pensée. De l’humanitude, de l’amour, au jour de la phénoménologie clinique. Paris, Encre Marine, 2008.

69 rencontre »167. Pour le phénoménologue, la réponse réside dans le fait qu’il y a une condition supplémentaire que la présence mutuelle à- l’avant-de-soi de deux individus :

« Il semble bien que quelque chose dont ils participent tous les deux se mette en action en eux, un fluide qui les saisit en les entourant et les dirige tous les deux ensemble, quelque chose dans quoi ils sont plongés, quelque chose d’invisible, d’intangible et pourtant d’une réalité décisive et absolue »168.

Tellenbach fait directement allusion ici à l’atmosphérique169, au climat de la rencontre elle-même. Dans son ouvrage Goût et atmosphère, il nous dit en effet :

« Dans la rencontre rayonnante-flairante de l’individu avec l’autre, il s’instaure une atmosphère commune qui, ensuite, peut être expérimentée comme « tonalité » d’une relation au prochain tant par les deux partenaires que par les tiers »170.

L’implication corporelle mutuelle de la réciprocité tiendrait dans une dimension de rayonnement-flairement réciproque. Le rayonnement d’un individu, précisons-le, renvoie à ce qui émane de lui-même, à la tonalité primordiale, au souffle qu’il dégage au tout commencement de la rencontre. Le flairement renvoie, par la qualité du sens oral171, à ce que

167

Tellenbach, H.,op. cit. p. 115

168

Idem p. 115

169

L’atmosphérique peut se traduire par le climat, les circonstances ambiantes qui seront le substrat d’une intuition portant sur les relations interpersonnelles et environnementales en présence.

170

Tellenbach, H. Gout et atmosphère. Op. cit. p.47

171

Tellenbach qualifie la primauté de l’expérience oro-sensorielle sur le registre perceptif et pulsionnel: le goût/l’odorat sont aussi « gustation » de l’atmosphérique, en tant que générateurs d’ambiances affectives. Ces ambiances « se captent » corporellement.

70 l’individu flaire activement, aspire172 en ouvrant les pores de son être en direction du monde. La qualité de l’atmosphérique qui en ressort influe sur la continuité d’être de chacun des individus concernés. Ces ambiances font naitre ce que Tellenbach appelle des pré-jugés marquants, sorte de proto jugements immédiats qui signent une sorte d’adhésion primordiale à la rencontre. C’est en flairant l’arbitre en train de sanctionner, lorsque celui-ci rayonne à la manière de l’arbitre de notre vignette clinique, que le joueur accepte, en retour, la sanction. Si l’arbitre ne rayonne pas, ou bien si le joueur ne le flaire pas, alors il ne peut y avoir création d’un monde commun. En somme, pour Tellenbach, la structure de réciprocité implique une atmosphérique propice à la rencontre : la véritable rencontre, dont l’essence même est la structure de réciprocité, est un don173. Ici, le don de soi concerne précisément « le don de soi à l’atmosphère »174, un soi qui accepte de « séjourner dans l’instant »175.

Autrement dit, c’est « l’espace » que le moi n’occupe pas dans l’espace intersubjectif qui permettrait d’admettre chez soi quelqu’un du dehors, qui permettrait d’accueillir l’autre dans un espace commun, qui permettrait en un mot de recevoir (Buytendijk, 1952). Pour Tellenbach, en effet, il y a une implication personnelle qui consisterait en une « neutralisation temporaire consciemment acceptée du rayonnement propre »176 de l’individu s’ouvrant à la rencontre personnelle. C’est-à-

172

Tellenbach s’inspire, ici, de Minkowski.

173

Tellenbach, H. Analyse phénoménologique de la rencontre inter-humaine dans le dasein normal et pathologique. Op. cit. p.114.

174

Tellenbach, H. Goût et atmosphère. Op.cit. p.49.

175

Idem p.28

176

71 dire que dans la rencontre effective l’individu n’existe pas en tant qu’ « être-à-dessein-de-soi » mais en tant qu’ « être-avec-autrui » ou, davantage encore, en tant qu’« être-auprès-de »177. Ce don de soi à l’atmosphère est à la mesure de ce que Buytendijk évoque en termes de réciprocité aimante ; pour lui, la réciprocité phénoménologique « n’est plus l’objet d’une intention, mais le secret d’un don et d’une révélation. » 178 La question du don, dans ce cas, est emprunte d’un certain désintérêt (nous pourrions parler de don « gratuit ») dans le sens d’un désinvestissement narcissique propre.

Le don de soi à l’atmosphère se distingue de la logique du donnant- donnant de la réciprocité anthropologique. Pour Nédoncelle en effet, « la réciprocité est autre chose qu’un contrat, bien qu’elle en ait l’apparence. Elle est un statut de confiance initiale et un appel à un don complémentaire dont le contrat n’est tout au plus que la conséquence »179. Ici, il n’est pas question de donner pour recevoir en retour car l’attente d’un retour est déjà une fabrication pulsionnelle qui viserait un intérêt narcissique propre. Il s’agit, en revanche, de donner

en laissant à autrui la liberté de rendre ou de ne pas rendre ce qui a été

donné. C’est là que l’amour prend fondamentalement tout son sens, selon Nédoncelle. En effet, ce philosophe du XXème siècle, décrivant le phénomène de réciprocité en termes « d’acte d’amour personnel », précise que « tout amour qui a une autre raison formelle que l’accès du moi et du toi à une communion réciproque est une illusion d’aimer »180. D’après l’auteur, l’amour personnel a d’emblée un noyau interpersonnel.

177

Nous nous référons, ici, aux existentiaux de Heidegger.

178 Buytendijk, J.J., op.cit p.42 179 Nédoncelle, M.,Op.cit. p. 79 180 Idem pp. 11-12.

72 Pour Tellenbach, nous ne pouvons nous fier à l’atmosphérique, le flairer que si nous faisons l’expérience d’être aimé : il rapporte le cas de Strinberg pour illustrer le fait que c’est dans l’atmosphérique familiale que l’ambiance sécure permet à l’enfant de vivre des expériences en toute quiétude. Il s’agit de sentir une proximité aimante et protectrice sous peine de distorsion atmosphérique. La pathologie de Strinberg montre que le jeune homme n’a pas foi en l’avenir181 dans le sens où il n’est pas possible pour lui de s’ouvrir vers une temporalité transcendante, faute d’avoir pu fabriquer un pré-jugement fondamental : la confiance (littéralement du latin con qui signifie « avec » et fiance de fidere qui renvoie à la foi). Le cas Strinberg semble faire état, finalement, d’une Nostrité souffrante.