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3. REVUE DE LA QUESTION : Comprendre l’agressivité humaine

3.4 La fabrication d’un monde commun aux sources de la subjectivité

3.4.3 Amour et foyer commun

La question de l’amour, que nous comprenons ici en deçà de toute relation d’objet en termes de force d’harmonisation des uns par les autres, serait donc au cœur de l’espace nostrique de Binswanger, c’est-à- dire au centre de l’implication mutuelle des corporéités (ce que Tellenbach nomme structure de réciprocité). Pour Binswanger, en effet, la rencontre effective est également le « phénomène originel qui recueille et régit toutes les possibilités de la présence aimante »151. Binswanger comprend l’amour ontologiquement, nous rappellent Gennart et Célis, comme « être-en-rapport-de-réciprocité au départ de laquelle seulement Toi et Moi se délient pour acquérir l’un auprès de l’autre leur autonomie » 152. Il y aurait ainsi une sorte d’amour fondamental, un amour inconditionnel (c’est-à-dire sans les conditions de la représentation) à la base de la subjectivité. Cet amour fondamental, en deçà de tout circuit pulsionnel érotisé, serait étroitement intriqué avec

150

Idem p.42

151

Binswanger, L. 1942. Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins. Munich-Basel, Ernst Reinhardt, 1973, p. 101

152

66 ce que Stiegler appelle, dans Aimer S’aimer Nous aimer, narcissisme primordial153 : pour que le narcissisme du je fonctionne, il faut qu’il puisse se projeter dans le narcissisme du Nous dit-elle du point de vue psychanalytique154. L’hospitalisme de Spitz155 illustre très concrètement ce propos : le psychiatre a décrit la manière avec laquelle des nourrissons précocement séparés de leur mère allaient jusqu’à se laisser mourir si, en dehors des premiers soins (l’hébergement et la nourriture), ils ne recevaient fondamentalement aucun amour. Ne se laissaient-ils pas mourir parce qu’ils ne sentaient pas la proximité aimante d’un individu qui veillait personnellement sur eux? C’est ce que Pickler suppose156. En effet, la pédiatre hongroise, s’inspirant des travaux de Winnicott, a créé avec succès une pouponnière basée sur une attention personnalisée et des proximités vivantes chaleureuses au sein d’un environnement stable157. Par ce qu’elle nomme le maternage insolite (qui consiste à toucher le bébé sans discontinuer par le contact et la parole tout en évitant de développer un lien compassionnel avec l’enfant) Pickler a sans doute senti l’importance d’une « première rencontre aimante »158 à l’égard de l’enfant. Cette première rencontre effective, pour Buytendijk, se densifie au fil du temps. C’est elle qui permet la création d’un espace propre.

153

Stiegler, B. Aimer S’aimer Nous aimer. Paris, Galilée, 2003

154

Nous faisons une distinction entre la projection (mécanisme pulsionnel) et le pro-jet (élan originaire).

155

Spitz, R. 1946. De la naissance à la parole, la première année de la vie de l’enfant. Paris, PUF, 1968

156

Vabre, P. Des lieux pour vivre se mouvoir se parlier. Atelier du colloque « Violences Parlons en Parlons nous » Arles, octobre 2009

157

Les résultats actuels de cette pratique de soin montrent que les carences affectives se dissipent, et les sujets, plusieurs années après, s’intègrent honorablement dans la société.

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67 Plus finement, Buytendijk nous dit : « A l’âge adulte, l’individu gagne la possibilité « d’être chez soi ou d’être chez l’autre », « de recevoir, c’est- à-dire d’admettre chez soi quelqu’un du dehors »159. En faisant référence aux travaux de Gabriel Marcel, Buytendijk approfondit en fait la question du heim heideggérien en distinguant le heimlich qui évoque l’intimité rassurante du foyer et l’unheimlich qui désigne l’appréhension que l’on sent en présence d’un danger inconnu. C’est par le déploiement d’un foyer commun cordial ou hostile que l’individu demeurerait à l’avant de soi ou en repli de soi. En termes de dynamique de l’intersubjectivité, Binswanger parle également d’un foyer commun qui induira une relation authentique ou inauthentique selon que l’être au monde est pris dans la réciprocité aimante ou au contraire dans le souci. Pour Straus160, la défaillance d’un attachement aimant au monde constitue non pas une perte de la terre natale (le heim), mais l’incapacité d’être au paysage commun (l’être-en-commun), le paysage incluant autrui étant réduit à un paysage propre.

Du point de vue originaire, ainsi, le narcissisme du Nous se base sur l’existence d’un « habiter commun » : il y a un Nous avant le je. Binswanger travaille spécifiquement sur la structure spatiale d’un foyer primitif161. Ce foyer commun se traduit indifféremment en termes « d’être-avec » ou « d’être-ensemble ». L’espace nostrique fait émerger un monde nouveau, le Koïnos Cosmos, une terre natale : « c’est la concession sans fin d’un espace illimité, un et indivisible, inépuisable, et

159

Buytendijk, J.J., op. cit. p. 35

160

Straus, E., op. cit. p.347

161

Binswanger, L. 1942. Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins. Munich-Bâle, E. Reinhardt, 1973.

68 insondable de l’amour »162. Ce monde commun témoignerait d’un certain « habiter commun » 163 : il s’agit pour chacun de sentir cet espace commun, afin de pouvoir se trouver. La constitution de l’être-en- commun de toute communauté permet la sauvegarde de l’être-en- rapport-de-réciprocité, selon Binswanger164. En fait, l’émergence d’un monde commun se produit au contact165 de l’autre. En cas de sanction, c’est d’abord par le « Nous, arbitre et joueur » de la vignette clinique (§2.2.1.2) que le joueur a pu « se » trouver et accepter une limite. Autrement dit la capacité de chacun à être-là au moment de l’événement de la sanction, la tonalité affective de cet événement a eu quelque-chose à voir, ainsi que l’aurait dit Huygens, avec le « comment » du Dasein commun166.