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5. HYPOTHESES DE RECHERCHE

5.1 Paradoxe entre Koïnos Cosmos et Allèlon

L’Allèlon décrit par Ricœur renvoie à la communauté « des uns et des autres ». Semblant s’apparenter au Koïnos Cosmos c’est-à-dire au monde commun de Binswanger, nous allons voir, finalement, qu’il s’en distingue.

Selon Ricœur, la lutte pour la reconnaissance est à l’œuvre dans l’échange cérémoniel du don. Cette lutte met en évidence la protection de la mutualité à l’échelle communautaire : « une juste distance est préservée au cœur de la mutualité, juste distance qui intègre le respect à l’intimité »270. Les travaux de Ricœur s’apparentent ainsi à la notion de réciprocité d’Aristote. En effet, ce dernier parle d’une réciprocité au sein de laquelle l’action du don sans retour est une action qui se tourne vers « le bien commun » de la cité271. Or, agir pour le bien de la communauté, phénoménologiquement, renvoie spontanément à la question de la fabrication d’un monde commun en termes d’Univers. En cela nous trouvons un point commun entre Ricœur et Binswanger.

La fabrication d’un « monde commun », nous l’avons vu, s’examine chez Binswanger du coté du Koïnos Cosmos : il s’agit d’interroger ce qui

270

Idem p 401

271

Temple, D., Chabal, M. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines chapitre « la réciprocité symétrique dans la Grèce antique ». Paris, L’Harmattan, 1995, pp187-219

104 intériorise « l’unité indéfectible du Mitsein [être-avec]» pour faire « un monde un, un uni-versum »272, un être-en-commun.

Lorsque Binswanger nous dit :

« C’est par la participation réciproque que se constitue d’abord ici-bas l’être-en-commun de toute communauté bien comprise du monde - monde qui peut alors être ultérieurement divisé en parties »273, Gennart et Célis, évoquant ses travaux, ajoutent :

« Du style de cette participation dépend donc la sauvegarde d’un être- en-rapport-de-réciprocité qui ne déchoit point dans la privauté et dont l’identité est toujours pensée en proportion de son étrangeté. Etre en présence du prochain, c’est se soucier de ce qui n’est pas à disposition - et en ce sens est étranger (ami ou ennemi, bienveillant ou hostile). A l’inverse, l’étrangeté ne peut elle-même être approchée que sur la base d’une proximité nostrique inconditionnelle. » 274

Cela conduit Gennart à comprendre la Nostrité en termes d’un « être- avec dans l’espace corporel du sentir jusqu’à la constitution d’un espace commun » 275 .

Or, le Koïnos Cosmos ici s’appréhende comme un monde « un », contrairement à l’Allèlon de Ricœur qui se présente d’emblée comme un

272

Gennart, M., Célis R. Amour et souci, les deux formes fondamentales de la nostrité humaine dans l’analytique existentiale de Ludwig Binswanger. Op. cit. p.88

273

Binswanger, L. Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins. Op. cit. p. 263

274

Gennart, M., Célis R, op. cit. p. 87

275

105 monde « un et tiers276 ». Cela semble signifier que l’Allèlon de Ricœur englobe le Koïnos Cosmos de Binswanger.

Lorsqu’il cherche à comprendre la fabrication du monde commun non pas en termes de connaissance mais en termes de reconnaissance, Ricœur avance que « l’investigation de la reconnaissance mutuelle peut se résumer comme une lutte entre la méconnaissance d’autrui en même temps qu’une lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres ». En cela, la méconnaissance d’autrui (que nous comprenons clairement en termes de distorsion de l’être-avec) met en chantier la constitution elle- même du nécessaire Koïnos Cosmos. Ricœur amène l’idée qu’en dehors d’une connaissance défaillante, une sorte d’être-en-commun primordial constituerait un foyer originaire commun. En fait, la lutte pour la reconnaissance n’est jamais réellement achevée277, selon Ricœur : « la transition du thème de la lutte à celui du don est lié à une question portant sur le caractère à jamais inachevé de la lutte pour la reconnaissance »278. La lutte pour la reconnaissance se joue à chaque rencontre, en quelque sorte. Il semble, autrement dit, que le Koïnos

Cosmos ne s’oriente pas toujours du coté de la mutualité, au sein de

la rencontre. Celle-ci n’a donc pas toujours lieu. Lorsque le Koïnos

Cosmos s’oriente vers la réciprocité, alors il peut s’apparenter (et

seulement à ce moment là) à l’Alleloî/Allèlon. D’après Ricœur, en

effet :

276

C’est-à-dire comprenant les uns + les autres + les tiers.

277

Comme si, de manière auto engendrée, le mouvement de la lutte était inhérente à l’intersubjectivité.

278

106 « L’altérité est à son comble dans la mutualité : le schème kantien de l’ « action réciproque », […] trouve ici […] son effectuation plénière dans les formes recensées de la réciprocité »279.

La mutualité se constituerait alors par une sorte de « coexistence et communion » 280 avec autrui281. Dans le cas de l’Alleloî/Allèlon, les

individus se séparent sans se disjoindre d’un monde commun.

La vue de surplomb qu’amène Ricœur semble proche de la question de l’être-ensemble de Nishida lorsqu’il parle, quant-à lui, de basho. Pour Nishida, la société est comprise en termes de « milieu » : le basho « dans lequel sont toujours déjà situés des individus qui, à l’inverse, sont en mesure d’exercer une influence profonde sur l’ensemble de la société, ou encore la déterminer »282. Il s’agit d’un même milieu qui détermine à la fois les uns et les autres, la conscience de l’un et de l’autre. Nishida parle bien, ici, de l’influence réciproque de l’individu et du milieu ; de surcroit, il dit en particulier que les individus « sont situés de concert dans le même milieu et qu’ils se situent dans l’extension d’un même universel ». Plus large qu’un monde commun, Nishida semble

identifier un caractère universel à la rencontre, un Univers. Selon

Tremblay, « le rapport entre le soi et autrui est possible du fait que tous les deux se situent « dans » le basho qu’est la société. Or la société se

279

Idem p. 384.

280

Merleau-Ponty, M. Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard, 1945, p.247

281

Pour Merleau-Ponty corporalité et temporalité conditionnent la présence de l’homme à lui-même. La présence instaure une distance, sépare des autres, et c’est « en coexistence et communion » avec autrui qu’il peut s’éprouver en tant qu’être séparé.

282

107 situe elle-même, à son tour, « dans » un basho plus vaste ou plus englobant. »283.

Le basho de Nishida ou l’Allèlon de Ricœur portent en eux un caractère universel effectif en termes de reconnaissance, ce qui n’est pas spécifiquement le cas dans le Koïnos Cosmos de Binswanger. Par voie de conséquence, l’être-ensemble que caractérise l’Allèlon ou le basho se distingue de l’être-avec que caractérise le Koïnos Cosmos.

283 Idem p. 67 Allèlon/Basho Koïnos Cosmos Heim

108

5.2 L’être-ensemble se distingue de l’être-avec par un noyau