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Nous proposons, ici, de synthétiser notre cheminement de pensée afin de comprendre en quoi la réciprocité se révèle être à la fois un phénomène passif et actif. Le résultat de notre argument permettra de faire émerger la formulation finale de notre thèse à propos de la création de l’être-soi et de l’être-ensemble. L’enjeu sera pour nous, psychologues, de comprendre en quoi orienter notre intervention thérapeutique du coté de

115 la réciprocité pallie les difficultés que nous rencontrons dans la prise en charge des « pathologies de la relation ».

6.1 Résumé

Le Nous est nécessaire à la création d’un soi mais ne suffit pas.

Davantage que le monde commun, l’être-soi semble se constituer à partir d’un Univers « déjà là » (qui le reconnait) et en retour, il semble participer à la création de cet Univers (qu’il reconnait). Autrement dit, la création de soi se fait par la connaissance d’un Nous mais aussi par une forme de reconnaissance mutuelle du soi et du monde. Pour se réaliser véritablement, nous dit Nishida, l’être-soi déjà relié à l’être-ensemble est invité, dans un souci éthique292, à « être fidèle à la force qui le pousse vers autrui, à la force qui l’enjoint de l’aimer »293. Il s’agit, nous l’avons vu, de se fier à l’atmosphère en toute confiance, à l’inverse de s’en défier : l’amour, noyau intersubjectif de la réciprocité, est déjà réalisé dans l’acte de la rencontre. Seul le destin de la réciprocité, dans la spatio- temporalité de la rencontre, s’oriente vers un destin de mutualité (la communion du Je-Tu) ; le cas échéant, l’être est voué à un destin stérile (l’isolement dans le Je-Cela).

Autrement dit, le phénomène de réciprocité serait actif dans la mesure où l’Univers commun serait reconnu comme tel. Cependant, comment se

réaliser soi-même, lorsque nous-mêmes nous flairons un climat de défiance ? Comment œuvrer dans un monde où nous-mêmes nous ne

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L’éthique émergerait de la fidélité à cet « Univers dejà là ».

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116 sommes pas toujours reconnus par le monde ? Ce destin semble dépendre d’un don authentique, don de soi à l’atmosphère d’après Tellenbach, qui consiste, si l’on s’en tient au terme utilisé par le japonais Nishida, à «s’anéantir » soi-même dans le basho :

« Lorsque le « je » voit en soi l’autre, il lui ouvre un « lieu » dans lequel il puisse trouver repos. En renonçant à objectiver l’autre et à le fixer dans des cadres préétablis, en se niant en tant que sujet d’une connaissance objectivante, le « je » devient lui-même néant. (…) se nier soi-même consiste à devenir, pour soi même et pour autrui, « basho du néant absolu ». Dès que le « tu » se retrouve en ce basho, au fond du « je », il constitue à l’inverse ce dernier en tant que véritable « je ». »

En fait, pour nous le don de soi consisterait à déplacer son centre294 (c’est-à-dire à ne pas se figer en tant que centre du monde) pour faire de l’Univers son noyau d’être afin d’habiter le monde commun (et non pas en tant qu’individu isolé du monde). Autrement que de se « nier soi- même », il s’agirait de se défier soi-même, de se décentrer c’est-à-dire s’éloigner de l’illusion de croire en la possibilité d’une réalisation de soi au détriment du monde afin d’ouvrir son horizon par delà le monde, vers l’Univers.

La réciprocité agirait donc telle une rythmique de la relation intersubjective qui, à mesure des événements, se prédestinerait

d’emblée à un destin harmonieux ou disharmonieux de la rencontre interhumaine. Il s’agirait donc, réciproquement, d’œuvrer librement pour

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Nous choisissons le terme de « centre » plutôt que de « noyau d’être » pour faire entendre l’idée, à l’instar de Melman, qu’une gravitation est opérante en cas de centration sur le prochain.

117 un Univers qui œuvre déjà pour nous sous peine de rompre le mouvement circulaire constituant le soi authentique des uns par les autres295. Aussi, pour Tremblay qui traduit l’œuvre du japonais Nishida :

« Le « je » est caractérisé d’un coté par un aspect immanent qui lui rend parfois difficile la sortie de son propre cadre lorsqu’il fait une expérience du monde ou lorsqu’il entre en contact avec un « tu ». Mais d’un autre coté, sa structure comporte un élan vers la transcendance qui lui permet de s’élancer hors de soi pour rencontrer l’autre absolu ; sous cet aspect, il échappe sans cesse à lui-même. La vérité de l’être humain consiste dans ces deux aspects contraires mais en même temps coexistant. C’est là l’énorme paradoxe de l’intérieur et de l’extérieur. En échappant à lui- même, le « je » s’oublie ; il se libère de ses limites étroites pour venir à la rencontre de l’autre. Dépassant son égocentrisme, il se découvre dans l’autre. »296

C’est ainsi que la subjectivité semble se constituer authentiquement

par un noyau intersubjectif fondamental qu’amorce et préserve le double mouvement du Soi vers l’Univers et de l’Univers vers le Soi de la réciprocité.

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Tremblay parle spécifiquement d’un mouvement « unidirectionnel » dans la relation interpersonnelle du « Je-Cela » qui rompt avec l’unité cosmique.

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6.2 Synthèse

La réciprocité se présente comme une rythmique de la relation intersubjective qui autorise la réalisation mutuelle de l’être-soi et de l’être-ensemble. Ce mouvement circulaire est à la fois passif et actif : - Passif, car l’émergence d’un soi dépend d’un espace intersubjectif « déjà là » : il s’agit d’être ou ne pas être (re)connu au sein de la rencontre. Ici, la réciprocité concerne la réception de l’Univers commun. - Actif, car d’emblée la spatio-temporalité de la rencontre interhumaine met en demeure l’être-soi de se décentrer soi-même. Là, la réciprocité concerne le don de soi à l’atmosphère de l’Univers c’est-à-dire à la proximité de l’être-soi vers l’Univers.

L’être humain est ainsi considéré comme une créature créatrice : fruit de la création du monde, il a la possibilité de participer lui-même à la création du monde.

6.3 Thèse

Nous soutenons que le phénomène de réciprocité révèle un troisième temps du processus de subjectivation : l’émergence de l’être-soi se fait par la connaissance du Nous et aussi par la reconnaissance mutuelle du Nous.

119 L’enjeu de notre thèse sera de comprendre la manière dont cette dynamique de l’être-ensemble, témoignant d’un climat de confiance, peut se figer dans un climat de défiance. Le corollaire, pour les praticiens qui ont autorité sur autrui (psychologues, psychiatres, éducateurs, travailleurs sociaux… etc.), sera de comprendre la manière dont le climat de la réciprocité favorisera (librement) l’émergence d’une rencontre authentique. Pour nous, psychologues, l’enjeu sera précisément de chercher à saisir ce qui, dans nos pratiques, avant de faire du tiers, avant de faire du Nous, consistera à « faire de l’unité » afin de créer un climat favorable à la performation de l’agressivité humaine.