• Aucun résultat trouvé

9. PREMIERE SERIE D’ETUDES : L’ETRE-AUPRES-DE

9.2 Etude 2 : Le destin de l’agressivité primitive, en sport, semble

9.2.3 Observables

S’inscrivant dans le champ de la clinique du lien, les deux exemples précédents ne dérogent pas à la pertinence des travaux que le monde scientifique accorde aux conceptualisations de Winnicott. Le jeu sportif semble apparaitre comme un espace transitionnel, une 3e aire d’expérience (distincte de la structure psychique des protagonistes) dans laquelle l’arbitre, figure paternelle reconnue, semble également incarner une mère suffisamment bonne.

Dans Jeu et Réalité, nous apprenons que l’espace transitionnel n’est ni intérieur ni extérieur, c’est un espace potentiel entre un bébé et sa mère, une aire de jeu. Winnicott précise aussi que « l’enfant qui joue habite une aire qu’il ne quitte qu’avec difficulté, où il n’admet pas facilement les intrusions »404. De surcroit, l’absence prolongée de l’arbitre dans cet

403

L’espoir que le jeune adolescent déprivé exprime dans l’acte destructeur consiste, chez Winnicott, à « obliger la société à revenir en arrière avec lui jusqu’au moment où les choses se sont mal passées

et à en reconnaitre les faits ». Idem p. 134

404

176 espace peut dépriver les joueurs qui, en retour, manifestent une agressivité destructrice. Cela nous rappelle que le premier facteur étiologique de la délinquance est la séparation prolongée d’un petit enfant et de sa mère : pour Winnicott, « plus l’enfant est jeune, moins il est capable de garder vivante en lui la représentation d’une personne c’est-à-dire que, s’il ne voit pas cette personne dans un délai de x minutes/x heures/x jours, elle est morte pour lui »405. Postulant que le jeu sportif serait un moment de régression, Winnicott amène l’idée que le joueur a besoin de sentir une proximité vivante de l’arbitre pour se constituer un soi (c’est-à-dire sentir qu’il est connu).

Phénoménologiquement, d’après nos observations dans le jeu du rugby, il apparait que le passage du mouvement-contre (agressivité destructrice) en mouvement-avec du sportif (agressivité créatrice) s’effectue lorsque l’expérience sensible du corps propre habite sensiblement un monde commun constitué « des uns et des autres ». Le « mouvement contre » dans le jeu originaire, chez Buytendijk, vise « les obstacles qu’on trouve précisément dans ce mouvement expansif » : ces obstacles font état d’un phénomène de lutte qui n’est d’ailleurs « presque jamais absente du jeu ou des rencontres humaines »406. Le jeu ferait précisément état d’une dynamique réciproque :

« Faire quelque chose, se diriger vers autrui pour le saisir- et faire don de soi-même, de manière à ce que quelque chose puisse nous arriver ;

Nous pouvons donc penser qu’il existerait un espace transitionnel dans la relation arbitre/joueur qui expliquerait pourquoi les interventions inopinées d’un arbitre peuvent agacer les joueurs, par exemple.

405

Winnicott, D.W. Déprivation et délinquance. Op. cit. p. 27

406

177 par conséquent [cette double activité dans le jeu est] à la fois une activité et une passivité ayant l’une et l’autre fait l’objet d’un choix. »407.

Le « don de soi » que l’on entend en termes de don dans l’atmosphère du jeu, semble être précisément le moyen, pour Buytendijk, d’éprouver et surmonter l’obstacle du « mouvement contre » le monde. Plus finement, dans ce jeu d’affrontement direct qu’est le rugby, le premier exemple semble attester que dans un climat de jeu « fiable », les joueurs se sentent reconnus au sein même de la lutte408 tandis que dans le deuxième exemple, dans un climat hostile, la reconnaissance des joueurs de l’une des deux équipes ne va pas de soi. Intuitivement le climat de jeu, l’atmosphérique du jeu lui-même, semble jouer un rôle dans le destin de l’agressivité primitive des joueurs. Le passage à l’acte agressif du deuxième exemple semble manifester une lutte pour la reconnaissance dont l’issue est destructrice pour l’arbitre, pour les deux équipes adverses, et indirectement pour les spectateurs (qui voient la rencontre brusquement terminée) c’est-à-dire, dit autrement, pour tout l’univers de la rencontre sportive : là, le monde s’écroule.

L’attitude de l’arbitre, dans le phénomène de ce match-ci, semble être le point de départ du passage à l’acte agressif du joueur qui, en retour (à l’arrivée donc), sera à l’origine de l’arrêt prématuré du match sportif lui- même. Une circularité, en termes de vengeance, s’exprimerait ici.

407

Idem p. 25

408

Précisons ici que reconnaitre, intuitivement, c’est « connaitre de nouveau l’individu avec qui j’ai déjà échangé ». Il s’agirait ici, pour l’arbitre, de garantir une sorte de reconnaissance primordiale envers chaque joueur dans une spatio-temporalité donnée.

178 À un niveau plus existentiel, nous posons que la réciprocité se rompt. Nous rapprochons l’ouvrage de Ricœur intitulé « Parcours de la reconnaissance » aux travaux de Winnicott lorsqu’il avance que « le criminel se fait reconnaitre dans sa singularité rebelle face à la loi qui le méconnait. La méconnaissance se trouve ainsi incorporée à la dynamique de la reconnaissance »409. Ici, Ricœur distingue précisément deux issues dans « la lutte pour la reconnaissance » symbolisée là par l’affrontement de deux équipes sportives :

- une mutualité d’un coté, « où le tiers qui incarne l’échange en tant que tout transcendant »410 ouvre un « horizon de réconciliation »411 - et, d’un autre coté, l’absence immanente d’une mutualité qui réduit l’échange à une relation conditionnelle : « donner pour que l’autre donne »412.

L’exemple de la canette volante illustre précisément cela : le match de rugby débute dans un climat hostile, mais l’arbitre « tient la promesse d’incarner une certitude de mutualité »413, dirait Ricœur, en incarnant les lois du jeu pour « les uns et les autres », c’est-à-dire à « équité » entre les deux équipes dans le souci d’être-ensemble. L’être-ensemble est senti par tous jusqu’à ce qu’arrive un événement qui vient rompre cette promesse, lorsque le malheureux arbitre pose des actes de loi en faveur des uns au détriment des autres. il semble créer, ce faisant, une division

409

Ricœur, P., op. cit. p. 395

410

Idem p. 356

411

Idem p. 359

412

Idem p. 357. C’est en cela que les travaux de Ricœur se distinguent de la réciprocité anthropologique qui réduit les relations humaines en termes « d’échange de marché » : l’obligation de rendre (le donnant-donnant) témoigne d’une « réciprocité sans la mutualité ». Idem p. 359

413

179 sociale. Ici, le climat d’hostilité (être-avec une seule des deux équipes) se dévoile dans « la rébellion » d’un joueur de l’équipe adverse qui ne se sentirait plus reconnu. Phénoménologiquement cette rébellion, selon Nédoncelle, serait l’effet direct d’une absence de réciprocité des

consciences, c’est-à-dire de la faillite de la mutualité des consciences qui

réunissait originairement tous les protagonistes de la rencontre sportive (tel que l’évoque « le pacte » de départ ressenti par François). Ici nous constatons que la reconnaissance implique une mutualité, un monde commun (Allèlon) qui se distingue effectivement du Koïnos Cosmos de Binswanger.

Ainsi, tout au long de la rencontre sportive l’arbitre semble incarner autre chose que la loi : dans l’espace intersubjectif, il semble porter également la responsabilité d’incarner « l’esprit » de loi qui vise le bien des deux équipes (le bien de la communauté des joueurs) et pas seulement l’intention de se mettre au service des uns au détriment des autres ; telle une mère atmosphériquement bonne, il s’agit d’ordonnancer un climat de jeu favorable à une issue créatrice et pacifiée de la rencontre sportive : l’être-ensemble. Nous en déduisons que l’arbitre, par sa présence en acte (Demeurer là), semble rendre opérante sa fonction paternelle : Arbitres et joueurs sont reconnus dans ce cas. Cette opération semble résider dans la possibilité de l’arbitre à se laisser aller passivement à la spontanéité du jeu dans un élan de réception du monde de la rencontre sportive. En cela nous constatons que la réciprocité phénoménologique, et c’est paradoxalement là l’originalité de Ricœur,

relève d’un phénomène passif [dans l’« être reconnus

mutuellement »]414.

414

Ce phénomène passif correspondrait, selon l’auteur, à un moment purement « aimant » sous forme de réception et de gratitude vis-à-vis de ce qui est reçu.

180 9.2.4 Synthèse phénoménologique

Parmi les observables de cette deuxième étude, notre attention est retenue par les deux manières d’être-au-monde de l’arbitre dans la spatio-temporalité d’une rencontre sportive potentiellement destructrice : - « s’éloigner atmosphériquement de ce qui effraie », à la manière de

notre arbitre de la vignette clinique de la canette volante

- « s’approcher atmosphériquement de ce qui peut effrayer », tel un arbitre de la vignette clinique du flan.

Selon nous, s’éloigner de ce qui effraie (mourir aux attaques) exclut toute préservation de l’espace nostrique. Par voie de conséquence, sans paysage commun il n’y a plus de subjectivation possible. Alors que survivre aux attaques, demeurer auprès de chaque joueur autorise l’individu à éprouver une colère immédiate et à la surmonter, c’est-à-dire de s’éprouver en tant qu’être séparé en coexistence avec autrui (Merleau- Ponty, 1945).

Ainsi, la proximité vivante de l’arbitre au sein de l’espace intersubjectif semble ouvrir la voie à la mutualité. Dans le cas de notre joueur de rugby, l’expérience montre que le destin favorable de la rencontre sportive a lieu dans cette spatio-temporalité là. En effet, la reconnaissance mutuelle émerge lorsque les uns, les autres et les tiers sont reconnus par la présence de la conscience d’intersubjectivité de l’arbitre (exemple de la vignette du flan); tandis que la reconnaissance mutuelle n’a pas lieu lorsque l’arbitre a conscience des uns au détriment

181 des autres (absence de conscience d’intersubjectivité dans l’exemple de la vignette clinique de la canette volante).

9.2.5 Résultat : L’« être-auprès-de » de la figure de référence créée la