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4. PROBLEMATIQUE : Comment se fabrique l’être-ensemble ?

4.2 Le passage du Je-tu au Je-cela

Du point de vue phénoménologique, il s’agit particulièrement de comprendre la constitution de l’être-en-commun à partir du moment où, selon Melman, l’individu ne sait plus où « il campe ». Si nous partons du postulat que le monde de l’être humain est d’abord un monde de relation, en deçà de toute instance représentationnelle, nous pouvons nous appuyer spécifiquement ici sur les travaux de Martin Buber pour comprendre ce qu’implique, du point de vue originaire, un monde qui se dépersonnalise. A l’instar de Binswanger qui situe un Nous avant le soi, Buber avance que « l’homme devient un Je au contact du Tu » 206. Ce faisant, le philosophe distingue le monde-objet, le Je-Cela, du monde commun que constitue le Je-Tu. Ces deux attitudes fondamentales de la conscience vécue se situent au fondement de l’existence. Dans le premier cas, la relation à autrui est une relation d’objet dans laquelle l’individu est lui-même investi comme objet. Remarquons ici que l’approche psychanalytique étaye particulièrement cette vision en examinant « les relations objectales » d’un individu : souffrir de se rendre objet du désir de l’autre afin d’en tirer inconsciemment quelque bénéfice pulsionnel, par exemple. Dans ce cadre, la relation à autrui est quelque peu « chosifiée ». Jacinthe Tremblay cerne finement, dans les travaux de Buber, la relation « Je-Cela ». Elle nous en dit quelques mots :

206

81 « La relation « Je-Cela » n’est pas une authentique relation entre deux personnes, celle de la relation « Je-Tu ». Le monde du « Cela » est essentiellement composé d’objets, choses ou personnes dépourvues de présence, qui existent par et pour un « je » qui se les représente, veut, sent ou pense uniquement à titre d’objet. Ce « je » se plante en observateur devant les choses au lieu de les placer en face de lui pour l’échange vivant de fluides réciproques »207.

La différence essentielle que souligne la philosophe entre le « Je-Cela » et le « Je-Tu », c’est la question de la présence, du Dasein. Dans le deuxième cas, la rencontre personnelle avec le Tu, par sa présence, créé le Je en tant que subjectivité208. Il n’a pas échappé à Jacinthe Tremblay que la constitution de la subjectivité, pour Martin Buber, s’effectue sur la base d’un phénomène de réciprocité. Le Je-Tu de Buber, (tout comme le Nous de Binswanger), suppose que le Tu agit sur le Je et réciproquement le Je agit sur le Tu. Dit autrement, pour Tremblay, le « je » devient authentiquement lui-même lorsqu’il saisit l’autre dans sa propre évidence au sein d’un mouvement de création mutuelle. Au contact du « Tu » et à l’énonciation de son nom, le « je » devient lui-même et s’accomplit »209. De surcroît, elle souligne la proximité des travaux de Buber et ceux de Nishida sur ce point, lorsque ce dernier situe un « tu »

207

Tremblay, J., op. cit. p. 53.

208

Le Je, tel que le conçoit Buber, est plus proche du soi authentique de Binswanger que du moi freudien. Précisément, il nous dit : « le Je du mot fondamental Je-Cela apparaît comme un être isolé et prend conscience de soi comme d’un sujet (le sujet de la connaissance pratique et de l’usage). Le Je du mot fondamental Je-Tu apparaît comme une personne et prend conscience de soi comme d’une subjectivité (sans génitif régime) ». Buber, M., op. cit. p.97.

209

82 qui permet aux individus « d’entrer en relation mutuelle et d’agir réciproquement en tant que soi personnels »210. Autrement dit, la relation à autrui qui se situe dans le « Je-Cela » exclut toute réciprocité, c’est-à- dire ce monde commun partagé qui transcende les individus. Ce faisant, le « Je » du « Je-Cela » découpe le monde extérieur en divers objets qui « sépare » les individus les uns des autres tandis que le « Je » du « Je- Tu » est le signe d’une « liaison naturelle »211. Cette liaison naturelle est ce que Nishida nomme « conscience communautaire »212. Or, Buber déplore le lent passage de notre société du Je-Tu en Je-Cela. Gaston Bachelard, préfaçant la traduction française de son ouvrage, corrobore cette intuition en avançant que « notre dispersion spirituelle dans le règne du « Cela », au détriment du règne du « Tu », a envahi peu à peu le domaine des relations sociales, et nous a fait indiciblement considérer les personnes comme des moyens »213. N’est-ce pas proche de ce que constate, quelques décennies plus tard, le philosophe Dany-Robert Dufour ? Ce philosophe déclare, en effet, que « le divin marché », cet idéal de consommation, a remplacé l’idéal commun d’amour dans nos sociétés teintées de néolibéralisme214. Cette nouvelle religion, libérant les individus des interdits du « Dieu Amour », prône un nouveau commandement qui, à l’inverse, incite à la jouissance sans limite : « ne pensez pas, dépensez » ! L’égoïsme privé prime, ici, sur le bien commun. Les effets délétères de cette économie de la jouissance renvoient alors à la disparition du « sacré » : il manque, pour Dufour, un

210

Idem p. 67.

211

Buber, M., op. cit. p97

212

Tremblay, J., op. cit. 66.

213

Buber, M., op. cit. p.12

214

83 élément transcendant, le dieu du marché prônant non pas un idéal commun partagé mais la satisfaction individuelle. Autrement dit, le monde de la marchandisation affaiblit l’esprit critique, le souffle de vie devient inexistant. Par voie de conséquence, ce que Dufour identifie en termes de changement d’idéal, ayant pour conséquence de devenir un « art de réduire les têtes »,215 fini par détruire l’élan de vie de chaque individu. Il semblerait, désormais, que la société actuelle prône clairement un mode de relation à autrui axé sur le « Je-Cela ». Si bien

que nous pouvons déduire que la décivilisation de la société vient du passage de la relation « Je-Tu » au « Je-Cela » : en se détachant de son prochain, l’individu s’anéantit. La société, s’éloignant d’un idéal commun oppressant, masquerait l’absence des relations de réciprocité.

Est-ce à dire que la croyance en un « Dieu d’Amour » idéal appartenait davantage à l’axe « Je-Tu » ? Nous ne saurions le confirmer, pas dans le sens où Freud a chosifié cette entité. Chosifier « Dieu » en termes d’amour pulsionnel ou d’argent induit, pour un phénoménologue, une relation objectale à cette entité qui rend logique le terme « d’illusion » choisi par Freud. Selon Buber, en effet, un lien idéalisé est déjà un lien

rompu. Tandis qu’une relation personnelle avec Dieu en termes de Tu,

le « Tu éternel », « ne peut par essence devenir un Cela car par essence il ne peut se laisser réduire à une mesure ni à une limite »216. Pour Buber, les différents mythes et religions font glisser le nom de Dieu dans le langage du Cela. Ici advient alors « la magie » ou l’illusion d’une relation pure avec un Tu illimité. La magie, pour Buber, « prétend agir

215

Dufour, D.R. L’art de réduire les têtes. Paris, Denoël, 2003

216

84 en dehors de toute relation, elle pratique ses artifices dans le vide »217. C’est en cela que les différents noms donnés au « Tu éternel », le dieu dont parle Freud par exemple, « sont entrés dans le langage du Cela »218 : la rencontre, ici, n’a pas lieu. Le dieu argent de Dufour marque profondément cette distinction là, dans le sens où le dieu argent réduit clairement les relations sociales au « Je-Cela ». Tandis qu’un « Je » rempli tout entier du Tu « quelque soit l’illusion qui le possède, invoque le vrai Tu de sa vie, le tu qu’aucun autre ne limite et avec lequel il est dans une relation qui englobe les autres »219.

La dimension de l’amour, réduite au rang d’idéal commun par la lecture freudienne (et donc au rang d’un Cela qui exclut toute relation), semble dissimuler la manière englobante dont cette dimension fait état dans la relation « Je-Tu ». Pour Nishida, en effet, le rattachement mutuel de deux subjectivités (qui sont fondamentalement en situation de discontinuité) s’exprime dans une sorte d’amour fondamental220. Dit autrement, la relation de réciprocité entre les individus est établie par l’amour mutuel de chacun. Cet amour « pur », chez Nishida, se distingue du désir : même si la satisfaction des désirs fait exister le sujet, l’amour pur y est exclu « ne serait-ce que parce que le désir transforme les choses et les personnes en objet »221, nous dit Tremblay. En particulier, selon la philosophe, il n’est pas possible d’aimer les choses, seulement les désirer (même si la langue française utilise de manière indifférenciée le verbe 217 Idem, p.124 218 Idem p.113 219 Idem p.115 220

Nous rapprochons cette notion à celle de Nédoncelle, l’amour personnel que nous avons examinée au point 3.4.4 de cette thèse.

221

85 aimer pour les choses et les personnes). L’amour fondamental pur, en deçà de toute quête désirante, trouve un écho dans les travaux de Maurice Nédoncelle, philosophe ayant travaillé sur « la réciprocité des consciences ». Quelque soit le destin ultérieur d’une rencontre effective, « l’accord aimant abolit toute juxtaposition des consciences, tout idéal ou tout modèle car l’idéal est déjà réalisé »222. Comme pour Nishida, même pour un bref instant, la réciprocité a, chez Nédoncelle, sa fin elle- même. Il nous dit :

« Les mesures ordinaires des rapports humains sont alors suspendues et comme abolies, parce qu’elles sont arrivées à leur achèvement. […] Il n’y a plus de but instrumental ni de moyens ; il n’y a plus de réserve ni de calcul ou d’avidité. […] Les consciences ne se demandent rien et elles ne se remercient de rien d’autre que de la conscience d’être l’un en l’autre et l’un pour l’autre »223.

L’amour, érigé en idéal commun par Freud, n’est pas un idéal dans le cas de la réciprocité puisque dans ce dernier cas, quelque chose a déjà eu lieu. Nédoncelle nous dit : « la réciprocité aimante s’accompagne d’une conscience d’éternité en ce sens qu’elle est capable de colorer le reste des expériences psychiques et de les unifier, tandis que le reste ne peut ni l’engendrer ni l’altérer »224. L’amour est donc au cœur de la réciprocité, lorsque cette expérience émotionnelle modifie sa propre manière d’être-

222

Nédoncelle, M., op. cit. p.17

223

Idem p. 17

224

86 au-monde. Pour le chercheur, l’amour est à l’origine de l’identité

personnelle ; se manifestant ou s’ensevelissant, mais ne mourant pas,

tout comme le « Tu éternel » de Buber. En fait, « la durée ne se rassemble pas dans l’éternel par la promotion quasi spatiale d’instants privilégiés qui en chassent d’autres, mais par la complicité et l’involution de tous ces instants »225. Bien que Nédoncelle ne l’explicite pas en ces termes, il y aurait, dans cette forme d’attachement mutuel des consciences, un fondement originaire quelque soit son destin ultérieur.