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La solidarité positive et le partage

a) Le profil de la solidarité

Reliés aux vertus de la réciprocité et de la générosité, la solidarité et le partage des biens, des pensées et des sentiments se constituent comme une solution pour remédier à la question d’injustice, d’inégalité et de violence dans la communauté de destin. En effet, dans l’imaginaire populaire luba-kasaï, la solidarité consiste en une sorte d’interdépendance entre les hommes ; elle est une vertu qui pousse les hommes et les femmes à s’accorder une attention et une assistance mutuelle. Pareille solidarité, les Luba-Kasaï la veulent active et opérante dans la mesure où elle fait que les uns ne peuvent être heureux que si les autres le sont aussi, qu’un homme ne peut se sentir libre et jouir du bonheur que si tous les autres membres de la communauté jouissent eux aussi de ce même bonheur. À ce niveau, la valeur fondamentale de la pratique de la solidarité marche en corrélation avec les autres vertus que sont : la responsabilité, le respect de l’autre, la reconnaissance mutuelle et la recherche

de l’altérité de l’autre. Dans ce sens, on peut parler de la solidarité positive, c’est-à-dire une solidarité qui permet à l’individu de conserver ce qu’il est et de promouvoir son identité sans pervertir la relation vitale avec la communauté. La solidarité positive recherche la justice sociale pour tous et raffermit l’identité culturelle pour tous les membres de la communauté d’être. En ce sens, elle reste complètement éthique.

Chez les Luba-Kasaï, le paradigme fort qui exprime le mieux cette solidarité positive est le dicton :

Tshiadima wumua tshiadia bangi : C’est cultiver par un seul, c’est manger par plusieurs, ou un seul cultive, nombreux mangent. De fait, si quelqu’un a plus de bien, il doit savoir les partager avec ceux qui n’ont rien, faire bénéficier son bonheur aux autres membres de la communauté de destin.

De ce dicton, on peut dégager deux nécessités impérieuses. D’abord, le profil de la solidarité positive luba se pose comme objet d’une quête laborieuse celui d’une responsabilité responsable, faite de sollicitude et de promotion mutuelle, sans calcul ni profit. La dépendance mutuelle qui s’instaure entre les hommes repose dès lors sur le fait que les uns ne peuvent être heureux et se développer que si les autres le peuvent aussi. Ce qui en réalité explique le progrès solidaire, la promotion commune de la dignité, la reconnaissance mutuelle des droits, la créativité participative, le partage non seulement des joies, mais aussi de la douleur et des peines. Ensuite, la signification de la logique de la solidarité positive luba et l’efficacité de son action dépendent en effet d’une compréhension existentielle du fait que la dépendance mutuelle conduira toujours déjà au bonheur et au développement social et individuel seulement dans la mesure où il y a appartenance participative et responsable. Car la solidarité est authentique, généreuse et positive quand elle est nécessairement vécue et pensée comme une force universelle et organisatrice de la réalité sociale. Comme l’affirme aussi A.J. Smet, « La solidarité dans les langues africaines exprime souvent le sens réel de la responsabilité et de la générosité réciproque des uns envers les autres »68.

68 A.J. Smet, La solidarité et la réciprocité dans les proverbes du Zaïre, Université de Lubumbashi, Faculté des Lettres, 1974 Recueil des travaux pratiques des Étudiants. Voir aussi : G. Van Houtte, Proverbes africains.

Outre le paradigme et ses nécessités, la pratique de la solidarité positive se traduit par des proverbes et des contes tels que :

Muemi wa dipanda uvua Muntu umue banua ba maluvu batu babungi : c’est un seul qui a recueilli du vin de palme qu’un grand nombre boira.

Nkunde ya ba bungi yakaboba ne mata. Littéralement, le haricot d’un grand nombre finit par cuire avec la salive. Ce qui signifie : si on est nombreux et solidaire, si chacun apporte sa contribution à l’œuvre commune, celle-ci sera achevée avec un moindre effort.

Lukanu lumue kalutu ludila ku diboko to : un seul bracelet ne peut sonner, ne peut faire du bruit ou ne se fait pas entendre ; il faut se serrer les coudes.

Munu umue kautu usukula mpala to : un seul doigt ne peut jamais laver le visage ou le corps.

Bungi mbulobo ou Bungi mbukitu : le nombre l’emporte toujours sur (ou vaut mieux que) la bravoure. Ceci ressemble à la devise belge « L’union fait la force ».

Ces proverbes montrent la nécessité d’être nombreux et solidaires ; car, ainsi, on est courageux et efficace. Quand on est seul, on est perdant. Il faut être ensemble, solidaire et nombreux pour faire face à une situation ou à une autre, ou encore mieux pour se faire sentir. Le profil de la solidarité dans l’action reste une sorte de garantie de la réussite et de bonheur, mais comme un véritable projet social.

b) Le projet social de la solidarité

Dans le contexte luba, la solidarité positive favorise l’équilibre social, l’harmonie dans la relation, la justice et la paix ; elle est aussi une meilleure garantie de bonheur pour tous.

Cette sorte de solidarité ne laisse personne en dehors du champ de la vie. Même un vieillard grabataire a droit à cette solidarité et au partage dans la mesure où il fait non seulement partie de la communauté, mais aussi parce qu’il y est considéré dans son rang d’aîné comme

un sage, qui garde en lui les secrets des ancêtres et des fondateurs de la communauté clanique (Diku).

Au-delà de la sollicitude d’homme à homme, la présence auprès de la personne qui se meurt témoigne non seulement de la solidarité, mais aussi de l’harmonie entre les hommes, entre les générations. Il incombe aux bien-portants de prendre la responsabilité de soulager les tourments de ceux qui sont accablés par le poids de l’âge, de la maladie, ou encore des personnes invalides et qui sont en proie à l’anxiété et à l’angoisse causées souvent par la souffrance ou par la mort. Plus les hommes s’appliquent dans la solidarité positive et au partage du bonheur, plus ils offrent aux autres membres et à eux-mêmes l’espoir et la chance de croire à la délivrance de la crainte d’être laissés à l’abandon. Sans aucun doute, les hommes vertueux ont le devoir de faire justice aux plus pauvres et de rester solidaires avec tous ceux qui souffrent du manque.

Si la solidarité ne s’engage pas dans la promotion de la paix et de la justice, elle demeure vide de signification. Les luba sont ainsi convaincus que la pratique de la solidarité positive est une autre manière de rendre la paix dans leur communauté et de faire justice à ceux qui souffrent. Ils recherchent toujours à rapprocher socialement et à intégrer les hommes et les femmes qui se sentent éloigner par le poids de la solitude. Comme le dit aussi Kahang’a Rukonkish, « La solidarité négro-africaine n’a d’autre fondement que la vertu de la justice et le pouvoir de la paix sociale »69. On dirait donc, pour les luba, le projet social de la

solidarité est une sorte d’option préférentielle qui ne vise que le bien-vivre des plus petits de la communauté, à savoir : les veuves, les orphelins et les personnes âgées. La communauté est ainsi conviée à la conscience de l’inconditionnel devoir de se porter et de se donner une assistance mutuelle.

69 Kahang’a Rukonkish, « Solidarité négro-africaine et sens de la justice et de la paix », in Philosophie africaine. Paix-Justice-Travail. Actes de la 10e semaine philosophique de Kinshasa, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1988, p.174. Pratiquer la vertu de la solidarité et de partage est une manière de faire la paix et de rendre justice à ceux qui sont dans le besoin. Voir aussi. E. Durkheim, De la division du travail social, p. 149 ; B. Jacob, Devoirs, Paris, PUF, 1978 : spécialement le chapitre 9 : Justice et solidarité. Selon lui, ce sont ces

c) Les apories de la solidarité

La philosophie de la solidarité luba laisse aussi entrevoir quelques difficultés relatives aux situations sociales des uns et des autres. Dans bien des cas se sont des personnes désœuvrées qui sont souvent appelées « Bena lulengu », les paresseux qui jettent un discrédit sur la pratique de la solidarité. Au nom de cette solidarité, plus souvent, ils recourent à ceux qui ont des moyens, et c’est sur ceux-ci qu’ils s’appuient pour régler leurs conditions sociales. Ainsi que l’affirme également Mutunda Mwembo :

La solidarité positive récuse le parasitisme organique où les hommes dépendent de celui qui occupe un rang social. La solidarité implique certes une générosité, mais aussi invite à un engagement réel en faveur du développement et du bien- vivre de tout un chacun. Les hommes solidaires sont appelés à la responsabilité mutuelle, à une prise en charge mutuelle des uns par les autres ou des autres par les uns. Il est temps que l’Afrique comprenne que la solidarité doit se mettre au service du progrès. Pour cela, tous doivent s’y engager sérieusement70.

En outre au nom de la pratique de la solidarité, celui qui a plus de moyens est tenu à recevoir chez lui les autres membres de la famille et même de la famille élargie. On est souvent surpris de recevoir un oncle, une tente, un cousin ou une cousine. Souvent aussi, ceux-ci arrivent sans avertir. Le moindre refus ou le renvoi peut coûter très cher. L’hôte est tenu de l’accepter malgré lui. Souvent les problèmes de cohabitation et de mentalité se posent et déstabilisent la vie sociale. Le partage de moyen ou le soutien financier de ceux qui sont restés causent aussi beaucoup de difficultés sociales, puisqu’on n’est pas souvent en mesure de satisfaire tout le monde de la même manière et dans les mêmes proportions. Le refus de satisfaire à une demande est souvent source de malentendu et de querelles. On est souvent critiqué et jugé d’avarisme et de séparatisme, surtout si cela s’adresse à un membre lointain qui n’est pas de sa propre famille (un cousin, une cousine, un oncle ou une tante, etc.). Pour ne pas l’oublier, celui qui se sent offenser recourt à ce dicton :

Matenga a kapanda mimbu, ce qui signifie que les fesses ont toujours une tracée qui les sépare.

On observe aussi dans la pratique de la solidarité luba une absence de la solidarité mécanique. Les hommes et les femmes ne se regroupent pas en fonction de la nature particulière de l’activité sociale à laquelle ils se consacrent, leur milieu naturel et nécessaire n’est pas le milieu professionnel, en l’occurrence le champ, la chasse ou la pèche commune, mais le milieu natal, leur communauté de vie. Il faut donc qu’un seul réussisse et se mette au service des autres, de la communauté. Cette manière de voir les choses est souvent à la base du sous- développement et de la pauvreté qui frappe les communautés.

Mais en dépit de ces apories, on peut tout de même conclure que, la notion et la pratique de la solidarité positive dans la société luba-kasaï n’est pas seulement un fait social, mais aussi la sève de régulation des relations entre les membres de la communauté de destin. De cette manière, la solidarité positive pose l’homme au centre de la vie communautaire comme une valeur irremplaçable, et la communauté devient elle-même donc le lieu de la réalisation du bonheur. Tout individu est appelé à conformer son agir à l’éthique du partage, en évitant que ses intérêts compromettent ceux de la communauté de destin. Il s’agit de vivre dans la paix et la tranquillité. Mais cette sorte de solidarité gagnerait en efficacité si elle intégrait la dimension mécanique. Le développement est aussi le fait de ce regroupement d’intérêts personnels, de travail et de réussite individuelle.

En tout état de cause, la question cruciale est celle des enjeux sociaux de la pratique de la solidarité telle qu’elle est vécue par les Luba. Le premier enjeu consiste dans la conscience que le bonheur s’acquiert comme un bien que l’on doit partager. À ce point, l’effort et la participation des membres deviennent une nécessité. Ensuite, la solidarité apparaît comme une réponse à la situation sociale de chacun des membres. On dirait qu’elle est une sorte de justice sociale envers les plus démunies, les invalides et les personnes âgées, etc. Enfin, cette pratique va au-delà de la communauté ; elle concerne aussi les étrangers, ceux qui ne font pas partie de la communauté, mais qui peuvent bénéficier du bienfait, car ils sont considérés comme porteurs du message de Dieu et des ancêtres. De ce fait, elle n’est pas organique basée seulement sur les liens consanguins, mais aussi sur l’altruisme et l’égalité des chances.

CHAPITRE DEUXIÈME

L’ÉTHIQUE DU DISCOURS ET LA QUÊTE DE

L’ALTÉRITÉ