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a) L’individu comme un mystère

Comme nous l’avons déjà indiqué, le fait d’entretenir à la fois une force vivante positive et négative fait de la personne un mystère. Dans ce nouveau contexte aussi, les Luba pensent qu’il n’est pas souvent aisé d’accéder au vrai homme, à la vraie personne qui est la personne intérieure ou l’homme intérieur. On dirait qu’il y a deux personnes en une. D’un côté une personne concrète extérieure, et de l’autre une personne intime. Pour les Luba, la personne interne n’est pas facilement accessible. C’est l’être-homme complètement caché. En témoignent ces expressions :

Munda mua mukuenu mudinga ditunga kudiakumania mudimu mulala : l’intime de l’autre homme est un autre pays lointain et inconnu.

Munda mua mukuenu ndisha dia Mbuwa : l’intime de ton semblable est comme l’autre rive de la mer et demeure inaccessible.

Ces expressions traduisent le sens du mystère qui entoure l’homme. Celui-ci reste un secret pour chaque homme du dehors, même s’il a tissé des meilleurs liens avec son semblable ou s’il a entretenu des relations amicales avec quelqu’un d’autre, fut-il le plus proche. Au regard de ce mystère, la vie en commun n’offre aucune certitude d’entrer dans les profondeurs de la volonté de chaque individu. Par conséquent, il reste difficile sinon impossible d’en mesurer la puissance de sa force vitale, de sa capacité d’influence vitale bonne ou mauvaise sur l’une ou l’autre personne. À ce sujet Tempels affirme : « Il est humainement difficile ou peut-être impossible de connaître, d’évaluer et de contrôler l’intime d’autrui et sa capacité d’action ou d’influence vitale, car on ne peut le palper, le sentir de la main ou des yeux »46. Mais par

45 P. Ricœur, Philosophie de la volonté II, p. 89 ; E. Kant, commenté par P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 308.

quelle voie peut-on entrer dans le secret de l’homme intérieur tel que les Luba-Kasaï le perçoivent ? Qui peut en être capable ?

Comme on peut s’en rendre compte, chez ce peuple, la connaissance de l’homme intime n’est pas donnée à tout le monde. Elle est plutôt réservée aux initiés (les Bakoles). Ceux-ci sont considérés comme ayant une connaissance surnaturelle, c’est-à-dire une sorte de clairvoyance mystique. Ce sont eux qui peuvent, par cette sorte de force, de puissance invisible, évaluer et même prévenir à l’influence malveillante que l’individu s’apprête à exécuter sur les autres, sur les aspirations des autres au bonheur partagé. Les chefs des clans, les notables et les conseillers exerçant dans la cour du chef (Mfumu ou Mukalenga) ou du roi (Mulopwe), sont souvent assimilés aux sages-sorciers dans la mesure où ils possèdent ce pouvoir surnaturel d’évaluation, de détection et de détermination des intentions internes cachées bonnes ou mauvaises, des capacités, ou mieux de la force, de la puissance de nuisance de l’individu ou de l’être même du pervers.

b) Le nom comme lieu du dévoilement de la personne

Pour permettre une meilleure connaissance de la personne, les Luba ont en même temps prévu un tout autre moyen qui est à la portée de tous et par lequel on peut comprendre et saisir l’individu dans son intime et dans la profondeur de sa puissance vitale d’influence, à savoir le nom. Ceci revient à dire que, pour les Luba-Kasaï, le nom non seulement apparaît comme le lieu du dévoilement de l’homme intérieur, de la profondeur de la personne, mais aussi comme une expression du bonheur partagé surtout quand il est tiré de la lignée des ancêtres. On peut dire que, c’est par le nom que l’individu se rend visible, se dévoile et s’intègre dans la communauté. Le nom indique nécessairement et de façon significative la nature même de la personne ; il constitue pour ainsi dire une sorte d’identification, ou comme le suggère P. Blondel, une sorte de « classification, une expression symbolique et iconique donnée »47.

Dès lors, nous pouvons indiquer que, dans la tradition anthroponymique bantoue en général et luba-kasaï en particulier, chaque individu est porteur d’un ou de plusieurs noms. Certains

de ces noms révèlent l’être du nommé et apparaissent comme une sorte de représentation fidèle de la personne. D’autres sont métaphoriques exaltant la puissance de vie de l’ascendant de qui on tient le nom. D’autres encore, évoquent un événement, une circonstance particulière qui aurait marqué la vie de la communauté ou des parents, ou encore sont liés à la naissance de l’enfant. D’autres enfin, indiquent la mémoire d’un ascendant de la famille, du clan ou de la tribu. Toutes ces différentes catégories de noms coexistent dans la pratique et dans la vie de tous les jours, et comme le dit Tieron, ils « traduisent un véritable langage des coutumes et traditions africaines »48.

c) Les catégories de noms

En ordre utile, on peut classer les noms en quatre catégories essentielles. La première catégorie est celle qu’on appelle généralement la conception patronymique. Il s’agit du nom que le père attribue à ses enfants en référence à un ascendant de la famille : arrière-grand- père, grand-mère, oncle paternel ou maternel, une tante paternelle ou maternelle défunte ou encore vivant, un frère ou une sœur du clan. Autrement dit, ce sont des noms qui sont donnés aux descendants pour marquer le lien de parenté unissant tous les membres de la communauté clanique (Diku), et ce, en vue de perpétuer la lignée. Ces noms sont pour les Luba-Kasaï, les vrais noms, les noms intérieurs, les noms de la vie et du bonheur partagé ; les noms d’être qui identifient et authentifient l’individu en définissant son appartenance et son attachement à une communauté de vie. Dans cette optique, chaque individu apparaît comme un véritable chainon, comme un chainon des forces vitales, mais un chainon vivant, actif ou passif, agissant et influençant, un chainon de vie entre l’ascendance et la descendance, chainon de la lignée, y compris, évidemment, tous ceux qui en dépendent.

La lignée qui fonde cette relation, on s’en doute, n’est pas une allégeance juridique, encore moins une simple parenté, mais plus fondamentalement une véritable communauté d’être et de destin ; lieu d’épanouissement et de bonheur partagé. La communauté d’être, chez les Luba-Kasaï, est moins une entité clanique ou un simple regroupement des individus, des membres, elle est un ensemble d’individus bien spécifiques et identifiés. Elle est comme une sorte de « nous profonds », ou encore mieux, de « nous internes » toujours déjà

commencée par les ancêtres qui l’ont léguée à leurs descendants, et qui en sont dans le cas d’espèce les fondateurs, mais aussi un lieu d’éclatement du véritable bonheur partagé.

En tout état de cause, on peut dire que, dans l’univers luba-kasaï, chaque individu qui naît porte toujours le nom qui est tiré de la série des noms des ancêtres, des fondateurs des clans, des pères ou des parents morts « Batatu Bafua », ou comme le dit Mpunga, « Des individualisations qui forment ensemble un clan (Diku) »49. Porter un pareil nom est non seulement un signe de reconnaissance aux ancêtres et aux fondateurs des clans, mais également une sorte de manifestation du plein bonheur partagé.

La deuxième catégorie est constituée des noms qui sont en rapport avec les circonstances qui entourent la naissance d’un enfant. Cela revient à dire que, dans la tradition luba-kasaï, en venant au monde chaque individu reçoit un ou plusieurs noms en rapport avec sa propre personne et les circonstances qui entourent sa naissance. Le nom qui est attribué à un individu a la fonction de décrire l’être du nommé ainsi que la nature des rapports qui existent entre le nommé, le monde, la communauté et le genre du bonheur. C’est la conception dite circonstancielle du nom. Par exemple le nom de « Ntumba wa Kulu », un enfant venu du haut du ciel. Ce nom explique qu’à la conception, la maman voyait encore ses périodes, et qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait déjà conçu. La joie des parents et de la communauté qui entoure cet enfant présage à coup sûr le bonheur de l’enfant. Un chant dédié à cet évènement accompagne cet enfant à la naissance pour marquer cette circonstance et entrevoir son bonheur une fois atteint l’âge adulte :

Ntumba Kabeya, Ntumba wani, Ntumba biyamba yamba, wakalua munda mua butuku, tshiakamania diakalua Yee.

Ce qui signifie : Ntumba mon enfant est venu en pleine nuit, je ne savais même pas à quel moment.

Il y a également bien d’autres noms qui traduisent différentes circonstances ou évènements qui ont marqué les parents ou la communauté :

Tshiela Makasa : un enfant qui à la naissance est sorti avec les pieds au lieu de sortir avec la tête comme les autres enfants.

Ngalamulume ou Ngalamukaji : un enfant (garçon ou fille), qui vient juste après les naissances consécutives de trois filles ou de trois garçons.

Mbuyi ou Kanku, les jumeaux (garçon ou fille) : ces derniers sont souvent accompagnés à leur naissance de grandes cérémonies de fête et de joie, parce que ce sont des enfants dits souvent « Spéciaux », et qui bénéficient d’une attention particulière aussi bien de la part des parents que de la communauté. La manifestation de la joie présage bien le bonheur de ces enfants spéciaux.

D’autres noms expliquent les événements douloureux ou heureux qui ont marqué les parents dans leur vie :

Buloko, la prison. Explique que les parents, ou mieux l’un des parents peut avoir été en prison, et pendant ce temps d’épreuve un enfant est né. On lui donne ce nom.

Makenga, les souffrances ou le malheur traduit des temps de douleurs pendant lesquels ils ont eu un enfant.

Lufuluabo, la mort. La mort peut avoir frappé une famille emportant un être cher, ou encore qui avait détruit le clan (Diku).

Lupetu, les avoirs ou les richesses.

Bana tshini, quand il s’agit des naissances consécutives des filles : quels enfants ou Bakaji bantu biabo, les femmes sont aussi des humains. Au sujet de ces derniers noms donnés aux filles, on peut souligner qu’il s’agit des familles qui n’ont eu que des filles et qui sont souvent prises en mal. C’est ainsi que les parents en souffrance peuvent éterniser cette souffrance en donnant à leurs enfants ces différents noms.

Il s’ensuit que, dans la philosophie luba du nom, les noms donnés aux enfants reflètent deux idées. D’un côté, les noms qui évoquent la joie et les noms qui font référence aux richesses, aux avoirs et au pouvoir. Ces noms font allusion au bonheur que les individus ont eu à un moment précis de leur histoire ou de leur vie. De l’autre, les noms qui font

référence aux souffrances, aux malheurs, à la prison ou aux mépris par exemple la naissance des filles. Ces noms ne présagent pas un avenir de joie et de bonheur partagé pour les enfants. En général, on peut dire que malgré certaines circonstances de douleur ou de souffrances qui marquent la naissance d’un enfant, le nom apparaît dans cette culture non seulement comme le lieu du dévoilement de la personne, mais aussi comme une expression de l’idée du bonheur partagé des parents et de l’idée du futur plus heureux de l’enfant qui le porte.

La troisième catégorie comporte des noms dits métaphoriques, qui traduisent les transferts de sens en exprimant la force vitale d’un personnage, son identification à un élément de la nature. Il s’agit des noms qui par substitution évoquent un objet matériel, une idée ou un personnage qui a marqué l’histoire d’une famille ou d’une communauté clanique bien connue. Ces noms sont souvent scandés par les parents à diverses occasions exprimant une joie, une réussite, un bonheur partagé, un événement particulièrement marquant. Dans d’autres cas, ces noms traduisent la relation d’appartenance de l’individu à une communauté de vie. Ces noms sont souvent appelés chez les Luba du Kasaï « Mena a Bukole » ou « Mena a nsobo », les noms de puissance ou de force, noms qui expriment une force vitale ou encore qui renforcent la puissance vitale de l’individu. Par exemple :

Kapongo ka bitala ; Ngumbu wa ludia nsengu ; Kangenene kendenda baladi balala. Ce qui se traduit littéralement : Kapongo, un ancêtre qui se promène tard dans la nuit ou qui rentre chez lui au premier chant des coqs (bitala) ; Ngumbu wa ludia nsengu, trou ou un fossé qui mange des cornes des animaux.

Ce qui revient à dire que, probablement cet ancêtre était un assassin qui tuait tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin et qui n’appartenaient pas à son clan, et dont il coupait la main droite ; « Kangenene kendenda baladi balala », un insecte qui était actif, toujours éveillé et qui se promenait en pleine nuit pendant que tout le village ou le clan dormait encore. Bref, ces expressions attribuées à l’individu expriment la bravoure ou la férocité et orientent le comportement de l’enfant, mais n’envisage pas nécessairement son bonheur partagé.

l’existence chez les Luba, à savoir le réel vécu. Selon eux donc, les noms expriment un fait, présentent un personnage bien connu, qui a réellement vécu parmi les hommes et dans la communauté et, dont les souvenirs et les exploits restent encore vifs parce que connus et admirés par tous les membres dans cette communauté clanique, mais aussi ils expriment une idée du bonheur. En donnant un tel nom à l’enfant, on présage son bonheur, on oriente sa vie et son comportement. Mais si ce nom est lié à la nature ou encore mieux évoque la nature, il renforce la force vitale de l’enfant. Ainsi que l’affirme Alexandre Mbandi : « Les noms métaphoriques évoquent bien également un élément de la nature. Et de ce fait, ils sont susceptibles de renforcer la vie de par leur puissance »50. En témoignent ces différents noms donnés aux individus :

Nkashama, le Léopard, évoque la férocité de l’animal.

Ntambue, le Lion, exprime la fougue et la férocité.

Ngandu, le Crocodile, exprime la férocité.

Lombe, le Pangolin exprime la manière dont l’animal détruit par la jalousie.

Kapumbu, l’Éléphant, évoquant la masse ou la grandeur, mais surtout le désordre et la destruction.

Des petits animaux expriment tous ensemble le triomphe de l’intelligence et du bon sens à l’instar de :

Kabundi, le renard.

Kabuluku, la gazelle.

Katende, l’hirondelle, un petit oiseau.

Nyoka, le serpent.

50 A. Mbandi Esongi, La dialectique de la dénotation et de la connotation dans la nomination. Éléments pour une sémiologie structurelle et pragmatique des anthroponymes bantu Ngombe-genza, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1992, p. 65-66. Thèse. Voir aussi : Karima, L., « Hydronymes kanyok », les Annales

En outre les autres animaux comme :

Munkanku, un grand oiseau exprimant la force ou la puissance du bec.

Dikangala wa Makalu, un oiseau multi couleurs c’est-à-dire un être changeant.

Kaniuniu mpuku, la chauve-souris, traduisant une sorte d’ambiguïté, d’inconstance d’opinion, de comportement, ou mieux encore d’identité. De fait, pour cette dernière catégorie de noms, on peut émettre un doute sur leur identité, leur appartenance à la communauté clanique51.

Cette série des noms métaphoriques n’exprime pas directement le bonheur de l’individu, mais bien la puissance qui se traduit par la force physique et la capacité d’influencer la vie, ou encore par la dissimulation de son identité. Or, dans le contexte luba-kasaï, la puissance ou l’intelligence d’agir tout en se cachant semble se lier à l’aspiration au bonheur partagé.

Un individu puissant est celui qui est capable de s’adapter dans les situations difficiles, mais qui malgré toutes ces circonstances, trouve tout de même son bonheur ; un individu intelligent et malin est celui qui sait chercher dans des situations des plus compliquées de la vie le chemin du progrès, et donc du bonheur.

Par ailleurs, tout en faisant également allusion aux éléments de la nature, la quatrième catégorie comprend les noms dits attributifs exprimant généralement un attribut, une qualité ou un défaut. En témoignent les noms comme :

Ngondo, la lune.

Kalengela, Kalenga ou Tshitelu signifiant la beauté ou l’élégance.

Dibondo, palmier à vin, qui peut signifier celui qui reçoit avec joie ou encore un enfant né ou ramassé dans les palmiers.

Luendu, la personne qui se promène tant, qui ne reste pas sur place.

51 Ngandu Mwamba Nzambi, « La philosophie du nom chez les Baluba », p.96-108 ; R. Ceyssens, Les Lubaphones nomment les oiseaux. Essai de nomenclature de la faune ornithologique du Kasaï Occidental

Lungenyi ou Meji, qui désignent l’intelligence ou la sagesse.

Mulunda, qui exprime l’amitié que le parent avait eue avec tel ou tel personne.

Tshidima, qui fait les travaux de champ.

Bupela, la pauvreté, la précarité, la misère, etc.

Or, la sagesse, l’intelligence, la beauté, l’élégance, l’abondance, le travail, le champ, le loisir ou encore l’amitié semblent constituer, chez les Luba-Kasaï, des éléments essentiels du bonheur partagé. Les individus qui portent ces noms sont déjà rassurés d’un avenir plein de puissance, d’intelligence et de bonheur partagé.

En définitive, on peut déduire que le nom dans la philosophie luba-kasaï réfère à l’ascendant, à une métaphore, à un attribut ou à un élément de la nature. Ils jouent un rôle important dans l’identification de l’individu et la détermination de son bonheur. C’est par le nom que l’individu se dévoile, se laisse saisir. Il fait survivre aussi bien les Bankambua (les ancêtres), les Bakulu (les ainés), que les « Ba Tatu Bafua » (les Pères morts), mais aussi constitue un véritable langage symbolique de la tradition et de la culture. À ce niveau, on est loin de l’idée de l’être-là de Heidegger qui exprime une location, mais bien de la personne concrète vivant-avec. Ce qui signifie que, par le nom, l’individu s’insère et s’intègre dans un réseau de relation et d’harmonie aussi bien avec ses ancêtres, sa communauté qu’avec la nature. C’est dans le cadre relationnel que l’individu trouve son épanouissement et son bonheur. Mais de tous les noms attribués à l’individu, seul le nom patronymique tiré de la série des noms des ancêtres identifie le mieux l’individu, fait connaître l’homme intérieur et présage même son véritable bonheur et explique le lien d’appartenance à la communauté d’être. Comme nous l’avons montré, chez le peuple Luba-Kasaï, l’individu ne peut pas vivre en dehors de ce cadre relationnel et communautaire. C’est donc ce cadre qui donne sens à sa vie ; il est un lieu ontologique d’expression de l’être, d’intégration, d’épanouissement et de communion avec les forces de la nature et du véritable bonheur partagé.