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Les éléments constitutifs du bonheur

Le bonheur chez le peuple Luba-Kasaï est certes un don de Dieu, mais il est aussi le résultat de la recherche individuelle. Cette recherche ne consiste pas dans la contemplation des vérités essentielles et intelligibles, d’un état de vie achevée, ou encore le renoncement et la privation stoïque des biens, mais plutôt elle se base sur les données du réel, sur les choses concrètes de la vie de tous les jours. Ces données du réel peuvent être regroupées en trois catégories, notamment : la procréation, la progéniture abondante, les biens matériels et les honneurs.

a) La procréation

De tout le réel qui constitue le bonheur individuel, le Luba-Kasaï focalise son attention sur la femme et les enfants qui ne sont pas nécessairement de l’ordre des bintu, des biens ou des

choses. En effet, la femme occupe une place et un rang qui lui sont propres en sa qualité de femme, d’épouse et de mère. Dans cet univers, on ne peut pas parler du don de la vie et du bonheur sans singulièrement parler de la femme et de son rôle dans la communauté d’être. Dans celle-ci, en effet, on pense qu’autant la femme est à la source de la vie, autant elle est la source de tout bonheur. Elle procure le bonheur, en soignant la vie et en protégeant. C’est elle qui symbolise la vie elle-même. C’est la raison pour laquelle elle fait l’objet de protection, de tendresse, de respect et de bon encadrement aussi bien dans la relation conjugale que dans la communauté clanique. Ainsi un mari qui répudie sa femme et reste divorcé est mal vu. L’inverse aussi est vrai. Une femme qui quitte son mari et devient divorcée est déconsidérée par toute la communauté. Comment, alors, se conçoit la dignité de la femme dans ce cadre, et quel est son véritable rôle au sein de la communauté clanique ou familiale (Diku) ?

La culture luba-kasaï assigne primordialement à la femme le rôle de mère, celle qui, avec le concours de son mari, transmet la vie qu’elle possède en elle à un petit individu qu’elle conçoit, porte et met au monde, mais tout à la fois qui entoure cet enfant de soins, de tendresse, d’un amour d’une qualité spéciale et l’élève au-dessus d’elle-même en conformité avec les coutumes, les mœurs de son clan et la sagesse de la vie pratique. Ces deux fonctions, maternelle et aimante, sont en fait nécessaires, la seconde l’emportant toutefois sur la première. Car une femme ayant mis au monde un enfant avec une malformation physiologique ne peut, parce qu’elle est mère, s’empêcher de l’aimer comme elle le ferait pour tout autre enfant. En ce sens, les Luba-Kasaï disent :

Biwalela mubi wa tapa ani ? Si tu engendres un enfant avec une malformation physique, as-tu nécessairement le droit de le supprimer, de détruire sa vie ?

Cela revient à dire que, quelles que soient les infirmités ou les anomalies d’un enfant, sa mère l’aimera, car elle est mère et, la maternité est avant tout une œuvre d’amour et de responsabilité ; un amour et une responsabilité qui donnent, se donnent et s’oublient. Donner la vie est parmi les œuvres humaines une des plus nobles, sinon la plus noble. Dans cette perspective, la femme se sent plus la mère de ses enfants que la compagne de son mari.

La femme qui fait le bonheur de l’homme ou de l’époux est celle qui engendre plusieurs fois. Une telle femme n’est pas appelée du nom de son mari, mais en rapport avec l’ainé de ses enfants, soit avec le plus connu ou encore en rapport avec les enfants spéciaux qui sont nés dans des circonstances spécifiques comme les jumeaux. On l’appellera en effet « Mua Mukendi », mère de Mukendi, ou tout simplement encore « Mua Bana », mère des enfants. Dans le cas des jumeaux, le père s’appellera désormais « Shambuyi », père de Mbuyi, et la mère « Mua Mbuyi », mère de Mbuyi, du nom du premier des jumeaux à voir le jour.

La procréation constitue un véritable motif de fierté et d’honneur aussi bien pour la femme, le mari que pour toute la communauté d’être. Reste que la femme qui prétend à cette responsabilité historique doit être mûre et avoir un sens de responsabilité remarquable, suffisant et nécessaire pour s’acquitter non seulement de sa charge de mère des enfants, mais aussi de toute la communauté de vie, qui l’aime et la reconnaît comme mère de tous.

Signe de bonheur, la procréation traduit également un sens profond de reconnaissance envers ses parents. C’est qu’en fait, dans cet univers, la naissance rappelle à l’individu entre autres, son existence comme reçue ; non seulement trouvée là, mais aussi donnée par d’autres. C’est bien cela que semble confirmer Paul Ricœur lorsqu’il souligne : « L’individu est conscient qu’il a été mis au monde ; qu’il descend de ses parents ; ils sont son ascendance »15. De l’autre côté, les Luba pensent que continuer la procréation est

une autre bonne manière d’honorer Dieu. Ainsi pour justifier cette fonction de continuation de l’œuvre sacrée, les Luba recourent entre autres aux proverbes tels que :

Balela walela biebe : les autres procréent, à toi aussi de faire de même.

Kulela nkuabanya mesu : procréer c’est en fait distribuer les yeux.

Kashawuke kuna Nsanga, muinshi mua Nsanga ke muikale tshikishilu tshiebe : Nain, plante un chêne, car c’est sous son ombre que tu auras à t’abriter.

Lumu kaluena kushiya, washiyaku Muntu panu : la gloire ne peut te survivre, puisses-tu laisser un homme ici-bas.

Kuatshila muana mpasu, pa kolayi ne akukuatshila biebe : attrape la sauterelle pour l’enfant, quand il sera grand il ne manquera certainement pas de faire de même pour toi aussi.

Il est ici question d’engendrer, de laisser une progéniture aussi abondante que capable de continuer à assurer la pérennité du clan par la procréation.

b) La progéniture abondante

Chez les Luba du Kasaï, avoir une abondante progéniture est un signe manifeste de bonheur et d’épanouissement. Autrement dit, le bonheur n’est pas possible si on ne peut communiquer la vie à d’autres. De ce point de vue, la joie de vivre reste sans doute l’apanage de celle qui engendre de nombreuses fois. Car la mère d’un seul enfant est mère de rien du tout, on ne peut vraiment pas l’appeler mère. Ainsi n’avoir engendré qu’une seule fois, c’est non seulement se compromettre, mais aussi être borgne. À ce propos, les Luba-Kasaï disent :

Muana umue disu difua : avoir un seul enfant, c’est être borgne.

Il est donc nécessaire d’avoir une progéniture abondante signe de fierté, d’assurance, et donc de bonheur partagé. Dès lors, la vie et la capacité sexuelle de transmission de la vie restent pour les Luba-Kasaï une chose merveilleuse, car ils y voient à la fois la volonté parfaite de Dieu et bien sûr celle des ancêtres. De fait et de droit, la vie étant transmise aux hommes, aux ancêtres par Dieu lui-même, l’homme a le devoir sacré de la renforcer en la transmettant à son tour à sa progé niture ou plutôt à une abondante progéniture. À ce sujet Tempels affirme : « Les Luba disent qu’ils existent pour renforcer la vie, et pour renforcer la vie dans la progéniture, dans une abondante progéniture »16.

Tandis que la femme mère est exaltée et honorée, la femme stérile appelée chez les Luba- Kasaï « Kumba » est maudite ou parfois regardée avec méfiance alors qu’elle est victime des caprices de la nature. Elle perd presque tous les droits et toute protection de la part de la

communauté. Elle est presque toujours répudiée sans regret. Il en va de même pour celle qui n’a pu trouver de mari ou qui n’a pas épousé et qui est devenue par l’usure du temps et de l’âge, selon le terme moderne, « une vieille fille ». La stérilité de la femme (Kumba) ou de l’homme, appelé « Mutungu », apparaît dans cette société comme l’une des causes profondes de divorce, de séparation ou encore qui empêchent le mariage de se conclure. Car il semble difficile et peut-être encore un non-sens de vivre et d’avoir le bonheur sans avoir eu d’enfants, et qu’on ne peut même pas les avoir. Un tel homme ou une telle femme ne peut prétendre être heureux, encore moins être responsable. Généralement, il est considéré comme un fou ou une folle n’ayant aucune responsabilité dans la société17. Dans la vie

pratique, il est rare que les charges lui soient confiées. De cette manière, le célibat n’est pas un statut envisageable dans la communauté luba-kasaï. En témoigne ce dicton :

Mujika Muanabu ne mupale : le célibataire est apparenté à un fou.

Or, le fou ne peut être associé au bonheur, à la vie surtout s’il a déjà atteint l’âge requis pour se marier ou pour assumer des responsabilités dans la communauté. On ne peut d’aucune manière compter sur un tel personnage, il est, comme on l’a vu, un homme complètement diminué, un « Muntu mufua » ; il vit dans la communauté ou dans la famille clanique comme s’il était totalement absent. Ainsi totalement effacé et ignoré, l’individu célibataire vit sa profonde solitude, et sa cause est à peine entendue. S’applique à cette culture, la pensée d’Aristote selon laquelle : « On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux (…) ou si on vit seul et sans enfants »18.

Il nous paraît donc évident que, pour le peuple Luba-Kasaï, la vie sans lien conjugal, sans une vie sexuelle, ou encore sans enfants ou plutôt sans une progéniture abondante demeure à tous égards une vie sans amour et sans véritable bonheur. Ainsi vivre le bonheur, c’est en réalité se baigner dans cette double relation humaine.

17 R. Van Caeneghem, « La vie célibataire dans les proverbes luba », Congo 21/1 (1940), p. 47-79. Voir aussi G. Buakasa Tulu Kia Mpasu., « Un rituel traditionnel africain contre la stérilité », Génitif 2/6 (1980), p. 25-36 ; et « La sexualité d’une culture à une autre », in Morale et société. Actes de la première rencontre des moralistes zaïrois, Kinshasa, AMOZA, 1978, p. 62-78.

Mais on peut se poser tout de même quelques questions : faut-il nécessairement être marié et/ou avoir une abondante progéniture pour se sentir heureux ? Cela ne nous semble pas évident. Pour autant que le mariage ou la procréation sont des biens nécessaires, mais qui ne sont pas indispensables à la vie et au bonheur. La personne qui choisit de vivre dans le célibat peut être autant heureuse que celle qui est mariée et a engendrée plusieurs fois. De l’autre côté aussi, présenté comme un idéal de vie, le lien conjugal et la procréation qui le couronne reste un pari à gagner pour les communautés luba-kasaï.

c) Les biens matériels

L’homme Luba pense que les biens matériels, non seulement sont indispensables à la vie, mais aussi ils constituent un véritable bonheur humain. L’aspiration générale de tous les membres est d’avoir une vie heureuse, une vie épanouie aussi bien de la personne que de la communauté d’être. Le bonheur partagé n’est pas une simple possibilité, mais une nécessité admise par tous et recherchée par tous. Pour ce faire, il requiert une possession des biens et des richesses. Cette possession se situe dans la perspective de renforcement de la vie et de son maintien ou de sa promotion. Là où il n’y a pas des « bintu », des biens matériels, il n’y a forcément pas de vie, et donc pas de bonheur. De cette manière, la quête du bonheur partagé s’accorde avec celle des propriétés. Car, selon ce peuple, la finalité de l’existence humaine consiste en son épanouissement, en son développement positif et intégral. D’où l’importance donnée à cette dimension de la vie. Bref, pragmatique, le Luba-Kasaï ne néglige pas la question de l’apport des biens matériels comme éléments constitutifs du bonheur. Il est même convaincu qu’il est un être de besoins et sa nature humaine fait face à des nécessités matérielles indispensables pouvant constituer une véritable obsession. Vivre pour lui, c’est posséder la totalité des affaires humaines esprit et corps. Le bonheur se trouve donc dans la possession des choses nombreuses. C’est en fonction d’elles que peut s’évaluer tout projet d’existence humaine. Comme le dit Aristote : « Le bonheur concerne notre existence dans sa totalité. Il constitue le critère d’évaluation de tout projet existentiel et la terminaison des affaires humaines »19. Parmi ces affaires humaines et ces

choses nombreuses, on compte :

Les terres (Maloba).

Les champs (Madimi).

Les troupeaux des bêtes : vaches (Bikumbi ou Bipangu bia Ngombe), porcs (bia Ngulube), chèvres (bia mbuji) et de poulaillers (ne bia Nsolo).

Les possessions des biens mobiliers ou immobiliers (Nzubu ne pangu).

Les biens précieux comme Nkanu ya tshiombo, les croisettes en fer, kapia ka tshingoma, la poudre à canon, Tshingoma, le fusil ou l’arme à feu, l’or, Mibela, les perles, Mabue a mushinga mukola, les pierres précieuses, les diamants, etc.

Particulièrement, ces choses précieuses servent soit à négocier les mariages, soit à troquer certains biens, ou encore à l’organisation des fêtes et des grandes cérémonies exubérantes. Posséder ces biens précieux et ces biens matériels est un signe non seulement de bonheur, mais aussi d’honneur. Le Luba aime les honneurs et le respect de sa personne. Il apprécie qu’on dise de lui qu’il possède des biens, qu’il est grand et fort « Muena kantu ku bianza », un riche ; « Muena bio », le propriétaire, le maître. Mais on peut aussi dire qu’en cherchant à posséder plus de biens, plus de richesses, plus d’honneur et de pouvoir, le Luba apparaît comme un être de besoin insatiable à telle enseigne qu’on peut également dire de lui qu’il n’a que la recherche du bonheur comme tâche et fin. Ainsi nous pouvons dire avec Ricœur que : « Le bonheur n’est donc pas une somme, mais un tout, et c’est sur son horizon que se détachent (…) les désirs égrenés de notre vie »20.

Entre-temps, le Luba-Kasaï reconnaît que les femmes, les enfants et tous les autres biens matériels qu’il possède ont une origine, une seule source à laquelle il fait référence et par rapport à laquelle il accomplit son acte magnifique de reconnaissance. Cette source est bien sûr Dieu Maweja. Mais pour maintenir et rendre durable ce bonheur, il doit suivre les règles générales de la sagesse de la vie transmises ou léguées aux générations par ses ancêtres.