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Les aspects de la notion de la responsabilité

a) L’aspect moral

La sagesse de la vie pratique luba-kasaï révèle trois aspects fondamentaux de la responsabilité, à savoir l’aspect moral, juridique et éthique ou politique. D’un point de vue strictement moral, la responsabilité d’un agent consiste à répondre ou à rendre compte, en toute conscience et devant Dieu, de ses actes en vue d’en subir les conséquences. La responsabilité morale ainsi définie s’applique aux seuls actes conscients et librement exécutés. L’agent ne reconnaît que les actes dont il se sent pleinement cause, c’est-à-dire des actes qui sont réellement siens et qui dépendent de lui. Pareille responsabilité coïncide avec l’idée de l’agent volontaire en tant que point d’ancrage de la responsabilité avec la nécessité de considérer comme imputable les conséquences non voulues des actes. Ici l’agent responsable répond à quelqu’un de quelque chose ; il s’en porte garant ou encore mieux il répond de son bonheur personnel. On dirait même que chaque individu se sent responsable de sa destinée, la communauté de vie et Dieu Maweja sont considérés comme étant innocents.

Cette reconnaissance apparaît comme un geste d’aveu qui permet à l’individu de se recentrer sur son intériorité et, en même temps, de se restaurer vis-à-vis de l’autre et de la communauté de destin. Aussi, elle lui permet d’une part de décliner sa responsabilité et, d’autre part, elle l’enferme dans une sorte d’intériorité qui interdit toute ingérence extérieure ou toute appréciation des autres ou de la communauté. L’agent fait preuve de bonne foi et s’apprête à y remédier.

Cette prise de conscience est généralement pratiquée dans le contexte luba-kasaï comme une manière de vivre un certain degré de mort à soi qui permet à l’individu de se réinsérer dans la communauté de vie. C’est ainsi que les Luba déclinent leur responsabilité des suites indésirables de leurs actes en disant :

Ndi ne bualu Ndi ne bualu butambe bunene : J’ai un grand problème, j’ai commis une grande faute.

Ndi muenza bibi, ndi muenza tshilema tshinene : j’ai commis une grave faute.

Il s’agit d’un acte de contrition par lequel l’individu se reconnaît fautif, et se trouve dans l’obligation de dire sa faute ou d’avouer sa faute et de laisser de manière à se restaurer :

Kutonda tshilema (singulier) ou bilema (pluriel) ne kulekela.

Dans les chants populaires tout comme dans les dictons, on trouve traduite cette forme de contrition et d’obligation morale :

Watonda ne walekela ne asungidibue : celui qui avoue sincèrement, et qui abandonne sa faute, ou encore qui opère un véritable changement dans sa vie, sera pardonné et restaurer par l’ensemble des membres de la communauté de vie, et de ce fait, il connaîtra le bonheur.

Le pardon est sans doute lié à l’aveu du mal commis. Il y a là une démarche qui induit à la communion des membres de la communauté et à la recherche du bonheur partagé.

Mais dans certains cas, l’individu peut se refuser de se livrer ou de s’avouer responsable de ses actes au motif que personne ne l’a vu. En ce sens, on peut dire que l’individu ne prend conscience de ses actes que s’il est réellement vu par quelqu’un d’autre. On peut même dire que c’est le regard de l’autre qui amène l’auteur à une prise de conscience. En d’autres termes, la faute commise ne devient réellement fautée et interpelle la conscience de l’agent causal que s’il est irrévocablement attrapé en flagrant délit. Dans le cas du vol du bien d’autrui ou de l’adultère, par exemple, l’agent qui l’a commis peut rejeter ou peut méconnaître sa responsabilité. Mais une fois ramené à la conscience, l’individu peut se rendre compte de son mal et avouer sa faute en disant qu’il a été trompé par son cœur :

Mutshima wani wa ku nshima (wa nshimi) : mon cœur m’a trompé.

Par cet acte de contrition, il se restaure, rétablit la communion et l’intégrité et se réconcilie aussi bien avec sa famille qu’avec toute la communauté de destin. L’homme qui se dit trompé par les allures de son cœur n’est pas innocent, il reste coupable, après coup et rétrospectivement, eu égard à sa transgression simplement objective, indépendamment de toute responsabilité subjective, car il a détruit objectivement et réellement sa famille (Diku),

On peut en conclure que, le geste de reconnaissance de sa faute et de la restauration de l’intégrité procure un sentiment de bonheur. L’individu redevient membre de la communauté et se met comme les autres à la recherche du bonheur partagé, le sien propre et celui de sa communauté politique.

b) L’aspect juridique

On peut se demander à quel point peut-on faire confiance à la personne qui se dit consciente de ses actes. Aussi, dans bien d’autres cas certains gestes de reconnaissance des actes commis par soi et leurs conséquences peuvent être dictés par des agents extérieurs. Dans ce sens, le peuple Luba-Kasaï se trouve dans une impasse dans la mesure où on ne peut plus contrôler ou attester que la faute a été réellement commise par tel ou tel autre agent. Car on ne sait pas à qui on peut faire confiance, à l’agent incriminé ou à celui qui lui dicte de reconnaître ses actes. Plus souvent aussi, pareille situation entraîne les conflits et déstabilise la vie et l’élan de la recherche commune du bonheur. Pour sortir de ce piège, les Luba-Kasaï ont aménagé un cadre juridique non seulement pour amener l’individu à accepter sa responsabilité, mais également pour préserver l’harmonie, l’élan du bonheur et les relations interpersonnelles dans la communauté politique.

Dans ce nouveau cadre institutionnel, l’agent est soumis à un certain nombre de lois, et il a l’obligation de s’y conformer. L’individu décline sa responsabilité non devant sa conscience et devant Dieu, mais devant les cours et les tribunaux. Cette nouvelle sorte de reconnaissance suppose plus la connaissance et l’intégration dans la vie de tous les jours des lois, mais aussi des règles générales de la sagesse de la vie pratique. Dans cette optique, le coupable avoue avoir transgressé les :

Meyi ne Mikandu mishiya kudi Bankambua : les lois, les règles et les prescriptions léguées par les ancêtres.

Mikenji mishiya kudi Bakulu ne Bankambua : les lois laissées par les anciens.

Dans tous les cas de figure, l’individu ainsi reconnu coupable est tenu pour responsable des conséquences qui adviennent et le cas échéant on lui en fait porter toute la responsabilité. Le dommage causé doit être réparé.

c) L’aspect civil et politique

À l’idée de la compensation juridique, on peut mêler celle de la punition et du châtiment, qui a une signification morale et qui qualifie l’acte causal comme étant moralement coupable. Ici c’est l’acte qui est le plus visé et puni que les conséquences. Dans le cas du crime, par exemple, on s’avise de l’évaluer en lui-même et pour lui-même avant de prendre des mesures, ou encore mieux avant de procéder au châtiment. Mais une fois amené à la conscience des conséquences de sa faute, l’individu se repend et accepte de laver sa faute et de dédommager la victime. C’est en fait une responsabilité civile, qui va au-delà même des actes consciemment et librement exécutés. On peut même dire que l’individu est tenu responsable non seulement des actes que lui-même a posé, mais également des conséquences qui touchent l’ensemble des membres et l’élan du bonheur partagé de la communauté politique. L’individu se rend ainsi à l’évidence qu’il est civilement ou publiquement ramené à sa propre responsabilité. C’est en fait sur cette responsabilité civile que se fonde la responsabilité politique. Autrement dit, outre les aspects moral, juridique, civil et leurs apories, la notion de la responsabilité prend un autre sens en vertu duquel l’individu est responsable non en premier lieu de son comportement et de ses conséquences, mais de la chose qui revendique son agir. Dans cette perspective, la responsabilité pour son propre accomplissement ou de son propre bonheur partagé n’envisage pas seulement des projets d’actions donnés du point de vue de leur acceptabilité morale, mais elle oblige à entreprendre des actions, qui ne poursuivent pas d’autre but que le bonheur de chacun des membres de la communauté historique et politique. Pareille responsabilité est appelée dans la langue Tshiluba « Bukokesha ». On dit de celui qui a la charge de sa famille :

Mmukokesha ou Mmukumbane : il convient à prendre la responsabilité.

Udi ne bujitu : il a une charge, une responsabilité.

Udi muambula bujitu bua Muanende ou bua Muanabu : il a pris sur lui toute la responsabilité juridique et morale des actes posés ou ainsi commis par ses enfants, par son frère, sa sœur, sa femme, sa mère, par son père ou par un autre membre proche ou lointain de la famille ou du Clan (Diku).

Ces expressions signifient que l’individu porte sur lui toute la charge ou tout le poids, la lourde responsabilité. Pareille responsabilité n’est pas une corvée, mais une recherche commune du bonheur.

Mais le « Bukokesha » peut également aller jusqu’au niveau le plus large possible des grands ensembles, des grandes entités politiques ou des grandes structures sociopolitiques. Dans ce cas précis, par exemple, on peut alors être responsable de son village, de son pays, d’un groupement politique quelconque, d’une organisation sociale, d’une association à but non lucratif ou à utilité publique. Cette autre sorte de responsabilité peut être dite : responsabilité citoyenne, civique, ou encore mieux responsabilité politique ou éthique. Chez les Luba- Kasaï, assumer une pareille responsabilité, une telle « Bukokesha », c’est viser à réaliser son propre bonheur et celui de la communauté politique. Il semble même que, c’est ce genre de responsabilité engageante que les Luba du Kasaï semblent avoir en vue lorsqu’ils parlent de l’éthique de la responsabilité politique. Cette éthique de la responsabilité politique est ancrée dans leur mode de gouvernance ; elle prend aussi en compte la gestion de la chose publique.