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Le discours et la pluralité des rationalités

a) La circularité ontologique

Mis à l’épreuve de la vérité, le discours dans la sagesse de la vie pratique luba-kasaï s’ouvre sur la pluralité des perspectives et des pensées. C’est que dans l’univers luba, la pratique de la parole parlée se fonde ontologiquement sur, d’une part, la prétention de tout savoir, de tout connaître et, d’autre part, la reconnaissance de ses limites, la conscience de tout ignorer. C’est dans cette circularité ontologique que le discours devient une réalité sociale et un véritable instrument de communication.

Toute prétention à l’universalité de son discours ou de sa parole implique un partenaire qui écoute et qui peut prendre position, une position qui atteste ou qui réfute la chose du discours. De l’autre côté, la reconnaissance de ses limites suppose également la présence d’un autre interlocuteur qui se prête déjà à donner son point de vue. Dans l’un ou l’autre cas, ce qui compte c’est la possibilité d’acquiescement ou de contestation qui n’apparaît que comme consubstantielle ou contemporaine au discours ou à l’acte même de dire. Le discours apparaît en fait comme une sorte d’appel à l’autre, à son jugement, à son évaluation, à son verdict, ou encore mieux à une médiation qui sollicite jusqu’au-delà de sa communauté de langage. Comme l’affirme aussi Jean Onaotsho : « Constitutivement suspendu à la médiation des autres, l’acte de dire fonde et féconde la pluralité des pensées, des points de vue, des perspectives et des modes de vie, qui s’actualisent et se manifestent dans le vrai dialogue »79.

Pareille circularité donne à la pratique de la parole l’allure d’une parole réellement discutée, réellement partagée et réellement distribuée. Il y a là comme une sorte de liberté de parole qui fait que celui qui prend la parole dit ce qu’il pense et ce qu’il juge prometteur de son propre bonheur et celui de sa communauté de destin. Les Luba traduisent ce principe à travers les expressions telles que :

Lungenyi kapebu wa Muntu Muena luende wu lua mbamba : chacun a un don d’intelligence, quitte à l’exprimer, à donner sa vision ou sa pensée.

Lungenyi mponde wa pa tshisasa : l’intelligence est comme le millet gardé au grenier, celui qui le possède peut l’exprimer dans le respect des autres points de vue.

Bidi ntuilu bidi mpelula kadi kabiena ndambilu mumua : on peut avoir les mêmes produits, mais on ne les prépare pas de la même façon. Chacun a sa vision des choses, quitte à l’exprimer tout en respectant l’opinion de l’autre.

De cette manière, parler c’est prendre conscience à la fois de la possibilité de la présence de l’interlocuteur et de la possibilité d’une autre perspective ou d’autres modes de vie ; et

79 J. Onaotsho Kawende, « Fondation ontologique et élucidation logique de la rationalité dialogique. Pour une rationalité pluraliste », in Buasa Mbadu, (dir.), Philosophie et conflits des cultures en terre africaine, Kinshasa, Centre de Recherche et de Documentation Africaines, (2002), p. 259-280. Dans la note 1 : la raison critique n’est pas un état pur de toute souillure historique. Dans quelque abstraction qu’elle se réfugie, elle reste située.

s’ouvrir en acceptant d’une certaine manière la possibilité d’émergence d’autres formes de pensées et de discours. La parole parlée fait ainsi éclater les diverses possibilités de pensées, de connaissances, mais également d’ignorance. On est de plain-pied dans une sorte de société entendue comme un véritable système de communauté dialogale idéale, dans une sorte d’intelligence dialogique et palabrique, ou encore dans une forme de gouvernement démocratique communautaire, où chacun jouit pleinement du droit d’expression de ses talents et de ses pensées, mais également de liberté individuelle inaliénable, de connaissances et de possibilités d’être copartageant de la vie et du bonheur.

Dans cette forme de démocratie, on s’en remet à l’altérité plurielle, en acceptant la libre discussion, l’antagonisme positif et la critique par les autres de ses propres modes de pensée, de ses possibilités d’être. Le jeu de la parole parlée dans cette culture suppose la raison critique qui consiste non seulement dans la cohérence et la constitution de sens, mais aussi dans l’examen de la validité de ce sens par rapport à la visée du bonheur partagé, qui ne cadre pas avec sa propre vision et encore moins avec celle de la communauté de destin. Dans cette perspective, contester ou remettre en question une version de la vérité est une autre possibilité de dire la vérité et de faire le sens, de donner sens à l’autre possibilité de vie et de recherche du bonheur. C’est un droit qui consiste à s’exprimer et à dire son point de vue là où un autre point de vue ne semble pas satisfaire aux exigences éthiques du bonheur en commun.

b) La limitation de l’esprit critique

Le dogmatisme ou l’absolutisme reste, dans tous les cas de figure, une pratique que les Luba- Kasaï récusent, car personne ne peut prétendre tout connaître et tout savoir à la perfection :

Muntu mu manya bionso mpala ne nyima, littéralement un individu qui connaît tout devant et derrière le dos. C’est-à-dire à la perfection.

Car il y a bien des choses qui échappent. Toute prétention à tout savoir s’apprête à la critique et à l’épreuve de la vérité. Ce qui revient à dire que dans le dialogue les interlocuteurs ne vivent ni dans des horizons fermés, ni dans un horizon unique. Cela suppose que sa vérité est perfectible, et donc sujette à caution. Car c’est l’entente critique des subjectivités présentes et la reconnaissance de leurs limites qui garantissent l’objectivité, la rationalité et l’universalité de la vérité du discours.

En clair, on est loin de croire que l’esprit critique est lui-même exempt de toute limitation. Car en voulant soumettre à la critique les points de vue des autres, on s’ouvre soi-même à la même critique. La conscience du critique n’échappe pas elle-même à la limitation consubstantielle à la nature humaine. Tous les locuteurs et tous les interlocuteurs en présence (tous les membres de la communauté de destin), se trouvent ainsi dialoguant, et sont tous mis à l’épreuve de la vérité. Car ils sont tous sujets à la limitation ontologique. De cette manière, on peut dire que leurs visions, leurs pensées, ou encore mieux leurs perspectives s’éprouvent ainsi dans la véritable parole partagée, ou encore dans le dialogue et par des âpres et longues discussions rationnellement menées. Dans le même ordre d’idée, toute raison critique ne peut prétendre posséder le monopole du savoir, de l’intelligence, de la connaissance, et encore moins de la lumière parfaite ; elle reste, dans le clair-obscur où finalement la flamme de la raison ne laisse en réalité que dans un clair-obscur où rien ne se donne dans la pure transparence absolue. Car la lumière du dialogue éclaire au-delà même des prétentions d’une conscience solipsiste et nomologico-solitaire, dogmatique et auto-transparente.

Enfin de compte, dans cet univers luba-kasaï, la pluralité des perspectives qui fait irruption dans le dialogue permet à chacun des membres de la communauté de destin d’élargir son horizon toujours limité et d’affermir la visée du bien-vivre et du vivre-ensemble. La lumière infinie de la parole parlée éclaire au-delà des prétentions d’une conscience insulaire et absolutiste. On supprime l’horizon d’une pensée unique à la faveur d’un pluralisme d’horizons où les pensées contradictoires s’affrontent et se fécondent mutuellement et positivement. Dès lors, on comprend que dans l’univers luba, la prétention à la validité et à l’universalité du discours reste le fait d’un large et vrai consensus au bout d’un long dialogue discursivement muri et fructueux, visant par-delà tout l’assomption de la vérité, de l’équilibre social et du véritable bonheur de chaque membre de la communauté. La médiation de la communauté frise pour ainsi dire l’objectivité et suscite la confiance et la sécurité des possibilités d’être de chacun. Il s’agit de la médiation institutionnelle qui apparaît comme étant codifiée dans une autre forme d’éthique du bonheur, celle de la responsabilité politique. Dans cette optique la parole parlée se prête à être au service de la vie, du bonheur partagé et de l’harmonisation de la relation parmi les différents membres.