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La personne : valeur, force vivante et totalité

a) Une valeur irremplaçable

Dans l’univers luba-kasaï, la personne est définie à travers trois catégories distinctes mais qui se complètent. D’abord comme valeur. En effet, les Luba marquent une barrière fondamentale et ontologique qui sépare la personne de tous les autres êtres créés. Les « Bintu » sont des êtres créés dont l’existence est au service du bonheur de la personne ; leur valeur est conditionnelle, relative, et donc contingente. Comme motif de la création, la personne est une valeur irremplaçable, et son existence vise l’épanouissement, la plénitude de la vie et le bonheur.

Les Luba pensent aussi que la personne, par le seul fait qu’elle agit en réfléchissant, en pensant, en raisonnant et en rationalisant son mode de vie et son environnement, diffère totalement des Bintu, des êtres créés qui n’ont aucune sensibilité. Au vrai, les Luba pensent que c’est la nature même de toute personne qui commande le respect et impose la dignité. Par nature, on peut entendre le fait qu’à la création Dieu Maweja a doté l’homme de cette valeur et de cette dignité inaliénable qui exige le respect. Les Luba ont la nette conviction que la valeur de la personne tient de la volonté créatrice de Dieu lui-même. Ce qui explique le respect de la vie comme une valeur suprême. En conséquence, ils considèrent la personne comme « Muntu wa bende wa Mvidye Mukulu Maweja », l’autrui de Dieu de toute bonté.

Dès lors, on peut dire que la philosophie luba de l’être établit deux ordres de choses, à savoir d’une part : l’ordre des Bintu, des choses ou des biens et, d’autre part, l’ordre des Bantu, des personnes. Les deux ordres procèdent de Dieu. D’où, la question de la préséance de l’ordre de la personne comme force et comme puissance au-dessus de toutes les autres choses.

b) Une force vivante

La personne apparaît aux yeux des Luba comme la plus forte énergie parmi les forces créées. Sa nature est d’être forte et sa plénitude de vie consiste en ceci qu’elle a en elle-même, l’énergie pleine et infinie de Dieu. Celui-ci est le « Muena Bukole » considéré par les Luba

comme le seul grand et puissant renforçateur de la force vitale de l’homme. De cette manière, la force vivante de l’homme croît nécessairement sous l’influence de celle de Dieu Maweja a Nangila (le Dieu de toute bonté), lui-même. Mais l’homme demeure tout de même en ordre premier celui qui renforce tous les autres êtres de l’univers qui l’entourent. En ce sens, c’est lui et lui seul qui a en priorité la possibilité de jouir du bonheur et de la plénitude de la vie.

Tout en étant sous l’influence de l’énergie de Dieu, la personne reste un être autonome et libre ayant sa propre volonté de faire du bien ou de nuire. Elle peut avoir un penchant vers le bien ou vers le mal, une faculté de choisir entre le moindre et le plus grand bonheur. Les Luba retiennent que, par cette force vivante positive, la personne peut vouloir l’ordre des choses et des forces tel que voulu par Dieu lui-même, ou comme Dieu en a disposé. Elle peut ainsi respecter la vie, la promouvoir et la maintenir aussi bien pour elle-même que pour les autres. Elle est aussi appelée à suivre un ordre en mettant chaque personne et chaque chose à sa place. Dans ce contexte, par exemple, le premier-né, le père du clan (chef) est considéré comme un réalisateur et un renforçateur de la vie et du bonheur de chaque membre de la communauté.

Mais les Luba n’ont pas seulement une conception positive de la force vivante. Ils pensent aussi que la personne peut avoir une volonté d’anéantissement, de la mauvaise volonté ; et cette mauvaise volonté peut se traduire par la haine, l’envie, le dédain, l’aversion, l’orgueil ; tout cela possède une sorte de force vivante susceptible d’agir ou d’influencer profondément et réellement la force de vie d’autrui, de la personne la plus faible, dont on veut la diminution de la vie et de l’élan du bonheur. C’est en fait cette influence négative procédant de la puissance même de la mauvaise volonté humaine qui est généralement appelée par les Luba- Kasaï, le « Mupongo », « Bulowa », ou encore mieux le « Buloji » : la sorcellerie. Elle est comme une sorte de force de savoir, de vouloir, de pouvoir et d’agir qui influe sur la personne comme totalité, c’est-à-dire dans ses relations, ses possibilités de vivre le bonheur et de son avenir. On peut même dire que le pouvoir de la sorcellerie est la capacité qu’a un sorcier d’agir d’une façon qui échappe à la raison et à l’habituel. Elle est une donnée subjective et extraconditionnée puisqu’elle est soumise aux impératifs extérieurs régis par le quotidien. Son champ d’action ou d’application commence là où se limite celui du possible et de l’imaginable. Par sa force vivante, le sorcier cerne à travers ce qui est plus-que-bien et/ou

plus que mal, ce qui est hypo et/ou hypernormal et qui se présente sous la forme d’une malchance déplorable, d’une pauvreté extrême flagrante et détestable, d’une intelligence de feu, d’une difformité physique détestable ou encore d’une richesse enviable.

Les Luba-Kasaï comme tous les autres Bantous croient à cette nature perverse, à cette force négative de la personne qui peut nuire à autrui et anéantir son bonheur. Cependant, ils s’avisent de rester tout de même prudent aussi longtemps que le sorcier ne donne pas des signes réels qu’il est l’auteur d’un mauvais sort, d’un malheur ou d’une mort qui frappe un membre de sa communauté. À ce propos, ils disent que :

Muena Mupongo Muntu wa bende kumumuni kumubanda : le sorcier est un homme d’autrui de Dieu, ne le calomnie pas si tu ne l’as pas attrapé en flagrant délit.

Mais de l’autre côté, ils affirment aussi :

Muena Mupongo tshitakani ushipa Muntu umudila kabidi : le sorcier est sans scrupule, tout en ayant fait ce mort il manifeste sa compassion et ses regrets.

Ce jugement semble à la fois contradictoire et absurde, mais il fait sens dans la mesure où les Luba-Kasaï restent convaincus qu’on ne juge pas la personne par ses intentions, il faut la saisir dans la vie concrète en tant qu’un individu ayant toute sa personnalité et son moi profond caché. Ceci traduit le caractère mystérieux de la personne, mais également le sens du réel concret qui la dévoile comme une valeur, une force vivante à la fois positive et négative, et une totalité. C’est ici que ce peuple fait intervenir dans sa philosophie de la vie et de la quête du bonheur partagé la notion de l’individualité, dans sa complexité d’un être inconnu et d’un mystère inépuisable.

En théorie, il est possible que la force de l’homme renforce celle des autres êtres. Mais il est aussi vrai que les autres forces de la nature influencent aussi celle de l’homme. On peut peut- être revenir à l’idée de l’interdépendance. Dans la pratique, laissé à lui-même dans la nature la survivance de l’homme ne peut s’éprouver. Alors que l’animal est capable de s’adapter et de vivre bien longtemps sans l’intervention de l’homme. Prise dans cette perspective, la perception luba de la force vitale ne tient pas debout. Mais il s’agit de la force ontologique. Par son intelligence, ses manières de créer et d’imaginer, l’homme peut changer positivement

le monde, peut modifier la nature et lui donner une définition. Il peut mettre de l’ordre dans le monde. Aussi, par sa parole l’homme nomme les choses. Il est une force créatrice. Cet acte de création si on peut le dire ainsi est une manière de renforcer la nature et les autres êtres qui y vivent. Ne dit-on pas que c’est l’homme qui donne sens à sa vie et au monde dans lequel il habite et cohabite avec les autres êtres créés par Dieu ! Dans tous les cas, l’homme reste attacher aux autres êtres, et en cela il se sent complet et totalement dans le bonheur. Mais aussi, il peut user négativement de sa force pour détruire le monde et l’humanité. Cette position dichotomique fait de lui un mystère.

c) Une totalité indivisible

Comme totalité indivisible, la personne chez les Luba, est à la fois une force vivante, une raison vivante et une valeur incommensurable. En tant que telle, la personne se trouve en relation intime de l’être avec Dieu, avec toute son ascendance, avec les membres de son clan (Diku), de sa famille et avec ses enfants, ses avoirs, sa terre, avec tout ce qui y croît ou qui y vit, avec tout ce qui peut être trouvé au-dessus ou sous la terre. Autrement dit, toute acquisition qui se fait à partir de ce qui est sous lui ou au-dessus de lui est une croissance intime de son propre être et de son propre bonheur. Ceci suggère que, chez le peuple Luba- Kasaï, aucun être créé n’existe isolément et indépendamment des autres. De cette manière, il apparaît un non-sens de définir l’homme comme individu qui forme une force en lui-même, en soi, sans rapports intimes de l’être avec d’autres êtres vivants ou avec tout ce qui vit ou qui ne vit pas, visible ou invisible, mais qui demeurent et l’entourent. Dans un tel univers, la personne reste fondamentalement un être de relation, un membre reconnu parmi d’autres membres, un véritable « je-avec », une conscience de soi qui vit en communion avec le monde visible et invisible, mais aussi avec toute la nature. Réagissant au colloque de Paris sur « La notion de personne en Afrique noire », Katuambi Kapinga souligne :

Il est un non-sens de procéder par un morcellement et une dissection de la personne en ses composantes alors que la personne, du moins en Afrique noire, est une totalité indivisible. Cette totalité implique aussi bien le réseau de relation

que la personne entretient avec les autres, la nature, les esprits, les fondateurs du clan, les ancêtres, Dieu Maweja que sa propre vie elle-même42.

Loin d’être une abstraction ou une idée, la personne chez les Luba-Kasaï, est une réalité concrète et dynamique, située historiquement et culturellement, ayant des besoins et vivant dans un réseau de relation avec les autres êtres qui partagent avec elle l’univers. Elle s’éprouve toujours ontologiquement comme un être essentiellement ouvert, qui s’épanouie non pas sur le mode de l’avoir ou de la possession des biens, mais surtout de l’être-avec. En ce sens, vivre ici-bas, c’est entretenir un véritable et réel réseau de relation.

En fait, ce dynamisme relationnel sous-tend non seulement l’idée de la personne comme totalité indivisible, mais aussi de la vie du peuple Luba-Kasaï dans sa recherche quotidienne de la vie bonne. La relation avec les membres de sa famille, de son clan, etc. constitue le fondement de la recherche commune du bonheur. C’est aussi ce dynamisme qui place toute personne devant les autres personnes comme formant ensemble une sphère des personnes irréductibles aux choses. Dans la vie pratique, le vivre-ensemble et le respect de la dignité permettent à la personne de se sentir comme portée par les autres, et de ce fait, elle vit dans le bonheur. On a comme l’impression que, chez les Luba, la relation confère une égale dignité dans la reconnaissance mutuelle qui impose à chaque individu et à tous les membres de la communauté le respect des droits et des libertés personnelles. Elle n’interdit à toute personne d’aliéner les autres ou encore mieux de traiter les autres comme des choses dont on peut se servir pour son propre bonheur. Dans l’univers luba-kasaï donc, le respect maintient la diversité des personnes qui vivent dans l’harmonie. À ce titre, on s’engage à participer, chacun à sa manière, à la promotion de la vie pour chacun des membres et pour la communauté tout entière. À ce sujet les Luba disent :

Kulama bulanda, kulama diakalenga, entretenir la relation c’est vivre son bonheur partagé.

42 Katuambi Kapinga, « La notion de personne en Afrique », Cahiers des Religions Africaines 35(1984), p.151- 152. Consulter aussi : P. Laurent, (dir.), La notion de personne en Afrique noire. Actes du colloque international organisé dans le cadre des colloques internationaux du Centre National de la Recherche Scientifique, C.N.R.S., Paris, Éd. C.N.R.S, 1981. Selon le modèle occidental, l’homme est multidimensionnel, il peut être compris dans chacune de ces dimensions. Voir aussi : Th. Theuws, « Le réel dans la conception Luba », Congo 8 (1961), p. 3-

Par le renforcement de la relation avec les autres et par le fait de ne pas les asservir ou de les exploiter, la personne renforce son accroissement et son bonheur personnel. Par exemple, la personne commise au service ménager est considérée comme faisant partie de la famille. En conséquence, elle jouit du bonheur partagé par tous les autres membres. Car cette personne est supposée être envoyée de Dieu ou des ancêtres. Le maintien de la bonne relation avec elle ouvre aussi les perspectives d’un meilleur avenir, car la personne à qui vous a fait du bien peut dans l’avenir vous rendre ce même bonheur que vous lui aviez accordé vous-même. En traitant cette personne avec respect et dignité, on espère qu’elle se souviendra de vous. Si elle ne parvient pas à vous rendre ce bonheur, elle le fera à votre descendance. À ce propos les Luba-Kasaï disent :

Bulanda ndipa dia Nzambi : la relation est un don venu de Dieu, il convient de la maintenir, de l’entretenir et de la partager avec les autres.

Certes, tous ne sont pas en mesure de supporter les joies ou les peines d’autrui, mais l’éthique de la relation humaine, du respect mutuel et de la vie commune incite et même contraint à la solidarité positive et même à la générosité réciproque. À cet égard, on peut soutenir que le second impératif kantien semble arrimer à la conception de la personne chez les Luba. Ce, dans la mesure où ils opèrent une distinction entre « ta personne » et « la personne d’autrui ». Or, la personne est au-dessus de tout prix43. Th. De Koninck souscrit entièrement à ce principe lorsqu’il affirme l’option préférentielle qu’on accorde aux pauvres et aux plus démunis : « La reconnaissance de cette exigence se précise à mesure que s’affirment les civilisations, la plus remarquable étant celle qu’on y accorde d’emblée aux plus faibles et aux plus démunis, la place centrale de la mansuétude et du respect à l’égard des pauvres »44.

E. Kant comme Th. De Koninck introduisent une discontinuité pratiquement discrète, mais significative au sein même de cet impératif. Cette distinction compense l’imprécision de l’idée vague qu’on a souvent de l’être humain. Désormais, on peut se rendre à l’évidence que, chez les Luba, l’altérité qui est à l’origine de la diversité des personnes est de fait prise

43 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de V. Delbos, Paris, Vrin, 1982, p. 89-102. Voir aussi : IDEM, « Fondements de la métaphasiques des mœurs », Œuvres philosophiques II, Paris, Gallimard,

en compte. À ce sujet aussi Ricœur affirme : « La personne est une manière de traiter l’autre et de se traiter soi-même. L’humanité est la façon de traiter les hommes, aussi bien que moi »45.