• Aucun résultat trouvé

Le discours et l’épreuve de la vérité

a) La vérité comme acte de libération

Le principe de fidélité à la parole donnée nous a amené à considérer comme un manque préjudiciable vis-à-vis de l’obligataire envers qui l’on s’est engagé lorsqu’on a fait une fausse promesse. L’abus de confiance est une figure du mauvais usage de la parole donnée. Aussi, si on prend en compte la règle de la réciprocité généreuse que nous avons laissée en suspens dans les paragraphes précédents, on peut se rappeler que, pour le peuple Luba-Kasaï, l’attente que place chaque membre de la communauté dans l’engagement de chacun est une sorte d’harmonisation de la relation et du maintien de l’équilibre social. Ne pas tenir la parole donnée, c’est trahir cette requête venue de la communauté et de tous les autres membres avec qui on forme cette même communauté de vie. Pour parvenir au bonheur et au meilleur vivre- ensemble, il est important de faire un bon usage du langage, dans l’exploitation mixte du discours cohérent et de son corolaire la vérité. Ceci revient à dire que, dans la sagesse de la vie pratique luba-kasaï, dire la vérité est un acte de libération et de maintien de l’équilibre de la vie commune. Ne dit-on pas que la vérité libère ! La vérité ne détruit pas la vie, au contraire elle l’affirme et la renforce, la rend pleine et abondante, et de ce fait, elle harmonise la relation dans la communauté d’être. À ce sujet, les Luba disent :

Kuambilangana mutudi ki mbulanda kufua to : il faut se dire la vérité, et la vérité ne tue pas l’amitié ou ne détruit pas la relation, par contre elle la renforce.

Kuleja (kuamba) bulelela Kuleja dinanga : dire la vérité, c’est montrer l’amour et la fraternité.

Mukana mudi bulelela, mudi diakalenga : la bouche qui dit la vérité acquiert le bonheur.

Mais cette vérité qui féconde l’acte de dire reste tranchante et intransigeante chez les Luba- Kasaï au point qu’elle peut devenir agaçante. Une fois dite avec fermeté, la vérité apparaît

comme une figure sublime d’objectivité et d’universalité de la parole parlée. Cette vérité s’impose éthiquement quand bien même elle entrainerait la mort d’hommes :

Buikale buamba nansha bufua Bantu : mieux vaut dire la vérité, même si elle peut provoquer la mort d’hommes.

Dans ce contexte, la vérité de la parole ou la parole de la vérité semble être bonne à dire. Cela signifie que, dans la sagesse de la vie pratique, les Luba récusent toute falsification du langage ou tout autre usage du mensonge. Car l’imposture et le monde ténébreux des paroles falsifiées font du langage le verbe de la violence. La langue de bois et le mensonge font partie du mauvais usage de la parole parlée, et que l’on peut assimiler aux maximes rebelles de Kant. Ces maximes rebelles rétrogradent la puissance de la vie et la coexistence commune, amènent le désordre, faussent l’équilibre social et amenuisent l’assomption du bonheur. En témoignent les proverbes et dictons tels que :

Tshitelu kushimashima bualu kushima kua Tshitelu nkuvuambuka : un homme de bien ne ment pas ; s’il ment, il perd sa renommée.

Muananyi washima Dibondo kushimi Dipanda bualu Dipanda kadiena bule buebe : Mon fils, trompe le Dibondo (palmier à vin), mais ne trompe pas le Dipanda (un autre palmier à vin), car le Dipanda n’est pas à ta hauteur.

Nkobo wa Kabisekele dishima kadikupitshi kulua kudibuejela lufu munzubu : Nkobo fils de Kabisekele, ne sombres pas dans le mensonge, sinon tu introduiras la mort dans ta maison.

Wa ludimi kushimi kabidi dinga dituku ne bakujungulula : toi qui mens toujours ou qui as l’habitude de mentir ne continue pas, car un jour tu seras au découvert.

Kalaba wakadisuma menu ku ludimi : celui qui parle trop ou qui n’a pas de retenue finit toujours par mentir.

Wa ludimi lutue mmuena dishima : celui qui parle trop et partout (sans retenue), finit toujours par mentir.

Ces proverbes traduisent donc l’intransigeance et la rigueur de la parole de la vérité, et invitent chacun des membres à faire un bon usage de la parole parlée. En restant honnête, en

disant la vérité et en respectant l’éthique de la promesse, on participe au meilleur vivre- ensemble, au savoir-être et au bonheur de tout un chacun.

b) Le refus du meilleur argument

Le refus du meilleur argument mérite également de figurer sur ce tableau du mauvais usage de la parole parlée. Dans l’univers luba-kasaï, tout refus du meilleur argument ou le simple refus de dire la vérité est considéré comme une violence qui parle, une violence qui cherche à tout prix à avoir raison. Comme le dit aussi Paul Ricœur, « L’acte de dissimuler la vérité dans l’exercice du langage est une violence qui se déplace dans une orbite de la raison et qui commence déjà et même de fait à se nier comme violence »78. Par une fausse argumentation

ou par la manifestation de la mauvaise foi et le mensonge, un tel individu est considéré chez les Luba comme un danger public, car il peut provoquer le déséquilibre dans la vie de la communauté et biaiser l’élan de la recherche commune du bonheur. À ce sujet les Baluba disent :

Mukana mudi mvita tshilumbu tshidimu : dans la bouche où il n’y a que de la violence, il y a également un faux argument, un mensonge ou un faux témoignage.

Buapua Buapua mukana mua muenabo : c’est de la bouche de celui qui l’a prononcée qu’il faut juger. Sur ce même dicton : il faut juger celui qui dit le mensonge et biaise l’argument.

Les Luba pensent aussi que celui qui parle trop, qui cherche à justifier ses actes ou autre comportement en dissimulant la vérité et en avançant un faux argument est un manipulateur des hommes, et par conséquent il fait un mauvais usage de la parole. En langue Tshiluba, pareille personne n’est désignée du nom de « Kalaba ». Une personne qui intervient à tout moment et, à toute prise de parole dit le mensonge et fausse l’argument :

Muntu mulabakana : qui parle beaucoup (un beau parleur), un menteur.

Wakula bia bungi : un individu qui ne se gêne pas, qui intervient dans tout et dans toute conversation. Pareil individu finit toujours par mentir et fausser l’argument.

Muakudi wa dilambu : un individu qui visiblement donne un faux argument ou prétend toujours dire la vérité, alors que son argument est faux.

Ka mukana muebe kakupa dibanza : c’est ce qui sort de ta bouche qui te nuit toi- même, qui te souille. Pareille personne est assimilée au menteur, Muena dishima. L’idée qui ressort de ces dictons est qu’il faut un meilleur argument qui traduit la vérité, être correct dans le langage, le comportement et les gestes, pour ne pas se nuire à soi-même et au bonheur des autres membres ; il faut éviter de se créer des problèmes ; il faut rester véridique et transparent. Pour les Luba-Kasaï, la perversion de la vérité est un motif sérieux non seulement de condamnation de l’individu incriminé, mais également de mépris ou de rejet total.

Pour tenter de conjurer cette tendance, les Luba-Kasaï ont codifié, d’une part, l’usage de la parole de la bienveillance comme un acte de promotion de la vie et du bonheur partagé, et d’autre part, la finitude structurelle inhérente à toute parole parlée comme une ouverture à l’émergence des diverses formes de pensées et de visions particulières, de la recherche de l’altérité. En plus bref encore, l’acte de dire dans l’univers luba demeure ontologiquement non seulement l’acte de la parole de la vérité, de la parole de sens, mais aussi et surtout l’acte d’ouverture et de la pluralité des perspectives.