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a) L’affirmation de la révélation

Pour arriver à la meilleure argumentation de la révélation de Dieu chez les Luba, nous avons choisi ici de nous replonger dans le débat qui a déchiré ou qui déchire encore aujourd’hui les théologiens, les philosophes et les penseurs africains entre eux, et entre eux avec les philosophes et les théologiens occidentaux autour de la question épineuse de la révélation de Dieu34. De ce débat épistémologique se dégagent trois positions majeures représentant trois groupes de chercheurs. Pour le premier groupe, Dieu a parlé d’une manière claire et nette au peuple d’Israël, et à travers de son expérience il s’est révélé à toute l’humanité. Pour le second représenté par François Kabasele Lumbala, Dieu est le créateur du ciel et de la terre, des animaux, des végétaux, des minéraux, des peuples et des cultures, et de ce fait, il ne peut s’être révélé uniquement au peuple juif. Selon ce groupe en effet, toutes les traditions religieuses de l’humanité sont porteuses de son image, des traces de sa main, des signes de son intelligence immuable. Les juifs peuvent avoir fait un cheminement spectaculaire dans les rapports entre Dieu et l’homme, mais ce cheminement ne peut être le seul modèle à suivre pour toute l’humanité35. Pour le troisième enfin,

34 Ce débat sur la possibilité d’une théologie africaine a commencé en République Démocratique du Congo avec le débat épistémologique entre O. Bimwenyi Nkweshi, T. Tshibangu Tshishiku, A. Vannest, A. Ngindu Mushete et J. Malula, etc. Ce débat donna lieu à des recherches approfondies sur les conditions d’existence d’une théologie proprement africaine. Le document de base de la théologie africaine est celui produit par O. Bimwenyi Nkweshi, Discours théologique négro-africain, p. 123-234.

35 F. Kabasele Lumbala, « La révélation de Dieu chez les Luba-Kasaï », Revue des problématiques africaines 3 (2002), p. 22-68. Nous nous inspirons largement de ce texte qui semble rendre le mieux l’idée Luba de la révélation. L’auteur (Théologien liturgiste) se réfère abondamment aux autres travaux collectifs réalisés par plusieurs théologiens et chercheurs africains sur cette question. Par exemple le Congrès sur l’Afrique noire et la bible, 1972 ; T.A. Fourchet et H. Morlighem, Une Bible noire, 1973 ; Congrès des exégètes et biblistes noirs, 1979 ; J.P. Levison, Return to Babel, 1980 ; P. Poucouta, Lettres aux Églises d’Afrique, 1974; Lectures africaines de la Bible et les travaux de différents théologiens africains et congolais sur la Théologie de l’inculturation qui ont souvent rendu tout le sens de la révélation de Dieu à travers une série des proverbes et de la sagesse africaine en générale et Luba en particulier. Ce point de vue est aussi défendu par Bimwenyi Nkweshi : rien de la révélation n’échappe aux peuples africains. Ils connaissent Dieu de par leurs cultures et traditions ; S. Peeraer, « Dieu selon la conception des Baluba », Grands Lacs 56/8(1939-1940), p.13-24 ; R.

beaucoup plus radical que jamais, Dieu se révèle chaque jour dans chaque expérience personnelle ou individuelle et même communautaire. Une telle expérience ne saurait s’universaliser pour qu’elle soit adoptée de manière dogmatique par tous les peuples qui constituent l’humanité. Le second comme le troisième groupe rejettent avec fermeté la visée monolithique et universaliste du christianisme au motif que l’histoire des religions a révélé des textes sacrés d’autres expériences religieuses, d’une densité étonnante, et qui méritent autant d’attention que les Saintes Écritures juives.

Pour notre part, tout en faisant l’économie de ce débat épistémologique et théologique dans le cadre précis de cette dissertation philosophique, nous faisons nôtres les affirmations de François Kabasele ou de Storms selon lesquelles Dieu qui a parlé aux prophètes juifs, avait aussi parlé à nos ancêtres ; et les pas faits par nos ancêtres nous sont à présent utiles pour progresser dans la compréhension du message que d’autres peuples nous apportent de Dieu. C’est justement cela qu’il nous semble nécessaire d’élaborer pour qu’apparaisse clairement que Dieu a parlé à nos ancêtres par les contes et les fables, par les paroles fortes et bénéfiques où le dire correspond au faire, par toutes les paroles qui renforcent la vie, qui rétablissent l’harmonie dans l’univers, qui portent la vie de l’homme vers sa plénitude. Ce sont ces paroles-là que l’on nomme en langue Tshiluba, « les paroles du Tiakani », mot qui veut essentiellement dire harmonie et plénitude de la vie. Ainsi lorsqu’on fait une étude approfondie sur les différents rites d’harmonisation des enfants, de restauration de la vie après une faute commise, des rites de passage, des cercles initiatiques des différents métiers de transformation dans l’univers, on peut se rendre à l’évidence de la lumière de la révélation de Dieu au peuple Luba-Kasaï.36

b) Les lieux de la manifestation de Dieu

Dans son rapport avec la nature, l’univers ou le cosmos, le peuple Luba a trouvé une infinité de noms divins, de proverbes, de contes, de fables et de paroles pour exprimer son expérience et pour montrer la manifestation de la présence de Dieu dans son cheminement

36 F. Kabasele Lumbala, « La révélation de Dieu chez les Luba-Kasaï », p. 22-68 ; aussi : A. Storms, « La notion de Dieu chez les Baluba du Kasaï », Bulletin des Missions 26(1952), p. 94-101. Pour les Baluba du Kasaï, Dieu s’est révélé à travers leurs ancêtres (Bankambua). Les proverbes, les contes, les fables et les mythes, etc. en

terrestre. En effet, on trouve dans cette tradition des expressions proverbiales étonnamment bien élaborées où Dieu se révèle à ce peuple. Ainsi Dieu est :

Maweja a Nangila, Dieu de toute bonté ou Dieu aimant.

Mbuwa mualabala, la mer à l’étendue infinie.

Bulaba kalambudi mvula, la terre qui n’offre pas de tribut à la pluie.

Diba katangidi tshishiku wakutangila diamosha nsesa, le soleil qu’on ne peut regarder fixement.

Njila wa katu mikemu batuatua mikemu mbamuendenda, la route qui ne gémit pas, mais ceux qui gémissent ce sont ceux qui marchent dessus.

Tshilundu wa nkumina mund’a Buloba katuidi mvula, katuidi minanga, la termitière qui grouille de vie dans ses profondeurs, et qui ne craint ni pluies ni sécheresses.

Tshinkunku Nsanga bilembi, l’arbre sous lequel se rassemblent les chasseurs.

Nyunyu wa kafu disu nansha mubuela mu ditu dia nkodi ne mingonga, l’oiseau qui ne se crève jamais l’œil, en passant à travers une forêt touffue des lianes et d’épines.

Nkashama wa dienda nkayi, le léopard qui marche toujours seul.

Nkashama wa dienda ditu, le léopard à la forêt propre. Dijinda ntung’a Mulongo, l’insecte en tête de file.

Mayi mfuki’a mukele, l’eau origine du sel.

Mwanza Nkongolo Lukanda mvula wa mudimbi, l’arc-en-ciel qui arrête les pluies torrentielles.

Tshipepele ukena kuteya, le vent à qui on ne peut tendre de piège.

Tshipepele Mvunda katula bena madiba, l’ouragan qui dévêt ceux qui portent les raphias.

Tshipepele Mvunda uvundula biseki ne muinshi mua bulalu, l’ouragan qui poursuit même ceux qui se cachent en dessous de leur lit.

Dijiba dia lunteke ntekete dia kamana batuwi mpata, l’étang marécageux auquel les pécheurs ne viennent jamais à bout.

Lupenzu mesu munsona muwakuela meji dilolo yéyé mumania, le criquet aux yeux cachés, mais qui secrètement connaît toutes vos pensées.

Musasa wa mesu mbombo, ou Musasa wa mesu tshinunu, une besace aux yeux multiples.

Maweja Tshipapayi upapa ne mitshi muitu, Dieu de toute bonté, le mat qui donne à tous les humains et même aux arbres de la forêt.

En situant toutes ces nominations de Dieu dans un discours pragmatique, on peut les regrouper en trois catégories essentielles. D’abord, le discours qui invoque la puissance de Dieu selon que la vie et le bonheur sont menacés. Dans ce contexte, Dieu Maweja est un « Léopard », un « Lion », un « Ouragan », etc. Il est la seule force qui fait face à l’ennemi. On peut même souligner que, dans l’imaginaire luba-kasaï, cette force supérieure apparaît comme une sorte de personnification à qui ils donnent le nom de Dieu tout-puissant « Muena Bukole ». Celui-ci est naturellement invoqué pour répondre à une situation particulièrement difficile ou insolite qu’éprouve l’homme ; il est comme un allié le plus sûr et le plus confiant dans les questions cruciales de l’existence ; il est l’instance ultime de tout recours. L’homme ne peut se passer de sa présence, donc de son pouvoir d’action.

Il va sans dire de toutes les cérémonies auxquelles participent un nombre important des membres. À cette occasion, le Dieu Puissant est évoqué comme la plus grande force qu i a créé toutes choses et qui a communiqué à celles-ci cette force par la médiation des ancêtres et des esprits en qui est infusé le souffle vital. Dans les pratiques des fétiches Buanga (au singulier), Manga (au pluriel), par exemple, le Dieu tout puissant, force primordiale est évoqué comme créateur de tous les êtres de qui le féticheur tire tous les éléments essentiels, à savoir les « Bijimba », dans la confection et la réalisation de son Buanga. Ce sont ces « Bijimba » de certains êtres puissants (Léopard, Lion, Crocodile, Dragon, etc.), qui sont destinés à aider dans certaines activités universellement répandues,

comme la pêche ou la chasse. Car dans ces activités, il s’agit précisément de la véritable influence de vie, de la lutte pour la vie et le bonheur, entre chasseur et gibier vivant. Il y va donc de se trouver dans cette lutte aussi fort et puissant que possible et de soumettre à son usage toute force de vie possible destructrice du gibier. Ce faisant, les Luba -Kasaï ont formulé une philosophie et des lois pour la connaissance et la découverte de la force de vie et de l’influence de vie de certains êtres. Cette philosophie ou encore ces principes, on l’a vu, sont une voie indiquée par laquelle on acquiert la connaissance de ces êtres de la création et des forces de la nature.

En face de toutes ces forces de la nature, Dieu Créateur est le seul qui ne peut connaître aucune influence de ce « Buanga » qui n’apparaît que comme une force inférieure qui ne peut agir que sur les autres êtres inférieurs. Reste que la force recherchée par le canal du Buanga concoure au renforcement de la vie et du bonheur de l’homme.

Le deuxième discours est celui de la reconnaissance et d’action de grâce pour un bonheur reçu de la main de Dieu (La fécondité, la progéniture, l’abondante moisson, la richesse, les meilleures femmes, les enfants qui réussissent, le pouvoir, la réussite, etc.). Dans cette circonstance, Dieu Maweja est Dieu de toute bonté, le mat qui donne sans compter.

Le troisième discours est celui qui invoque la providence divine, qui implore son intervention quand tout semble manquer à l’individu. Dieu est le seul qui voit la souffrance et la misère, qui voit les ennemis cachés et, qui peut donner ce qu’aucun autre homme ne peut. L’individu nourrit l’espoir de tout avoir de la bonté de Dieu Maweja.

Bref, on peut même dire qu’au cœur de toutes ces invocations des noms de Dieu et de ces discours, il y a certes la révélation de Dieu, mais il y réside également le désir de l’homme de la recherche permanente de la vie et du bonheur partagé.

c) Le Dieu de nos ancêtres

Les Luba du kasaï ont la forte conviction que la révélation de Dieu ne s’est pas faite par un oracle, par une manifestation miraculeuse. Dieu s’est plutôt manifesté aux hommes à travers leurs ancêtres. Ainsi les Luba du Kasaï ont toujours introduit leurs prières avec les paroles fortes de remerciement et de reconnaissance singulière à Dieu Maweja a

Nangila (Dieu aimant) qui apparemment s’est révélé à leurs ancêtres comme le témoigne cette expression : « Mvidi Mukulu wa Bankambua betu : Le Dieu de nos ancêtres »37.

Cela revient à dire que cette référence aux ancêtres atteste de la présence de Dieu dans la vie de ce peuple. Les Luba traduisent la conscience que rien de leurs connaissances, de leur philosophie de vie et du bonheur partagé ne leur avait été révélé par une sorte de vision surnaturelle où Dieu lui-même s’est fait connaître. Pour eux, en effet, ce sont les ancêtres qui leur ont transmis cette révélation de Dieu et la sagesse de la vie. Ils reconnaissent incontestablement à ceux-ci le rôle de médiation qu’ils semblent attester toujours et encore aujourd’hui. Les ancêtres sont considérés comme étant si près de Dieu et en communion parfaite avec lui. On dirait même que, chez ce peuple, la communion des ancêtres avec Dieu constitue le motif même de l’existence qu’il arrive à les confondre presqu’avec Dieu lui- même.

Certes, cette manière de lier les ancêtres à la révélation prête souvent à confusion, car les médiateurs peuvent acquérir une telle importance qu’ils sont eux-mêmes considérés comme des dieux. Mais les Luba ne vont pas jusqu’à opérer une telle substitution. Pour eux, les ancêtres ne jouent qu’un seul rôle, celui de dire aux hommes la révélation de Dieu, sa bonté infinie et son amour sans limites pour les humains, sa providence et sa volonté de combler les hommes, sa puissance, son intelligence et sa sagesse. Ils constituent une sorte de charnière entre la communauté et Dieu.

d) La médiation de l’art plastique

Tout comme les contes, les fables, les dictons, les chants populaires, les mythes, ou encore les ancêtres, les Luba font également une lecture de la révélation de Dieu à travers leur art plastique. Ils voient dans l’art plastique le passage du naturel au corps culturel, une véritable substitution supplémentaire du corps, ordonnée au surgissement d’un langage spécial qui, grâce à la symbolisation repense, redit et refait en totalité le rapport à soi, à autrui et même au monde. L’art plastique luba-kasaï apparaît comme le lieu herméneutique d’émergence de

37 O. Bimwenyi Nkweshi, « Le Dieu de nos ancêtres », Cahiers des Religions Africaines 11(1970), p. 137- 151.Voir aussi : Th. Theuws, « Croyance et culte chez les Baluba », Présence Africaine 17/18 (1958), p.25-32; S. Peeraer, « Dieu selon la conception des Baluba », p.13-33 ; A. Storms, « La notion de Dieu chez les Baluba

sens et des significations ; il est un véritable centre de référence permanent où le naturel et le surnaturel se croisent et se côtoient. Comme le dit aussi Th. Mudiji Malamba, l’art plastique est « Le lieu où le sculpteur fait figure de dompteur des éléments entre le monde naturel et le monde mystique, entre les vivants et les morts, entre Dieu et les hommes »38.

L’aspect religieux que traduit l’art plastique luba-kasaï manifeste fondamentalement le rapport de dépendance ontologique de la personne à Dieu, source de toute force de vie. Cette source de vie, de puissance et de bonheur partagé, s’est révélée à l’homme Luba par la médiation des ancêtres qui sont également les géniteurs de toutes productions artistiques. Cette révélation de Dieu a atteint aussi les hommes par le symbolisme des masques et d’autres sculptures. De la sorte, on peut saisir la position interposée qu’occupent ces productions artistiques ; elles servent sans aucun doute d’une sorte d’alliance entre la personne et son Créateur. Ce dernier se révèle comme source de multiples bénédictions, lesquelles bénédictions apparaissent dans une chasse fructueuse, une moisson abondante, une fécondité de la terre et des êtres, c’est-à-dire le bonheur. Dans cette perspective, on peut dire que le fantasme offert par l’art plastique luba contribue largement à la création et à l’accomplissement du bonheur communautaire et du bien-vivre individuel. En témoignent les désignations suivantes : « Masques blancs » qu’on appelle en langue Tshiluba « Tshifwebe » (singulier) ou « Bifwebe » (pluriel), qui constituent le lieu privilégié de la rencontre entre l’homme et le puissant créateur, la rencontre de la terre et du ciel. Il s’agit de la relation de dépendance de l’homme à Dieu, mais aussi de l’espérance de la personne du bonheur sans fin.

En définitive, nous pouvons dire que, dans le contexte luba-kasaï, cette révélation divine se pose et s’impose aussi à travers l’art plastique à la fois comme une sorte de perspective sur le tout du monde, comme une manière de donner à la vie des hommes, selon une hiérarchie des valeurs, une détermination de ce qui fait sens de tout le réel et qui donne des significations

38 T. Mudiji Malamba, Le langage des masques africains. Études des formes symboliques des Mbuya de Phende, Kinshasa, Faculté de Théologie Catholique, 1979, p.12 Lire aussi : Kabengele Munanga, « A propos de la fonction de l’art plastique en Afrique noire. Exemple des Luba et Aruund du Shaba au Zaïre », Zaïre-Afrique 84(1974), p. 224-234 ; W.M. Mutimanwa, Étude socio-morphologique des masques blancs Luba ou bifwebe, Lubumbashi, Université Nationale du Zaïre, 1974, p. 35-42 ; Kabongo, B.M, « La plastique négro-africain

à l’être, la justification de toute valeur, de tout bien, la transcendance de Dieu éternel, aussi fort et tout puissant, bon et bienveillant à l’égard des hommes. L’art plastique est donc le lieu herméneutique qui dit non seulement le lieu d’excellence d’où jaillit l’essence de l’univers, l’existence humaine et le bonheur partagé, mais également le lieu de la manifestation de la face cachée de Dieu Maweja a Nangila (Dieu aimant).