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Les règles sociales et la transmission de l’éthique sexuelle

a) Les prohibitions

Pour éduquer les jeunes générations à l’usage sexuel, les Luba-Kasaï ont institué des rites, contes, chants, interdits, proverbes, croyances et même des arts plastiques. Car la sexualité est de l’ordre du sacré, et ce, dans la mesure où elle est étroitement liée au mystère de la vie et de la procréation. D’où elle tombe sous le coup de la prohibition et n’est permise que dans des conditions suffisamment réglementées par la loi, dont les ancêtres et en deçà d’eux, les génies sont les garants. Par voie de conséquence, la sexualité est positivement présentée comme une affaire des adultes, mais à préparer, à initier et à apprêter depuis l’enfance puisqu’affaire de toute la communauté de destin. Comme l’affirme aussi Demaison : « La sexualité n’est pas faite dès la naissance. Nous devenons hommes et femmes au terme d’une longue maturation autant culturelle que physiologique, par des conduites apprises et par des identifications en partie conscientes et plus ou moins réussies, aux images et aux modèles que les sociétés imposent en les légalisant et parfois en les sacralisant »81.

Grâce aux règles et prohibitions, les mœurs restent intactes et saines. On peut même dire que les avortements provoqués, l’immoralité, les débauches ou la prostitution, la précocité sexuelle des jeunes filles et des jeunes gens, l’homosexualité, la pédophilie ou le viol des femmes et des jeunes filles, tout cela semble être inconnu dans cette société luba-kasaï.

b) Le paradigme de la virginité de la fille

Dans cette culture, les filles sont censées se garder vierges et les jeunes gens sont tenus au respect de l’intégrité physique de la jeune fille, à la continence jusqu’à l’âge de maturité. Étant en honneur, l’intégrité physique de la jeune fille est considérée par ses proches comme une sorte de dignité aussi bien pour la fille elle-même que pour toute la communauté de destin. Par l’observation de ces règles sociales et éthiques et par une vie exemplaire et digne, elle attire l’estime des membres de la communauté, et de ce fait, elle est présentée en exemple aux autres jeunes générations. Aux antipodes, une fille déjà déflorée avant de s’engager dans le mariage fait non seulement sa propre honte, mais aussi celle de sa famille et de toute la communauté de destin. Ici c’est plus la mère de la fille qui souffre grandement pour autant que sa fille lui fait perdre la face et la récompense réservée aux mamans, ce que les Luba-Kasaï désignent par l’expression :

Mbuji wa Nyima : la chèvre du dos, signe manifeste de la sauvegarde de l’intégrité physique de la jeune fille, signe du bonheur.

La mère, les tantes, les sœurs et les grands-parents se trouvent dans ce cas, malgré leurs stricts conseils, indignés et déçus. Ainsi pour éviter tout désagrément ou encore mieux les possibles tentations de la jeune fille, les mythes, les contes, les proverbes et les croyances sont abondamment utilisés dans l’enseignement, tandis que le sens et le contenu des interdits et même des arts sont expliqués aux jeunes générations. En les regroupant, la substance de toutes ces choses traduit à la fois l’inquiétude et l’espoir que les parents et au- delà d’eux les ancêtres et les fondateurs peuvent avoir. Cette règle de la virginité de la jeune fille constitue un critère essentiel du bonheur de la vie conjugale et de l’espérance de l’institution du mariage. Son intransigeance est un fondement pour l’équilibre et la stabilité de la fille une fois engagée dans la vie conjugale. Cette règle ou plutôt ce paradigme de la virginité de la jeune fille semble se réduire non seulement à une morale rigoureuse de commandement, mais également à une éthique de la responsabilité. La fille est tenue à se comporter avec responsabilité en évitant de se compromettre par un acte sexuel hors du mariage. Le Cardinal Joseph Malula traduit ce principe en ces termes : « Ne connaître des rapports sexuels qu’avec ton mari, car tu ne peux pas nous faire perdre la face, ni la chèvre,

ni la poule, signe que nous t’avons bien gardé »82. La sexualité de la jeune fille est une

valeur pour la communauté luba-kasaï, qui voit en elle la vie à transmettre et le bonheur à promouvoir.

Cependant, ce critère de virginité de la jeune fille avant le mariage ne rencontre pas souvent l’approbation de bien d’auteurs et penseurs africains ou Luba-Kasaï. On peut citer en exemple le point de vue de Tshibanda, qui croit trop peu à ce principe éthique luba-kasaï qu’il considère comme étant un moyen subtil d’aliénation de la femme en général et de la jeune fille Luba-Kasaï en particulier. Ainsi avec humour il affirme : « Quand le Muluba du Kasaï préfère pour fiancée une fille vierge, nul homme du Tibet ne prendrait pour femme une fille pucelle, disant qu’elle ne vaut rien du tout si on ne s’en est jamais servi et si elle n’est pas accoutumée à coucher avec les hommes »83. Mais comme pour dire son désaccord vis-à- vis de Tshibanda, Jacques Rytinx cite, pour sa part, les Baluba du Kasaï en exemple parmi les peuples bantous, qui sont stricts sur la question épineuse de la virginité des jeunes filles avant le mariage, principe éthique qu’il semble apprécier à sa juste valeur : « Si vous voulez des enfants, allez-vous marier chez les Baluba où la virginité est un préalable et une garantie »84. En allant dans le même sens que Jacques Rytinx, Monseigneur Bakole wa Ilunga souligne lui aussi : « Dans la tradition luba, la femme était hautement respectée, la virginité des fiancés était réellement considérée comme étant un honneur et un bonheur pour le clan. Que l’on se souvienne de la chèvre de la virginité »85.

De toute évidence, malgré la polémique et les divergences des points de vue entre les moralistes africains ou autres penseurs sur la question de la virginité, l’intégrité physique de la jeune fille avant le mariage reste un véritable pari d’honneur et de bonheur bien gagné chez le peuple Luba-Kasaï. Considérée comme source de la vie, gardienne du secret de la vie et

82 J. Malula (Cardinal), Je m’engage à rester chaste. Lettre pastorale, Kinshasa, Éd. Lindongue, 1986, p.6. Voir aussi : J.F. Thiel, « Éléments d’anthropologie culturelle relatifs à l’institution du mariage », Concilium 55 (1970), p. 13-23 ; L. Frobenius, Mythes et contes populaires des riverains du Kasaï, Bruxelles, Louvain-la- Neuve, 1934, p. 60-61.

83 W.B. Tshibanda, Femmes libres, femmes enchaînées : la prostitution au Zaïre, Lubumbashi, Éd. Saint Paul, 1986, p.79.

84 J. Rytinx, La morale bantoue et le problème de l’éducation morale au Congo, Bruxelles, Éd. De l’Institut de sociologie, 1968, p.79-81.

85 M. Bakole wa Ilunga (Mgr.), L’assassinat de l’amour. Lettre pastorale n°23, Kananga, Éd. L’Archidiocèse de Kananga, 1980, p. 99. Voir aussi C. Yezi, C., « La structure du mariage coutumier des Baluba », Problèmes

de la culture, la femme dans cette communauté est tenue à se regarder elle-même comme une valeur intrinsèque. C’est aussi pourquoi son intégrité physique devient une affaire de la communauté de destin. Cette pratique éthique luba-kasaï offre à la communauté les meilleures raisons pour élaborer des règles, des lois et des prohibitions qui non seulement structurent le mariage, mais également orientent les individus, plus encore les générations nouvelles à l’équilibre et à la maturité dans la pratique sexuelle et la vie conjugale.

c) Les aspects des règles sociales

Dans la pratique, les Luba relèvent deux aspects des règles sociales et éthiques qui illustrent le sens même de l’enseignement sur la pratique de la sexualité telle qu’elle est vécue dans la communauté. D’abord, les interdits impliquant la vie du couple lui-même. Dans cet univers, le lien de sang est sacré. Ce sang, comme le dit Ngandu Nkashama, ne peut être mélangé c’est-à-dire « Mashi Masambakaja »86. De la sorte, les frères et les sœurs de la femme sont

d’office apparentés au mari. Ils ont tous le même sang. Par conséquent, un rapport sexuel avec l’un d’eux tombe sous le coup de « Tshibindi », l’inceste. En ce sens, même les parents de la femme deviennent aussi les parents de l’époux. Avoir des relations sexuelles avec l’une des tantes de sa femme équivaut à avoir ces mêmes relations sexuelles avec ses propres tantes. Car il n’est pas du tout exclu que les effets pervers provoqués par le Tshibindi de l’inceste s’étendent au-delà du groupe social auquel ils se réfèrent le plus directement, débordant ainsi le champ de son action. Ainsi que l’illustrent ces principes :

Ne gaspille pas ta virginité (fille ou garçon).

Garde-toi des relations sexuelles hors du mariage (fille ou garçon).

Tu n’auras pas des relations sexuelles avec tes frères ou tes sœurs, tes cousins ou encore tes cousines.

Tu n’auras pas des relations sexuelles avec le conjoint ou la conjointe de ton frère ou de ta sœur, de ton cousin ou de ta cousine.

86 Ngandu Nkashama, « La parole africaine et la métaphore cosmique », Cahiers des Religions Africaines 13/25(1979), p.41-88 ; 15/29 (1981), p.5-40. Dans cet univers, le mélange de sang provoque toujours des

Tu ne connaîtras pas sexuellement ton père ou ta mère, ton oncle ou ta tante.

Tu ne connaîtras pas sexuellement ton beau-père ou ta belle-mère, ni aucun parent (tante, oncle) de ton conjoint ou de ta conjointe.

La transgression de toutes ces règles sociales et éthiques constitue ce que les Luba-Kasaï appellent le « Tshibindi », l’inceste qui, dans bien des cas, engendre des effets néfastes.

C’est autant dire que le Tshibindi-inceste peut entraîner la naissance des enfants avec une malformation physiologique chez les individus qui l’auraient contracté ou plus fort encore peut causer la mort d’un membre de la famille, étant donné qu’il revêt une sorte de force maléfique ou une sorte de sorcellerie. Pour pallier à ces situations, la communauté luba-kasaï a prévu des rites de purification, de réparation et de restauration, qui consistent à sauvegarder la vie des infortunés et à préserver l’équilibre social. Certains rites de purification par le sang d’une chèvre ou d’une poule se passent en public sous le regard de l’ensemble des membres.

Ensuite, il existe aussi dans cette communauté des lois sociales qui concernent la communauté et obligent tous les membres d’avoir un comportement digne et irréprochable vis-à-vis de l’éthique sexuelle. Ces interdits visent plus l’attitude de l’époux ou de l’épouse à l’endroit des beaux-parents. Car chez les Luba, les beaux-parents sont considérés avec beaucoup d’égards comme des « rois » :

Mukalenga Kena ne Mfumwende, wende Mfumu Mmuku wende : le chef n’a pas de supérieur, sinon ses beaux-parents.

Il s’agit là du respect dû à ses beaux-parents, qui se traduit sous la forme de lois. En témoignent des restrictions telles que :

Il est interdit de déstabiliser sa femme en public, c’est un affreux affront à la femme et à sa famille (belle-famille).

Il est interdit d’appeler ses beaux-parents par leurs noms, sous peine d’amandes.

Il est interdit de s’asseoir près de ses beaux-parents ou de les regarder dans les yeux, on risque la désapprobation ou l’amende.

Il est interdit de saluer ses beaux-parents par la main ou par un geste de la tête, on risque une désapprobation ou une amende. Ici, la règle concerne plus la belle- mère ainsi que toutes les tantes de l’épouse, mais il n’y a pas de sanctions bien connues.

Il est interdit d’insulter ses beaux-parents. C’est un geste indigne qui entraîne la désapprobation sociale ou l’amende.

Il est interdit d’insulter ou de diffamer le nom de son gendre ou de sa bru. C’est un comportement immoral qui entraîne la désapprobation sociale ou l’amende. Il est interdit d’entrer dans la maison des jeunes mariés avant l’invitation officielle, on risque une amende pour avoir violé l’intimité des mariés et le respect de l’engagement contracté dans le temps et l’espace, malgré les circonstances aléatoires qui peuvent arriver.

Il est interdit aux beaux-parents de se retrouver ou de s’amener tous deux au même moment dans la maison ou dans la cour des mariés, on risque une amende.

Il est interdit à la belle-mère de séjourner dans la même maison que son gendre au motif qu’elle est venue assister sa fille « Kukola Muana ».

Il est strictement interdit au beau-père de plaisanter avec sa bru, on risque la désapprobation et l’amende. Ici l’idée de fond est d’éviter au beau-père de tomber amoureux de la femme de son fils.

Comme toutes les autres règles sociales et éthiques luba, ces interdits servent à la promotion du bonheur partagé, au maintien de l’équilibre social et à favoriser une vie humaine respectueuse dans la communauté. Comme le dit Tshibalabala Kankolongo, par l’observation stricte de ces règles sexuelles, on a même l’impression que les Luba du Kasaï ont opéré un passage intelligent « De la morale de commandement à la véritable éthique de la responsabilité partagée »87.

d) Les canons de transmission

L’éthique sexuelle luba non seulement se vit dans un cadre institutionnel bien connu, elle se transmet aussi aux générations à travers les proverbes, les contes, les chants, les fables, les

énigmes-nshinga, les jeux et les arts plastiques et vise par-dessus tout le bonheur partagé de chacun des membres de la communauté de destin. En témoignent les proverbes tels que :

Dibaka nkasaka kambuila Muena menji kambuila Kapumbe kitshikila mu Mayi : le mariage est une petite corbeille qui ne peut être portée que par un sage, le sot la renverserait dans l’eau.

Mukaji wa diandalala kansombela bidimu mu Dibaka : une femme agitée et envieuse ne reste pas longtemps dans le mariage.

Badiadia, badiadia wa ka fuisha Bayende muitu : une femme qui envie trop les choses d’autrui, finit toujours par faire mourir son conjoint.

Mukaji wa tshiya kuabo ne ba muelela nsengelu kuabo : pour une femme mariée qui à la moindre brouille avec son conjoint rentre chez elle, on finira par lui faire construire un grenier. Ici l’idée de fond est qu’elle finira par retourner définitivement chez ses parents.

Mukaji nkaseba ka Kabundi kabatu ba pa somba babidi to : la femme est comme la peau du petit renard, on ne peut s’y mettre à deux. Ici l’allusion est faite au respect de la loi de la fidélité de la femme dans le mariage.

Mukaji ntshitutu tshia bowa, katshitu tshikuama pa mikolo ibidi to : la femme ne peut avoir deux hommes ou deux époux à la fois. C’est une règle de vie laissée aux générations par les ancêtres.

Mukaji nkambele wa sungula kadi kakole : la femme est comme une arachide, il faut choisir celle qui a déjà atteint la maturité.

En définitive, dans cet univers, la femme doit être mature avant son engagement dans le mariage et la vie conjugale. Il s’agit en réalité du sens de responsabilité que peut assumer la femme aussi bien dans son foyer que dans la communauté. La règle de la fidélité et les interdits favorisent l’équilibre social, mais aussi permettent aux uns et aux autres d’assumer la responsabilité pour une meilleure existence commune. Bref, on peut dire que toutes ces choses consistent encore aujourd’hui, du moins en théorie, à contraindre les jeunes générations au respect de la vie et à la pratique sexuelle. La vie conjugale paraît dans ce contexte comme un lieu nécessaire de la réalisation de la vie et du véritable bonheur partagé. Cependant, on peut reconnaître que dans cette culture, on connaît également des diverses situations comme le divorce, la maladie ou le décès qui sont souvent à la base de

la vie célibataire, la vie austère, solitaire ou l’indifférence de certains individus vis-à-vis du lien conjugal.

Mais aussi à voir la rigidité de cette culture en matière de la pratique sexuelle, on peut dire qu’elle nie les droits des individus à faire le choix du mode de vie. De l’autre côté aussi, on peut observer que les Baluba n’ont pas cherché à imposer des prohibitions ou des interdits comme pour sévir les humains, mais plutôt pour établir un équilibre social et communautaire. Il s’agit d’une meilleure prise de conscience de la responsabilité commune pour maintenir le respect de la pratique sexuelle comme un acte humain et orienter les jeunes générations à la maturité, à la responsabilité et à la recherche du bonheur partagé. Car on n’est pas adulte à la naissance, on le devient à travers les étapes d’apprentissage et de mûrissement. Certes, cette culture n’est pas la meilleure des cultures, mais elle reste tendue vers une sorte d’organisation et de protection de la société à travers des lois et une pratique saine de la sexualité.