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3. Le solfège

3.2 Le solfège à l’aune de la nouvelle musicologie

3.2.2 Le solfège comme pré requis à l’apprentissage d’un instrument

En France, pendant la réforme de 1978 visant à intégrer des activités artistiques dans l’enseignement public, on proposait que l’apprentissage d’un instrument passe d’abord par l’apprentissage du solfège. Certaines institutions, contraintes à limiter le nombre

inscriptions pour les cours d’instruments, adoptèrent comme méthode le tri par la réussite en solfège, renforçant ainsi la connotation faisant du solfège est la discipline emblématique de la musique (Guirard, 1997). Selon cette logique adoptée depuis longtemps par les conservatoires, l’élève doit commencer par le solfège et, si cette étape est réussie, il peut passer à la pratique d’un instrument. Plus tard, s’il le désire, il pourra alors passer à l’harmonie et, plus rarement, à la composition. Or, ces exigences ne sont pas étayées par des raisons scientifiques : l’institution d’enseignement musical procède de la sorte soit par inertie (« ça a toujours été comme ça »), soit par nécessité de faire un tri des apprenants. Au terme d’un certain nombre d’années de solfège, l’institution gardera seulement celles et ceux qui ont été capables de développer leurs capacités à lire et à écrire la musique à partir de la didactique pratiquée par ses enseignants/es. En somme, le discours sous-jacent est que l’élève doué/e est celle ou celui qui réussit le solfège. Ainsi, pour cette qualité

« innée », elle ou il mérite la poursuite de sa formation musicale en jouant d’un instrument. Certes, les institutions doivent trouver des moyens pour n’accepter que le nombre d’apprenants instrumentistes qu’elles ont la capacité de former correctement.

Le problème du tri par le solfège est que ce critère finit par alimenter le mythe d’une discipline qui, comme nous avons vu avec Agosti-Gherban (2000), concentrerait en elle toute la musique. Nous considérons que tant l’usage connoté du solfège (pour désigner les « bons » et les « mauvais » musiciens) que l’usage administratif (pour désigner les élèves qui méritent d’apprendre un instrument) couvrent la discipline de motivations non proprement éducationnelles. Ces usages contribuent à la non remise en question des fondements de l’enseignement-apprentissage de la notation musicale.

En d’autres termes, la question est de savoir si les usages administratif et connoté du solfège ne seraient-ils pas des encouragement à maintenir une prétendue « difficulté inhérente » du solfège, en faisant obstacle aux réflexions didactiques au niveau des intitutions. Par ailleurs, l’usage du solfège comme instrument de mesure de la musicalité révèle selon Guirard « un dualisme manichéen opposant une sensibilité immédiate à la musique à sa connaissance savante » (Guirard, 1998) :

« Dès le Moyen Âge, le besoin d’initier les élèves à l’écriture divise la formation musicale en trois registres distincts : le solfège, la voix chantée et l’instrument. Comme le note Gerbod (1988), tous les problèmes d’enseignement musical furent alors circonscrits et expliqués au sein du cours de solfège. Trouvant enfin un support concret pour représenter son activité et fonder ses jugements de valeur, le milieu musical sérieux fit de la maîtrise de

la partition et des théories musicales qui l’accompagnent un outil des plus efficaces pour distinguer une bonne fois pour toutes l’oreille du vrai musicien de l’ouïe de l’animal. Le solfège acquit ainsi une fonction d’évaluation et de distinction sociale qui supplantait largement sa fonction initiale d’apprentissage du code musical écrit » (Guirard, 1998).

Dans ce passage, hormis les facteurs socio-historiques, on retenir la notion de

« l’oreille », encore un mythe dont le rôle est de permettre d’établir une distinction, ou du moins, d’établir des étapes d’apprentissage, car « pour apprendre un instrument il faut d’abord faire l’oreille ». Cette affirmation est assise sur une croyance socialement construite. Comme nous l’explique Hennion :

« (…) Existe-il un meilleur (et même seulement un autre) dénominateur commun pour fédérer un tel groupe que le fruit – adulé ou dénié – laissé en son sein par la longue tradition de formation de l’oreille ? Elevée à la fonction de totem, d’emblème corporel du musicien occidental sérieux, l’oreille se fera vite envahissante (…) » (Hennion, 2007).

À l’instar de Hennion, nous considérons que cette « oreille musicale » est devenue en quelque sorte un indicateur informel (et arbitraire) du degré de « musicalité » atteint par l’élève. C’est l’instrument ultime de légitimation sociale du solfège et aussi de la profession d’éducateur musical, et selon les didacticiens (Chevallard, 1991;

Perrenoud, 1988a) cette légitimation est nécessaire à tous les savoirs aspirant à une place dans l’éducation officielle.

« …à la périphérie du système d’enseignement [...]. Là se trouvent tous ceux qui, aux avant-postes du fonctionnement didactique, s’affrontent aux problèmes qui naissent de la rencontre avec la société et ses exigences ; là se développent les conflits, là se mènent les négociations, là mûrissent les solutions. Toute une activité ordinaire s’y déploie [...] sur ce qui pourrait être changé et sur ce qu’il convient de faire. Bref, on est ici dans la sphère où l’on pense - selon des modalités parfois fort différentes - le fonctionnement didactique. Pour cela, j’ai avancé pour elle le nom parodique de noosphère. » (Chevallard, 1991).

Cette notion de noosphère, en termes de sciences de l’éducation, appartient à la didactique et pour cette raison nous devrons y revenir, mais cet extrait du texte de Chevallard semble avoir sa place dans cette discussion autour de l’oreille musicale, érigée en signe fort de la musicalité et partagée par tous les acteurs sociaux : le corps professoral, l’institution, les familles et finalement les élèves eux-mêmes, qui assumeront ce discours. Néanmoins, cette oreille musicale considérée comme signe de musicalité s’assimile à un mythe car dans le discours courants sur l’oreille musicale

il plane toujours un doute concernant l’inné et l’acquis. Quels seraient donc ces aspects observables nous permettant de reconnaître un « oreille musicale » ? Comment se construit-on une oreille musicale ? Des études récentes ont démontré que l’oreille musicale ne serait pas l’apanage des auditeurs ayant suivi une formation musicale et que la construction de l’oreille est due entre autres à une exposition à la musique (Bigand, 2004; McAdams, 1994; McAdams & Bigand, 1994). Dans l’étude menée par Bigand autour de la performance d’experts et non experts en musique dans la résolution de certains problèmes, comme reconstituer un puzzle musical, il ressort que les différences entre les performances des un et des autres sont significatives en termes du temps de résolution, mais ne le sont pas en termes de difficultés qu’ils ont dû surmonter pour parvenir à la solution (Bigand, 2004). Des études continuent à être réalisés dans ce domaine (idem) et semblent confirmer les résultats obtenus jusqu’à présent. Par conséquent, la discussion autour de l’oreille musicale gagnera en objectivité et permettra de démystifier cet aspect de la formation musicale.