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3. Le solfège

3.4 La nécessaire désacralisation du solfège

Les bouleversements causés par les musiques et les musiciens du XXe siècle, marqués par des nombreuses remises en questions et inspirés par le rationalisme (Rouland, 2011), n’ont pas touché la place de discipline centrale occupée par le solfège dans les formations musicales traditionnelles (Guichard, 2009; Roch-Fijalkow,

2002a, 2007). Toutes les générations de musiciens venus après les ruptures initiées avec l’atonalisme continuent à être formées par les institutions traditionnelles sans que les pratiques séculaires du solfège aient changé dans leurs fondements. Il y a là comme une étape rendue obligatoire par une réalité pédagogique du passé pour arriver à la musique aujourd’hui, nous faisant penser que le fait socioculturel (l’institution d’enseignement et son approche pédagogique marquée par l’empirisme) soit au-dessus du fait pédagogique représenté par l’évolution de la pédagogie musicale.

« [...] le solfège est une spécialité, sinon typiquement française, en tous cas principalement répandue dans l’Europe du sud. Point de solfège spécialisé en effet dans les pays anglo-saxons, germaniques ou scandinaves [...] » (Fulminet & Sprogis, 1987 cités par Agosti-Gherban, 2000, p. 14).

D’ailleurs cette survalorisation du solfège semble être une particularité des pays de culture latine. En effet, dans des pays comme la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et dans les pays de l’Amérique du Sud sous l’influence culturelle de ces derniers, on trouve toujours le solfège ou une autre discipline dédiée exclusivement à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture musicale. Dans les pays germanophones et anglo-saxons15 la lecture et l’écriture musicale ne joue pas aussi fortement ce rôle de marqueur musical (Fulminet & Sprogis, 1987 cités par Agosti-Gherban, 2000).

Dans les systèmes nord-américain, anglais ou allemand, les étudiants en musique apprennent à lire et à écrire des partitions dans le cadre même de l’apprentissage de leur instrument. Il n'y a, pour autant, aucune raison de penser que ces pays produisent des musiciennes et musiciens de moindre qualité. Devant ces deux réalités, il convient de s’interroger si la place attribuée au solfège dans l’éducation musicale n’est pas démesurée par rapport aux autres disciplines. Si c’est le cas, cette place trop importante ne serait-elle pas le résultat du fait (historico-culturel) que la partition a permis à l’art musical, intangible et éphémère par nature, de trouver la tangibilité qui lui manquait (Bosseur, 2005) ? Cela constituerait alors un premier pas vers une connotation non-musicale de l’objet partition et, par voie de conséquence, de son corolaire éducationnel représenté par la discipline du solfège.

15 N.B. : Pour les anglo-saxons le solfège n’est pas une discipline, l’étudiant doit apprendre la « théorie musicale » et à côté il pratique le « ear-training » (l’entrainement de l’oreille) censé développer sa perception musicale.

Certes, l’enseignement-apprentissage de la lecture/écriture de la musique tonale est essentiel pour se former à un certain répertoire indissociable de la culture savante occidentale. Pour autant, la discipline qui prend en charge cette partie de la formation du musicien ne doit pas avoir une place sacrée, intouchable, comme semble être le cas dans les curricula qui l’adoptent. Au contraire, elle doit être malléable face aux interrogations posées par les nouvelles approches musicales, ainsi que par les nouvelles technologies. Pour contrer la représentation d’une discipline sacralisée, il nous semble essentiel de (re)définir le solfège comme discipline technique, destinée à apprendre comment manipuler cet outil qu’est l’écriture des notes sur portée.

Dans la perspective sur la technique adoptée par Leroi-Gourhan, le corps humain en est à la source. Le corps est perçu comme un ensemble de moyens techniques - que nous considérons comme étant des outils matériels - et le cerveau, comme un système des moyens organisationnels, ce qui nous renvoie à l’idée outils cognitifs.

Dans les deux cas de figures les outils sont des extensions augmentées en puissance des moyens technique corporels (Leroi-Gourhan, 1948). Or, la notation musicale nous paraît être un outil cognitif dont la forme serait difficilement assimilable à un quelconque aspect du corps ou du cerveau humain. Il s’agit bien d’un moyen organisationnel, comme définit Leroi-Gourhan, mais dont la forme reste très éloignée de représentations corporelles ou de la nature. Notre conception de la notation en tant qu’outil technique (et mnémotechnique) est plus proche de la notion élaborée par Simondon, pour qui ce n’est pas la nature, ou l‘environnement, qui sont à l’origine de la forme des objets technique, la plus part du temps :

« L’objet technique, pensé et construit par l’homme [...] est un mixte stable d’humain et de naturel, il contient de l’humain et du naturel; [...] et permet l’insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine. » (Simondon, 1958, p. 245)

Ce qui nous intéresse est la dimension cognitive de cet outil technique représenté par la notation musicale et par le savoir lire et écrire la musique tonale. C’est donc sous sa dimension instrumentale que l’on propose de traiter la discipline du solfège doit être traitée pour que sa didactique soit exercée et développée, en dehors des références de la noosphère. C’est en vue de sa désacralisation que nous proposons de réfléchir sur le système de représentations sociales qui entoure le solfège. Pour ce faire, il

serait opportun d’introduire la question de l’enseignement-apprentissage du solfège comme discipline et tout ce que cela implique en termes de

« [...] création du langage et de l’invention d’objets d’études abstraits, des outils intellectuels, les concepts [...]. Ces objets ne sont pas donnés par la nature, mais inventés pour répondre à des besoins [...]. » (Hagège, 2007, p. 4) Cela doit contribuer également à faire avancer l’enseignement-apprentissage du solfège qui se matérialise traditionnellement sous forme de méthodes prescriptives, structurées autour des exercices ciblés et non pas sur des considérations conceptuelles ou réflexives.

Dans son travail de thèse, Roch-Fijalkow a répertorié plus de 400 manuels dans la période comprise entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe siècle (Roch-Fijalkow, 2002a, 2007). En termes de savoirs à apprendre, Roch-Fijalkow dresse une liste applicable à tous les manuels :

« Les différentes notions abordées sont :

1 - sons mobiles, sons fixes, aigu-grave, codage ; 2 - durées (sans pulsation) ;

3 - durées (avec pulsation) ;

4 - notions d’accompagnement (phrase/forme) ; 5 - registre (écho/canon/nuances) ;

6 - gamme, échelle ;

7 - degré (sensation de tonique, mise en évidence du demi-ton) ; 8 - les effets du demi-ton ;

9 - la division du temps (1, 2/1, 2, 3/1, 2, 3, 4/1, 2, 3, 4, 5) ;

10 - nuances d’intensité (en rupture, en progression) + mode majeur/mineur ; 11 - transposition, altérations (marche mélodique) ;

12 - récapitulatif des éléments du langage musical.

Éléments principaux de la progression, schéma d’une leçon-type, notion de référence éventuelle ». (Roch-Fijalkow, 2007, p. 260)

Cette liste de contenus, qui se justifient sur la « bonne pratique » des manuels de solfège fournit une piste pour comprendre pourquoi le solfège reste un point névralgique dans les curricula, comme indique la réflexion faite par Hennion:

« L’ethnographie et l’histoire du solfège nous montrent ce bouc émissaire de la musique, cible constante des réformes, dont l’importance paradoxale ne se comprend que si l’on rapporte cette position d’éternel accusé à son rôle (…) dans la classe où il est à l’inverse le procureur de la musique.» (Hennion, 2007, p. 280)

Ces constantes tentatives de réformes montrent en effet l’absence de projet définissant quelles en seraient les étapes ainsi que les objectifs didactiques et opérationnels. Par conséquent, les réformes finissent par concerner plutôt la dynamique des cours de solfège : matériel musical choisi en dehors du répertoire classique, intégration des mouvements corporels en rapport avec des mouvements suggérés par la musique etc. Certainement ces insertions enrichissent la dynamique des cours, mais elles n’ont pas touché les éléments de la didactique. La liste d’objets à apprendre n’a pas connu de modification. En outre, les reformes viennent souvent accompagnées d’un changement de dénomination, par exemple dans le système français depuis 1982 le solfège s’appelle formation musicale (Ganvert, 1999). Au Brésil, pays dont la musique savante subit une forte influence de la musique française, la dénomination perception musicale s’est substituée au solfège à partir des années 1980 (Luedy, 2006). Le but de cette nouvelle dénomination a été d’intégrer dans l’enseignement-apprentissage de la notation un ensemble d’activités censées intervenir dans la perception des événements musicaux. Sauf que dans la pratique cette discipline

« limite ses objets d’étude [...] à l’organisation des notes dans ces dimensions verticales et horizontales [...] comme si c’était la seule perception musicale possible [...].»(Luedy, 2006, p. 104)

Dans le cas d’espèce on est en mesure de se demander si la définition des objets à apprendre ne change pas pourquoi alors l’enseignement-apprentissage de la notation changera en substance ? Les bases didactiques du solfège, à savoir, les notes isolées et les valeurs rythmiques, restent les seules unités sur lesquelles tout l’enseignement-apprentissage se construit. L’ajout des activités de perception va simplement cohabiter avec les activités de l’ancien solfège.

Par ailleurs, l’efficacité des leçons traditionnelles ne cesse d’être la cible d’interrogations, tant du côté de l’apprentissage, par ceux qui déclarent « avoir du mal » avec cette discipline que du côté enseignement, par des enseignants et musicologues qui s’interrogent au sujet des méthodes de cette discipline (Hennion, 2007; Maneveau, 1977).

A ce stade, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle, au XXIe siècle, la discipline qui fonde la formation en musique tonale, se fonde toujours sur la « bonne pratique » sans justifier ce choix par des études en perception ou sémantique, par exemple.

Serait-ce l’effet d’une sacralisation du solfège, construite à travers des représentations sociales qui ne gardent pas ou peu de rapports techniques ou artistiques avec la musique ?

Pour contrer ces possibles effets sur l’enseignement-apprentissage du solfège il serait utile d’entamer un processus de rationalisation des pratiques à partir des approches didactiques les plus récentes. Une réflexion ainsi conduite ouvrira la voie à une didactique du solfège fondée sur des savoirs étendus aux multiples dimensions de la musique et moins concentrés sur les notes, les valeurs rythmiques et leurs relations d’intervalles et de proportionnalités. En somme, une didactique qui dépasse le seul enseignement-apprentissage du code et ses logiques internes en se tournant aussi vers le sens musical.