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4. L'éducation musicale au XXe siècle

4.6 La didactique du solfège et le sens musical

4.6.1 La didactique du solfège

Le solfège vise le développement des capacités des élèves à lire et interpréter musicalement l’écriture des notes sur portée. Autrement dit, au bout de sa formation l’apprenant devra être capable d’identifier et de nommer les notes à partir de l’écoute, ou les chanter/jouer à partir de la notation sur portée. L’enseignement-apprentissage se réalise par progression ; d’abord des notes isolées que l’on combine de manière de plus en plus complexe à travers les différents intervalles entre notes, pour arriver enfin aux mélodies. Pour établir ces grandes lignes nous avons analysé un programme relativement actuel (Ecole préparatoire de musique, 2007), qui d’après les analyses des manuels de solfège que nous avons consultées nous paraît représentatif (Cambier, 2011; Martenot, Déhan, & Martenot, 1969; Roch-Fijalkow, 2002a, 2007).

Les activités essentielles de l’enseignement-apprentissage traditionnel du solfège sont la lecture chantée des notes sur portée (ou lecture par instrument), et les dictées mélodiques, harmoniques et rythmiques (Roch-Fijalkow, 2002a, 2007). La dictée consiste en l’écoute et la mémorisation des mélodies dans le but d’en identifier les notes et les valeurs rythmiques.

Dans son étude des manuels effectuées par Roch-Fijalkow (Roch-Fijalkow, 2002a), on relève que le solfège est particulièrement marqué par une pratique empirique22, fondée sur la reproduction de procédures. Ce constat n’a pas pour vocation la remise en question de la qualité des manuels. C’est d’ailleurs légitime qu’un manuel se limite aux prescriptions.

En effet, ce mode d’enseignement-apprentissage que nous allons appeler didactique empirique, est fondé sur la tradition de bonnes pratiques ; autrement dit, l’enseignant, dans les grandes lignes, enseigne de la même manière qu’il a appris. Même si pendant les trente dernières années nous avons assisté au développement des théories sur la didactique, l’enseignement-apprentissage du solfège est particulièrement marqué par l’empirisme. Cependant, l’empirisme des pratiques ne doit pas nous empêcher de porter un regard analytique sur la discipline. Les actuels

22 Concernant l’empirisme, Delalande défendent l’idée (à laquelle nous adhérons), de la permanence de l’empirisme dans l’invention musicale (Delalande, 1989).

objets didactiques du solfège ont été établis au fil des siècles et cela s’est fait au fur et à mesure de l’évolution des concepts musicaux et de ses représentations formelles.

Ce sont les objets fondamentaux de l’enseignement-apprentissage du solfège actuel : les notes sur portée, la gamme et ses déclinaisons, les valeurs rythmiques et les mesures.

La gamme par tons et demi-tons a été formellement proposée dans les deux traités du IXe siècle Musica Enchiriadis et Scholia Enchiriadis dont on a mentionné l’importance dans le chapitre 2, consacré à la notation musicale. « Dans cette représentation des lettres complémentaires, placées à côté des signes précisaient les intervalles: T:

tonus, ton; S: semitonus, demi-ton [...]. » (Dennery, 1983). Puis le système d’Arezzo fixe les hauteurs de notes avec ses quatre lignes et les points indiquant les notes.

Enfin au XIVe siècle Vitry consolide le système avec les valeurs rythmiques puis le regroupement de l’écriture par mesures. Voici posés les fondamentaux de l’apprentissage du solfège d’après ces éléments :

 Les notes

 Les gammes (et ses déclinaisons)

 Les intervalles (la différence de hauteur de deux notes)

 Les notions de tempo et de la pulsation

 Les noms des valeurs rythmiques

 Les relations entre les valeurs rythmiques

Ces éléments ont été établis au fur et à mesure de l’évolution des concepts musicaux et de ses représentations formelles. Ils constituent aujourd’hui les objets didactiques fondamentaux de l’enseignement-apprentissage de la notation sur portée23. Autrement dit, l’enseignement-apprentissage du solfège a peu évolué en termes d’objets à apprendre.

Dans son article (Roch-Fijalkow, 2007, p. 257), Roch-Fijalkow indique un livret d’élève comme étant représentatif d’une démarche didactique actuelle. Cet exemple, pioché parmi plus de quatre cents manuels répertoriés dans son travail de thèse, nous montre au combien les grandes lignes de l’enseignement-apprentissage du solfège n’ont pas changé.

23 Nous verrons dans la partie dédiée au champ de la didactique que le processus définissant les fondamentaux d’un savoir est la discrétisation (Chevallard, 1985).

En termes de séquence de savoirs à apprendre, ce livret d’élève commence par l’apprentissage des symboles (notes et valeurs rythmiques), il s’agit donc d’une partie théorique où l’on définit les éléments de la notation tonale. Après l’étape théorique, où il s’agira de nommer les éléments (Roch-Fijalkow, 2007, p. 257). Commencent alors les activités proprement musicales : l’apprentissage rythmique et les notions de tempo et de pulsation que cela implique, ainsi que l’apprentissage des hauteurs de note, ayant comme notions principales les gammes et les intervalles. Ces savoirs seront mis en pratique par les apprenants dans le cadre d’exercices mélodiques et harmoniques : reconnaître la tonalité d’une mélodie, s’il s’agit d’une mélodie binaire ou ternaire etc.

Pour la partie mélodique des exercices, on commence par des mélodies faciles pour aller vers des mélodies de plus en plus complexes.

Cet exemple de manuel suit un modèle commun à tous les manuels étudiés par Roch-Fijalkow (Roch-Roch-Fijalkow, 2007, p. 253). En effet, nous constatons que dans la partie théorique de ces manuels, on enseigne la portée, les clefs, les notes et les valeurs rythmiques, ce qui nous considérons comme les éléments discrets de la musique tonale, le niveau le plus bas d’abstraction. Passée l’étape de mémorisation et de compréhension de ces éléments, ils sont traités dans le cours en mode d’écoute et en mode d’exécution musicale. En mode d’écoute la dictée est l’activité principale et vise un savoir à trois composants : (1) identification de la hauteur d’un son; (2) l’association de cette hauteur au nom d’une note ; et enfin (3) la représentation de cette hauteur sur la portée à cinq lignes.

En mode d’exécution musicale, l’activité principale est la lecture de partitions, soit par le chant, soit par le jeu d’instrument. Cette lecture peut être à vue ou préparée d’avance, selon les objectifs de l’enseignant. Autrement dit, après avoir appris les notes et les valeurs rythmiques, le solfège traditionnel propose aux apprenants des activités visant les relations d’intervalle (pour les notes) et la maîtrise des proportionnalités rythmiques. Sans doute que ces éléments constituent un socle de connaissances nécessaire à l’apprentissage de la lecture/écriture de la notation sur portée. Ce sont les savoirs fondamentaux du cours de solfège, présents dans nos manuels depuis le XIXe siècle.

Cela peut vouloir dire que l’apprentissage de la notation de la musique tonale les a établi une fois pour toutes. Dans ce cas, le solfège présenterait une caractéristique

inhabituelle par rapport à la plupart des disciplines pour lesquelles « [...] sur quelques décennies la carte des savoir fondamentaux [...] ne cesse de bouger » (Chevallard, 1991, p. 216).

Notre hypothèse est que ces éléments ne constituent qu’une partie du socle de connaissances nécessaire à l’apprentissage de la lecture/écriture de la notation sur portée. Les bases didactiques du solfège, à savoir les notes isolées et les valeurs rythmiques, restent les seules unités sur lesquelles tout l’enseignement-apprentissage du solfège se construit et si cela n’a pas « bougé », reprenant la formulation de Chevallard, c’est faute d’une analyse sous l’angle de la didactique.

Certes, on connaît des propositions innovatrices en termes des didactiques du solfège, dont celles de Martinod et Willems (Martenot et al., 1969; Willems, 1954), qui sont parmi les plus développées sur le plan théorique. Toutefois, ces expériences sont restées presque confinées aux cercles qui les ont adoptées et à notre connaissance il n’y a pas d’étude scientifique mesurant leur efficacité. Par ailleurs, les méthodes en solfège ne dialoguent pas et les théories sous-jacentes n’ont pas, à notre connaissance, été mises à l’épreuve ni par des débats contradictoires, ni par des expérimentations visant tester les effets qu’elles prédisent. En somme, la didactique du solfège reste en dehors des démarches scientifiques et pour cette raison un point névralgique dans les curricula.

Par ailleurs, nous avons vu dans le chapitre 3.4 que ces réformes viennent souvent accompagnées d’un changement de dénomination. Par exemple dans le système français le solfège s’appelle formation musicale depuis 1982 (Ganvert, 1999) et concerne surtout la dynamique du cours de solfège : choix du matériel musical en dehors du répertoire classique, mouvements corporels en rapport avec des mouvements suggérés par la musique, etc. Les savoirs à enseigner et à apprendre ne sont pas remis en question, indiquant encore une fois le fait que, pour les institutions, les actuels fondements suffisent à la didactique du solfège.

Nous considérons que le passage d’une didactique intuitive à une didactique fondée sur des concepts favorisera le développement des fondements concernant le sens musical. D’ailleurs, dans les curricula traditionnels, l’analyse musicale reste la seule discipline dont les catégories élémentaires sont en relation directe avec le sens, le

thème, l’incise, la carrure etc. Pourquoi ces concepts ne sont-ils pas mis à contribution dans le cours de solfège de manière systématique ? En outre, la redéfinition du solfège comme discipline technique (Simondon, 1958), débarrassée des représentations externes, favoriserait la redéfinition des fondements didactiques du solfège. La technique de lecture/écriture de la notation sur portée dépend du développement d’un ensemble de capacités cognitives, des mouvements physiques précis pour l’exécution (vocale ou instrumentale) et la conscience du sens. De toutes ces capacités, le sens est celle qui permet aux musiciens (comme aux auditeurs de musique) d’interpréter, de manière à la fois intelligente et sensible, les sonorités codifiées sur la portée. En ce sens, la rationalisation des éléments de la didactique doit jouer un rôle important pour l’établissement « des stratégies d’apprentissage sur des critères d’efficacité fiables » (Guirard, 1998). Ce que, de notre point de vue, n’empêcherait pas les praticiens de créer leurs propres procédés, de manière empirique. Le but de cette rationalisation serait plutôt celui d’ouvrir les programmes de solfège à une didactique plus étendue, avec une variété d’activités qui ne se concentre pas trop longtemps sur les codes (notes et les valeurs rythmiques isolées) ou sur leurs relations internes (intervalles et proportionnalités). Une rationalisation balisée par les approches didactiques les plus récentes, serait un premier pas vers une actualisation des fondamentaux didactiques du solfège et, par conséquent, du socle de connaissances nécessaires à la lecture/écriture de la musique tonales.