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4. L'éducation musicale au XXe siècle

4.6 La didactique du solfège et le sens musical

4.6.6 Le sens comme l’un des fondamentaux du cours de solfège

Nous avons vu que les manuels de solfège travaillent les unités élémentaires (hauteurs et rythmes) ainsi que la gamme et ses déclinaisons (Laroche, 1860; Pistone, 1983; Roch-Fijalkow, 2002a). Parmi ces fondamentaux la gamme est le seul objet chargé de sens. Dans la didactique traditionnelle la gamme est le seul objet musical ayant aussi le statut (socialement reconnu) d’objet didactique. C’est-à-dire, un objet destiné exclusivement à apprendre les relations entre les notes : de do à ré 1 ton, de ré à mi 1 ton, de mi à fa 1demi-ton, etc. La gamme a donc un sens. Si l’on compose de la musique tonale en assemblant de notes, choisies selon leurs fonctions dans une gamme et débitées selon une proportionnalité rythmique, sans la dimension du sens, on aura peu ou aucune chance de faire de la musique tonale. Les travaux en sémiologie musicale font état du rôle fondamental de la signification en musique, dans toutes les musiques. Les diverses approches témoignent de l’importance de la signification : l’analyse tripartite (Nattiez, 1987; Nattiez & Dunsby, 1977), les dimensions narratives de la musique (Grabócz, 2009) ou encore les liens discrets entre la musique et l’environnement culturel et social où elle s’insère (Tarasti, Charles,

& Gorge, 2006). Cette dernière approche, tournée vers l’extérieur, conforte notre hypothèse que le message musical se doit d’être compris par la communauté qui l’accueille : la musique est faite de sens, et la musique doit faire du sens pour celui que l’écoute comme pour celui qui l’exécute.

Le sens musical résulte du traitement intelligent des signaux captés par la perception auditive, puisque l’individu traite les sons en tant que formes, textures combinaisons, variations etc. A ce propos Francès fait référence à la « perception naïve » et à la « perception éduquée », (Francès, 1984). Il découle de ces lectures que le solfège représente la voie de passage de la perception « naïve » à la perception « éduquée », car c’est en solfège que l’étudiant de musique apprend à percevoir les notes en les distinguant les unes des autres et en sachant les nommer. Il va de même pour les divisions et les sous-divisions du temps sur lesquels ces notes sonnent – le rythme.

Par ailleurs, ces lectures révèlent également que l’apprentissage du solfège est, comme tout autre, tributaire d’un cadre pédagogique, ainsi que des outils conceptuels et techniques adéquats. Les aptitudes naturelles ne peuvent plus jouer le rôle déterminant de jadis. Cela remet directement aux travaux de Bigand démontrant que, hormis accidents ou malformations, l’être humain est « câblé » pour la musique

(Bigand, 2004). Toutefois, le musicien a besoin d’une intense activité imaginative pour pouvoir anticiper ses actions et ainsi avoir un « jeu musicien » (idem). Le musicien exécutant construit en amont la phrase musicale avant de la chanter ou de la jouer, en tant qu’«auditeur actif», en anticipant l’événement musical à venir et devient co-auteur de l’œuvre (Swanwick 1979).

Au-delà de la capacité fonctionnelle et sur le plan des activités cognitives, des études récentes indiquent peu de différences d’aptitude entre musiciens et non-musiciens à reconnaître des manipulations, même fines, sur des structures mélodiques et harmoniques (Bigand, 2008, p. 231). La tendance actuelle est de considérer que l’exposition à la musique crée une expertise dont la seule différence de qualité pour le groupe de musiciens est la capacité à expliciter musicalement les événements sonores. En termes perceptifs, le groupe de non-musiciens présente les mêmes aptitudes sans avoir la formation nécessaire pour l’expliciter. (Bigand, 2004, 2008;

Tillmann, Madurell, Lalitte, & Bigand, 2005).

Toutefois, le solfège traditionnel n’intègre pas le sens musical comme dimension fondamentale, c’est-à-dire en tant que savoir à apprendre, comme c’est le cas pour la portée, le rythme, les intervalles et les gammes. L’absence de la dimension sémantique dans le débat sur le solfège nous interpelle d’autant plus que dans l’enseignement-apprentissage de la lecture-écriture des langues, la plus proche discipline par rapport à l’enseignement-apprentissage de la notation musicale, la question du sens dans l’apprentissage y était déjà posée voici un siècle.

Personne ne doute que l’unité grammaticale d’une langue naturelle, le plus bas niveau de granularité de la grammaire, est le mot et le mot a un sens précis dans la réalité des individus parlant la langue en question. Les lettres, si importantes soient-elles, n’ont pas de signification dans la langue. Une lettre isolée n’a qu’exceptionnellement du sens (le « y » pour désigner un adverbe ou la préposition « à », par exemple).

Les phonèmes sont des unités sonores distinctes produites par la segmentation des mots d’une langue, en français : [on], [wa], [u] etc. L’entité phonème est donc une abstraction, elle n’indique pas quelque chose de concret. Sa fonction est de montrer aux élèves que tel son s’écrit de telle manière, autrement dit, que pour chaque phonème nous avons des graphèmes qui lui correspondent. Par exemple lorsque

l’élève voit le graphème [ai] il doit émettre le phonème [ε]. A son tour, les syllabes sont obtenues par la segmentation d’un mot en particulier : teau. Ce traitement didactique, ici fortement résumé étant donné son rôle illustratif, fonctionnait depuis longtemps lorsque dans les années 1920 l’institutrice française C. Rouquié introduit l’idée d’apprendre à lire en commençant par identifier directement les mots eux-mêmes, saisis dans leur globalité. Ce principe, qui avait déjà été proposé au XVIIIe siècle sans répercussion, a été baptisé par C. Rouquié de « méthode globale » (Rouquié, 1924). Étant donnée la contemporanéité il est fort probable que cette méthode ait été inspirée des théories d’Ovide Decroly (Garcia-Debanc, Grandaty, &

Liva, 1996). D’ailleurs, la méthode globale va devenir emblématique de la théorie de Decroly, une représentation réductrice et contre laquelle Célestin Freinet publia un manifeste en dénonçant la tentative de transformer la méthode globale et Decroly en

« exutoire » (Freinet, 1959, p. 2) des difficultés connues par l’éducation dans la France des années 50. Dans son papier, Freinet explique que Decroly remettait en question le principe syllabique que l’école de l’époque croyait « unique et universel » (idem). Pour étayer ses propos, toujours selon Freinet, Decroly considérait l’apprentissage comme le résultat d’un ensemble de processus et que c’est dans leur globalité que l’enfant appréhende les choses du monde. Naturellement cela ne correspondait pas au savoir scolastique qui considérait qu’il fallait connaître le son de CH, puis de AT pour apprendre à écrire CHAT.

L’institutrice Mme Rouquié, comme l’on se réfère souvent à cette enseignante, réalisait alors des expériences de lecture utilisant une autre approche. Les expériences, publiées en 1924 sous le titre de Lecture globale (Rouquié, 1924 citée par Grandaty in Garcia-Debanc et al., 1996) consistaient à conduire les enfants à la lecture en leur montrant des gravures accompagnées de mots ou de petites phrases pour que l’enfant associe l’un à l’autre. Une fois que cette association est établie, on doit décrire le mot et ses caractéristiques comme la longueur et d’autres éléments spécifiques. Ce processus permet la création d’un répertoire auquel l’enfant va se référer pour tous les mots nouveaux en les comparants à des mots qu’il connait déjà.

Les phases suivantes deviennent plus complexes, mais l’approche comparative/descriptive reste la même. Une activité liée à ce processus et qui lui donne un sens est la « lecture par devinette ». Toutefois, la « lecture par devinette », bien qu’efficace pour la prise de contact avec de nouveaux mots, n’améliore pas la

compréhension de textes et, par ailleurs, la méthode globale pure s’est révélée insuffisante pour apprendre de manière précise la ponctuation et l’orthographe. Dans tous les cas, l’usage de la méthode globale restera marginal dans le système éducatif jusqu’aux instructions officielles de 1972, qui l’institutionnalise, et celle de 1985 qui précise les approches pour enseigner la lecture : méthode globale, méthode syllabique, méthode syllabique à initiation globale etc. (Huot, 1985; Reichstadt, 2011).

Depuis les années 1970, les écoles appliquent la méthode mixte, qui alterne entre séquences d’apprentissage en utilisant la méthode syllabique et d’autres qu’utilise la méthode globale (Garcia-Debanc et al., 1996).

« (...) des oppositions plus techniques se sont imposées : distinction, dans les années 1970, entre méthodes fondées sur une analyse phonologique stricte de la langue orale et méthodes qui s’en tenaient aux «sons» du langage ; ou encore, contraste revendiqué entre méthodes qui se proposent d’apprendre à

« lire » (il faut entendre « comprendre ») et celles désignées comme ne se souciant qu’à apprendre à « déchiffrer ». » (Chartier & Hébrard, 2006)

Toutes ces réflexions sur la tension apprentissage du code/apprentissage de la lecture (comprendre le sens de ce qu’on lit) durent depuis un siècle et ont permis l’émergence des différentes approches d’enseignement-apprentissage de la lecture.

Sur le plan des recherches, l’enseignement/apprentissage de la notation musicale sur portée n’aurait-elle pas pu être l’objet du même type de réflexion ? Car, comme pour les langues, en tant que système symbolique, la notation sur portée est censée représenter les signifiants de chaînes sonores.

Certes, l’on peut dire que la langue désigne le monde et les choses qu’il contient, et que la musique n’a pas d’objet à désigner. Mais la sémiologie a dépassé cette tension en mettant en évidence, que d’une part, la langue ne désigne pas les choses de manière univoque ; et d’autre part que la musique n’est pas complétement asémantique. En effet, le sens musical émerge dans l’interaction entre l’individu et son environnement socio-culturel, « la musique fournit en tant que signe l’exemple idéal du signifiant et du communicationnel, et par là du sémiotique par excellence » (Tarasti et al., 2006, p. 12). Dans un autre registre, les analyses structuralistes (Meeùs, 1993;

Nattiez, 1987; Ruwet, 1972) s’intéressent à la trame sémiotique au niveau de la matière musicale.

« Il faut donc revenir au « noyau dur » de la sémiotique, l'étude formelle des signes et de leurs relations à l'intérieur d'un système sémiotique isolé. Les questions de relations inter-systémiques (par exemple les correspondances entre signes musicaux et signes verbaux) ou de la relation des signes à des systèmes extrasémiotiques (y compris les systèmes de référents) peuvent être considérées comme moins pressantes, sinon moins importantes. »(Meeùs, 1993, p. 307)

La musique présente ainsi une dimension de fait culturel, ce qui n’est pas en contradiction avec le traitement sémiotique des éléments internes de la structure musicale. D’ailleurs, l’analyse tripartite, constituée d’un niveau neutre, un niveau poïétique et un niveau esthétique (Molino, 1975; Nattiez, 1975) peut être appliquée aussi bien à un texte qu’à une partition avec des résultats aussi riches dans un cas comme dans l’autre.

Ainsi, nous allons considérer le processus d’enseignement-apprentissage du solfège à partir du constat que les interactions entre signifiants constituent une des dimensions fondamentales de la dynamique musicale et devrait, pour cette raison, s’intégrer dans l’enseignement-apprentissage de la notation musicale.