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Dès les années 1960, la création est considérée par les pédagogues comme un mode d’appropriation de l’art musical et doit donc constituer une partie intégrante de la stratégie globale de l’enseignement-apprentissage de la musique (Bouchard-Valentine, 2007). Du point de vue de la tradition dans l’enseignement-apprentissage de la musique, cela représente une sorte de court-circuit, car l’éducation musicale traditionnelle veut que la création soit réservée à celles et ceux ayant d’abord réalisé le parcours théorique et pratique de la formation musicale.

« Dans ce contexte « savant » [...]. Si la créativité y a une place, c’est au terme d’un apprentissage de techniques violonistiques, pianistiques, contrapunctiques, harmoniques très poussées [...]. L’injonction de créativité couronne, en quelque sorte, sa formation. (Mili, 2012, p. 140)

Au contraire, l’approche créative, qui occupe une place importante dans notre étude, propose que la création soit présente dès les premiers stades de l’apprentissage.

Dans ce travail nous considérons la création dans la perspective indiquée par Swanwick pour qui

« (...) the activities of composing and audience-listening gave them [to pupils]

opportunities to engage more richly with more layers of musical discourse.

(Swanwick, 1999, p. 87)

À ce propos, Swanwick considère que l’éducation musicale n’est pas seulement une question de ressources matérielles (instruments, lecteurs d’enregistrement, etc.), ou de comprendre une quelconque logique, mais surtout de permettre aux étudiant/e/s de vivre le discours musical (Swanwick, 1999). Pour ce faire, il propose aux enseignants de faire en sorte que leurs élèves observent les transformations successives subies par le matériel sonore jusqu’à ce qu’il devienne musique.

Sur ces premières indications nous construirons notre problématique, en constatant que l’intégration de la création dans l’enseignement du solfège tonal implique des enjeux qui doivent être identifiés.

La musique tonale résulte d’un processus évolutif qui s’opère à travers les siècles (Gonin, 2008), il ne s’agit pas d’un système formellement proposé par un groupe

culturel ou par un individu29. Le système tonal s’est lentement construit, à partir des pratiques empiriques dont la systématisation est faite toujours a posteriori. De ce fait, nous n’avons pas trouvé de règles normalisant la musique tonale au niveau de ses éléments de base : les notes et les valeurs rythmiques. La formalisation des savoirs de la musique occidentale se caractérise par les fonctions tonales (tonique, dominante, sous-dominante et leurs relatifs) et principalement les cadences dominante tonique et leurs variations. A ces éléments fonctionnels s’ajoutent des objets assez construits : phrases, segments de phrase, carrures, thèmes, accords, etc. Cependant, tandis que, pour les éléments harmoniques, on connaît les procédures de bas niveau pour construire les accords30, nous n’avons pas d’indication précise sur comment agencer les notes pour construire une phrase mélodique.

Pourtant, la mélodie tonale est un langage en soi et donc il doit y avoir des règles régissant leur construction. Par exemple, si l’on joue, trois notes croches séparées par quelques mesures de silence en bâtant la noire à 60, difficilement un auditeur de musique traditionnel y reconnaitra une mélodie.

Figure 18- Est-ce que ceci, joué à noire=60, serait assimilable à une mélodie ?

Pourtant il n’est écrit nulle part qu’une mélodie tonale doit présenter un temps maximal entre les notes qui la composent. Cette règle, disons grammaticale, est tacite. En fait, la théorie de la musique tonale n’a pas encore été écrite (Jackendoff & Lerdahl, 1983) mais selon Schoenberg (1970) il y aurait une espèce de contrat socioculturel établissant un certain nombre de caractéristiques propres aux mélodies tonales et qui les rendent reconnaissables à l’écoute. Ces caractéristiques se sont stabilisées à d’une phrase (McAdams, 1994, 2004; Miroudot, 2000; Pineau & Tillmann, 2001).

29 Par ailleurs, on constate que les techniques artistiques formellement proposées sont l’apanage des mouvements artistiques de la fin XIXe siècle. Il n’existe pas de registres d’époque rendant compte d’un quelconque groupe de renaissantistes, de madrigalistes, ou même des baroques ou classicistes, ces catégories ont été conçues beaucoup plus tard.

30 Un accord se construit par superposition des notes séparées par des intervalles de tierce.

Swanwick considère la musique de manière analogue au langage et que, de la même manière qu’à travers la création de ses propres phrases, l’enfant s’approprie la langue, la création musicale permet à l’apprenant/e de s’approprier le discours musical (Swanwick, 1999, p. 55). Du point de vue de la sémiologie, cette analogie peut être problématique car « les systèmes linguistiques s'accompagnent de significations extérieures aux signes eux-mêmes » (Meeùs, 1993, p. 308), tandis que les signes musicaux et leurs relations n’ont lieu qu’à « l'intérieur d'un système sémiotique isolé » (idem). L’analyse d’une pièce musicale consiste justement à établir des liens entre les objets musicaux présents à l’intérieur de ce système : telle phrase est une transformation de telle autre, un thème de quelques notes peut présenter des variations, etc. Mais contrairement aux langages vernaculaires, aucun de ces éléments ne fait référence aux choses du monde. Par ailleurs Nattiez nous rappelle que ce qu’on observe est

« (...) une forme renvoyant à elle-même (signification musicales intrinsèques) ou au contraire comme un phénomène renvoyant à autre chose que lui-même (significations musicales extrinsèques). » (Nattiez, 2004, p. 258).

Cependant, l’analogie de Swanwick reste valable, lorsqu’on considère que langage et musique présentent une structure fondée sur des signes liés par des relations logiques. En musique, c’est la fréquence dont certains types de relations entre signes musicaux apparaît, ainsi que de certains types de structures formelles, qui signale que l’on est en présence d’un genre (Grabócz, 2009; Meeùs, 1992). En Europe, et dans les cultures sous influence de la culture européenne, les individus n’auront pas de difficulté à établir la différence entre une comptine et un hymne. Cela est dû au fait que les structures musicales, même pour ceux qui n’en ont pas conscience, renvoient l’auditeur à des faits culturels. C’est « la dialectique de la forme et du contenu » (Grabócz, 2009, p. 11). Alors, pour intégrer la création dans le processus d’apprentissage de la musique, nous proposons que l’objet créé soit culturellement reconnaissable. Ce sont les rapports entre signes musicaux, éléments formels et faits culturels qui permettront à l’apprenant/e d’accorder de la valeur symbolique à l’objet mélodique qu’il/elle a créé. Cet objet doit présenter un minimum de caractéristiques de genre pour être accueilli dans une catégorie socialement reconnue, en l’occurrence la catégorie des mélodies.

« [...] la construction mentale de l'objet s'opère toujours en référence aux croyances et valeurs qui circulent dans le groupe à un moment donné (on va toujours accrocher quelque chose de nouveau à quelque chose d'ancien) ».

(Moscovici, 1989, p. 11)

En effet, à l’écoute l’apprenant/e doit trouver dans sa création les caractéristiques tonales qu’il/elle a l’habitude de trouver dans les mélodies connues. Si ces caractéristiques sont absentes de l’objet mélodique créé, ou s’il/elle ne les reconnaît pas, l’apprenant/e aura de la difficulté à percevoir cette mélodie comme étant socialement valide, selon sa représentation de la musique tonale (Duarte & Mazzotti, 2006; Jodelet, 2002; Moscovici, 1989). A noter que l’on parle ici d’individus dont les capacités d’écoute et d’entendement sont normalement constituées et qui sont en même temps culturellement outillés pour reconnaître auditivement les caractéristiques tonales, même sans savoir les nommer. Ces capacités ont été largement étudiées (Bigand, 2008; Francès, 1984; McAdams & Bigand, 1994; Pineau & Tillmann, 2001).

Le risque d’une activité de création de mélodies tonales est que les règles de construction des telles mélodies ne sont pas explicites et sans le savoir-faire pour créer de mélodies tonales, notre proposition (créer pour apprendre) est vouée à l’échec en ce qui concerne la mélodie tonale. L’enjeu de cette activité que nous proposerons est de permettre aux apprenants/es la création de mélodies tonales, reconnaissables en tant que telles, même s’ils/elles n’ont pas encore les connaissances nécessaires pour les construire.

Compte tenu de ce qui précède, nous proposons la médiation d’un artefact informatique pour la création de mélodies tonales. Cet artefact, comme objet sur lequel on voit converger les théories ici présentées, prendrait en charge les caractéristiques de la tonalité, et serait une aide pour la construction des objets mélodiques reconnaissables. Pour ce faire, il faudra que des éléments de la grammaire de la musique tonale (Jackendoff & Lerdahl, 1983) soient pris en charge par l’artefact. De cette manière, l’apprenant/e pourra s’immerger dans la création des objets mélodiques qui correspondront à l’image qu’il/elle se fait d’une mélodie tonale.

Ce cadre implique une problématique à trois composantes : 1) La didactique traditionnelle du solfège ; 2) La place de la création/construction dans les activités d’enseignement-apprentissage du solfège ; 3) Les enjeux pour concevoir un artefact informatique qui présente les caractéristiques d’un instrument de musique.

5.1 Le cours de solfège et ses manuels

5.1.1 Comme discipline centrale, le solfège n’endosserait-il pas un rôle trop lourd ? Le paradoxe que l’on observe est que le solfège, discipline central dans la formation du musicien, n’a pas fait l’objet sans d’études formelles autour de ses fondements didactiques. Ce paradoxe indique, à notre avis, que le rôle attribué au solfège dans la formation musicale traditionnelle est tellement important que le rend réfractaire à une remise en question. Cependant, l’existence d’expériences innovantes, menées par certains enseignants de solfège, ainsi que des études scientifiques dans les domaines de la pédagogie et de la didactique pourraient fournir des subsides à la réalisation de plus d’études formelles liées au solfège. L’obtention de résultats significatifs permettrait, d’une part, de conforter un certain nombre de pratiques courantes et, d’autre part, de contribuer à la construction de solutions pour les problèmes couramment détectés par les enseignants et à l’émergence de théories bien fondées et généralisables. Toutefois, vu le nombre réduit de travaux sur la didactique du solfège, nous sommes à même de penser que l’enseignement-apprentissage du solfège ne semble pas être une préoccupation majeure des chercheuses et des chercheurs en éducation musicale.

5.1.2 Les fondamentaux de l’enseignement-apprentissage du solfège

La littérature montre que les prémisses de l’enseignement-apprentissage du solfège n’ont pas été remises en question entre les premières traces de la formalisation de la discipline (Gérard, 1825) et l’époque actuelle (Ecole préparatoire de musique, 2007).

Les cours de solfège, tels que les manuels répertoriés par Fijalkow (Roch-Fijalkow, 2002a) les présentent, se déclinent en deux volets. Le premier volet, qualifié couramment de théorique, consiste en l’apprentissage par cœur des éléments, de l’écriture, des noms des notes, des clefs, etc. ; le deuxième volet vise le développement des capacités à identifier les notes par l’écoute et la capacité de les chanter. La didactique est fondée sur les notions de mélodie, de rythme et d’harmonie (Beaugé, 2001), et l’enseignement est guidé par des bonnes pratiques, développées par les générations d’enseignants au cours des siècles (Roch-Fijalkow, 2007).

L’objectif de la discipline du solfège est d’amener les élèves à maîtriser l’usage des symboles de la musique tonale : identifier les hauteurs dans une portée, connaître les symboles de valeurs rythmiques, la notion de mesure et, à terme, les notions de phrasé et les gestes liés à la dynamique. Au fur et à mesure des leçons les élèves

doivent acquérir une capacité de plus en plus accrue à réaliser soit l’encodage, soit le décodage des symboles musicaux (Ecole préparatoire de musique, 2007; Gérard, 1825). En d’autres termes, ils devront être à même d’écrire la musique qu’ils entendent ou alors de jouer la musique écrite sur une partition. L’apprentissage de l’encodage passe par le développement de l’écoute musicale y compris l’écoute interne ; le décodage dépend du développement des capacités vocale ou instrumentale.

En effet, du point de vue de ses fondamentaux, l’enseignement-apprentissage du solfège a gardé la même configuration depuis le XIXe siècle. Les manuels diffèrent les uns des autres dans leurs façons de présenter les éléments de base et d’en établir la progression en termes de difficultés (Roch-Fijalkow, 2002b, 2007). Toutefois, ces différences ne représentent ni une rupture de paradigme, ni une remise en question de l’approche didactique à proprement parler. Par ailleurs, lorsqu’au XXe siècle les grands mouvements de rénovation de la musique ont remis en question les prémisses de la musique tonale dans la culture occidentale, il ne se sont pas attaqué au problème de la didactique de la musique tonale et encore moins à la didactique du solfège.

Cette problématique fait émerger nos premières questions de recherche :

 Dans l’état actuel de la didactique du solfège, comment allons-nous procéder pour formaliser une réflexion systématique et stimuler une pratique rationnelle, qui ne soit pas basée sur la continuation de la tradition ?

 Pouvons-nous identifier les forces à l’origine d’un certain immobilisme de la didactique du solfège ?

5.2 Quelle place accorder à la création dans les activités d’enseignement-apprentissage du solfège ?

La deuxième composante de la problématique concerne l’intervention de la création parmi les activités traditionnelles du cours de solfège, comme le prescrivent les pédagogues de la fin du XXe siècle du courant éveil-créativité (Bouchard-Valentine, 2007). Comme nous l’avons vu dans la première composante de cette problématique, les activités du cours de solfège sont majoritairement de type « apprentissage par cœur », en ce qui concerne l’apprentissage des symboles de la notation tonale ; et de

type « apprentissage par entraînement » pour le développement de la perception de notes (écoute accompagnée d’identification des notes) et de leurs représentations. Or, l’activité de création (ou la pensé créative) ne relève ni du par cœur ni de l’entraînement ; il s’agit d’un processus plus complexe que Csikszentmihalyi décrit comme étant le résultat d’une interaction entre l’individu et un domaine dans un contexte socioculturel (Csikszentmihalyi, 2009). Dans le modèle proposé par Csikszentmihalyi, cela correspondrait à l’interaction individu / domaine dans le contexte socioculturel de la musique occidentale.

Du point de vue de l’apprentissage, nous identifions deux questions principales :

 L’activité de création permet-elle aux élèves d’améliorer leurs connaissances de l’écriture tonale?

 Étant donné que la connaissance des techniques et des symboles de la notation musicale est nécessaire pour la création de mélodies, comment peut-on mettre l’élève en situation de création avec ces symboles alors même que ces derniers sont en cours d’acquisition ?

5.3 Peut-on concevoir un artefact informatique pour la création en tant qu’instrument de musique qui, contrairement aux instruments traditionnels, opère un changement d’échelle de perception, du niveau des notes au niveau du segment mélodique ?

Nous avons vu qu’en ce qui concerne le développement de l’écoute et de l’encodage, les activités du cours prennent la forme de dictées mélodiques, dictées harmoniques et de dictées rythmiques. Pour développer la capacité de décodage des partitions les activités s’opèrent à travers la lecture mélodique, la lecture harmonique et la lecture rythmique. Les instruments couramment utilisés pour les cours de solfège sont, pour la mélodie et l’harmonie, la voix et/ou un instrument mélodico-harmonique, très souvent le piano (Hennion, 2007). Pour les exercices rythmiques, on peut utiliser à nouveau la voix, la frappe dans les mains ou un instrument rythmique. L’usage des instruments de musique dans l’apprentissage est souligné par Swanwick lorsqu’il écrit sur la nécessité « d’apprendre la musique musicalement » (Swanwick, 1999).

Dans les cours de solfège traditionnels, les logiciels d’aide aux musiciens et les jeux musicaux au format numérique (dont il sera question dans le chapitre dédié à l’informatique) n’occupent pas une place centrale. Leurs rôles d’outils pour

l’élaboration d’exercices ou de cadre de jeux, ne s’approche pas du rôle central occupé par les instruments musicaux. Par ailleurs l’informatique, même en tant qu’appui aux cours de solfège, n’a pas fait l’objet d’un suivi systématique, du moins pas à notre connaissance. Cela n’empêche pas que des initiatives en faveur de l’utilisation de l’informatique comme facilitateur de l’enseignement-apprentissage de la musique (Périer, 2004) voient le jour. Selon Périer, cette utilisation est assez large, allant dès les logiciels dédiés à l’édition de la notation musicale, en passant par les d’instruments numériques de percussion, jusqu’aux divers types de claviers, pour ne citer que les exemples les plus répandus.

Quelles sont les caractéristiques nécessaires à un outil l’informatique pour la création pour qu’il puisse avoir un rôle d’instrument pour la composition musicale ?

Un des enjeux de ce travail consiste à considérer les possibilités du numérique au-delà de la construction d’artefacts de substitution : remplacement des instruments de musique traditionnels ou du couple papier/crayon pour l’écriture de partitions. Dans le cas de la création des mélodies tonales, nous pensons qu’un genre nouveau d’instrument musical est concevable. Par exemple, un instrument musical qui au lieu d’émettre des notes (ou des agglomérats de notes), émettrait des unités de sens. En d’autres termes, il s’agirait d’un instrument dont l’action principale est de fournir de la matière mélodique en forme de notes ou d’une séquence de notes déjà chargée d’un sens tonal.

La réponse à ces propositions prendra la forme d’un artefact informatique pour la création de mélodies. Un artefact qui, du point de vue de l’activité de composition, aurait la même place que les instruments de musique traditionnels utilisés à cette fin, mais qui, contrairement aux instruments traditionnels, fournirait des segments mélodiques tonals31 prêts à être manipulés au lieu de notes isolées.

31 C’est à dire des segments mélodiques crées en observant les relations entre les notes de la/des gamme/s tonale/s identifiables. Par exemple, les notes dans la séquence do – sol – fa# - la, gardent entre elles des relations pouvant être associées aux gammes de ré majeur, sol majeur ou mi mineur.