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La sociologie tiraillée entre des pôles

TEXTES DISCIPLINAIRES

4. L A SOCIOLOGIE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Jean Rossiaud

4.5 La sociologie tiraillée entre des pôles

Les sciences de l’homme et de la société sont en construction permanente. Les interprétations du monde qu’elles proposent utilisent des concepts clés ou des idéaux-types, le plus souvent bipolaires. Les théories sociologiques se construisent en réinterprétant ces concepts, en redéfinissant de nouvelles

«tensions» entre ces pôles. Ci-dessous, nous en abordons quelques uns.

35 Sibony [1995].

4.5.1 Communauté / société - tradition /modernité

A. COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ

«1. Pour certains sociologues, il ne faut pas confondre société et communauté.

La communauté désigne un ensemble d'individus liés par un sentiment d'appartenance et le groupe se caractérise par des relations personnelles, affectives, par une cohésion morale.

2. Le terme de communauté est aussi employé pour traduire Gemeinschaft, c'est-à-dire type idéal de société caractérisée par l'importance de la tradition et du consensus.»36

Dans le langage courant, le terme de « société » n’est pas un terme théorique, précisément défini. Une société n’est pas forcément liée à un territoire, elle ne correspond par forcément à une nation. Cette polysémie apporte certaines confusions, qu’il n’est pas facile d’éviter.

En termes sociologiques, le concept de société est né avec le désir des sciences sociales naissante (fin du XIXème) de comprendre la spécificité de la modernité occidentale par rapport aux formations sociales précédentes. Dans cette optique, la société est par définition « moderne » (et le reste, relève du passé, de la tradition) et se confond avec le concept de « société industrielle » ou de

« société moderne » dont les caractéristiques principales sont les suivantes :

« […] a. la séparation du profane et du sacré ; b. l’injection de capital dans le processus de production ; c. la mobilité sociale ; d. une idéologie démocratique ; e. l’importante place prise par les grandes organisations [Etats, entreprises, etc.]

et les processus de redistribution ; f. une forte urbanisation g. le poids élevé de l’Etat ; h. le développement des sciences et des techniques, basé sur des crédits collectifs. »37

B. TRADITION ET MODERNITÉ

Les sciences de l’homme et de la société, pour se fonder en tant que science et dépasser ainsi la philosophie ou la simple pensée sociale, ont insisté sur la rupture (davantage que sur la continuation) que constituait la pensée moderne et la révolution industrielle dans le cours de l’histoire humaine. Développées à une époque où le positivisme évolutionniste devenait hégémonique, les pères fondateurs des sciences sociales faisaient preuve d’une foi indiscutable dans le progrès social et dans le rôle central que les sciences de l’homme et de la

36 Hermans, Ad [1990, 26].

37 Ibid., p.78.

société devaient jouer pour le faire advenir. Il ne faut donc pas s’étonner que les concepts qu’ils forgèrent à l’époque, et qui restent le plus souvent dominant jusqu’à aujourd’hui, sont empreints d’un fort évolutionnisme. Ainsi, chez les classiques de la sociologie, les systèmes sociaux succèdent les uns aux autres et la « société moderne » est conçue comme le dernier d’entre eux. En réaction à cette attitude jugée à la fois idéaliste (foi aveugle dans le progrès) et impérialiste (les seules sociétés rationnelles et progressistes ne peuvent être que des sociétés « occidentales »), la théorie sociologique dans son ensemble a rejeté, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, toute tentation évolutionniste et « historiciste » (croyance dans l’idée que l’histoire a un sens prédéterminé). Ce faisant, elle s’interdisait également le plus souvent toute réflexion en terme de processus évolutif.

Les théories de la complexité permettent de nouveaux développements théoriques. Elles mettent quant à elles en évidence, d’une part, la nécessité de concevoir le système comme un processus évolutif infini et, d’autre part, de concevoir que les nouvelles émergences systémiques (la société moderne, par exemple) englobent les structures précédentes (par exemple, les structures archaïques et traditionnelles) dans un nouveau paradigme. Dans cette optique, la modernité n’efface pas les logiques traditionnelles ou archaïques, mais les dialectisent avec ses propres logiques, tout en les réorganisant hiérarchiquement.

C. DEUX INTERPRÉTATIONS DIFFÉRENTES DE LA NOTION DE CONFLIT

Contrairement aux communautés, par définition fondées principalement sur un sentiment d'appartenance (affective ou traditionnelle), les sociétés ne sont pas des ensembles harmonieux [cf. infra]. Le conflit y est un rapport social fondamental. Les conflits sociaux surviennent notamment dans toute société où une partie du surplus est réservée à une action ultérieure et ils ont trait à l'utilisation de ce surplus. La nature du conflit est déterminée par le type d'accumulation et la représentation que s'en font les acteurs :

1. Dans l'optique fonctionnaliste : [le conflit est un] symptôme d'adaptation des relations sociales.

2. Dans l'optique actionnaliste : [le conflit est un] mode d'action [social]. Il ne s'agit pas dans cette optique d'une crise du système social, mais du passage d'un type de société à un autre; les conflits sont liés à l'historicité.»38

38 Ibid., p. 26-27.

4.5.2 Diachronie / synchronie vs. Morphogenèse et théorie des catastrophes Diachronie et synchronie aractérisent deux perspectives en sciences humaines.

Fondamentalement, la sociologie se veut une science synchronique, c'est-à-dire qui ne fait pas appel au passé d'une société, et elle se distingue ainsi de l'histoire. Les paradigmes recourant aux notions d'évolution et de diffusion ont été abandonnés par la sociologie actuelle, cependant à la faveur du renouvellement de l’analyse systémique par les théories de la complexité, on assiste au renforcement, dans les sciences de l’homme et de la société, d’une tendance à refuser la séparation - même à des fins heuristiques - de la diachronie et de la synchronie, de la structure et du développement. La «sociologie historique» (ou l’histoire sociale) pousse dans cette direction. Pour ma part, je m’inscrit dans le courant qui postule qu’il est possible (et souhaitable) de comprendre ensemble structure et développement ou d’articuler les dimensions sociologiques et historiques des phénomènes39. L’approche compréhensive y est plus favorable que l’approche explicative. Les concepts d’institutionnalisation et de subjectivation, considérés comme des processus infinis et permanents, sont construits dans ce but.

Parmi les théories dites de la complexité, la théorie des catastrophes et le concept de morphogenèse permettent également de comprendre l’unité entre structure et développement. La théorie de la morphogenèse étudie «toutes les formes sociales comme étant directement issues d'un conflit entre deux ou plusieurs forces qui les engendrent et les maintiennent par leur conflit même. Le concept de morphogenèse est à la base de la théorie des «catastrophes»

empruntées aux mathématiques.»40

Cette théorie permet de décrire «la discontinuité dans les modèles sociaux. […].

La théorie des catastrophes décrit également l'émergence de réalités qualitatives nouvelles, à partir de l'accumulation quantitative de phénomènes sociaux. Le passage de la quantité à la qualité se fait à partir de seuils critiques, appelés catastrophes». Comme exemple de recherches effectuées selon cette méthode, nous trouvons des analyses du commencement des mobilisations collectives ou des mouvements sociaux, aussi bien des interprétations sur le moment du choix du conjoint ou de celles sur les décisions en matière de mobilité sociale.

«Comme concept théorique, la catastrophe rend compte du moment où un ensemble d'actions interindividuelles se figent en «social».41

39 Rossiaud, Jean [1997].

40 Hermans, Ad [1990, 63].

41 Ibid., p. 20.