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TEXTES DISCIPLINAIRES

1. L'H ISTOIRE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Sébastien Bertrand

1.2.3 Histoire des techniques

Dans la perspective d’une histoire qui prétend décrire les relations de l’homme à des dangers variés mettant en jeu une large palette de savoirs scientifiques et

11 Warren Weaver, in Bougnoux, 1993, p. 418. Pour une histoire des théories de l’information et de la communication, lire Mattelart, op. cit. Voir aussi le chapitre “ Des acteurs et un public ”.

12 Cf. notamment les travaux pionniers en la matière d'Allport et Postman dès 1945.

13 In Tubiana, 1999, et lors de la conférence “ Risque et société ”, Paris-La Villette, novembre 1998.

techniques14, il est utile d’aborder ces derniers et les réalisations qui en résultent. Cela est particulièrement évident dans les cas des industries électro-nucléaire et de l’armement (y compris leur plus patente intersection que constituent les bombes A, H ou les explosifs à tête en uranium appauvri utilisés dans les conflits de la dernière décennie, en Irak ou au Kosovo), où le risque est particulièrement associé à l’outil et aux filières technologiques. Mais la connaissance scientifique et les techniques développées influencent les risques par d’autres biais : notamment par les techniques de mesure, qui permettent de contrôler la présence de radioéléments ou de mieux anticiper puis décrire une éruption volcanique.

Bertrand Gille, une des grandes références en histoire des techniques, la présente comme “ l’insertion du monde technique dans l’histoire générale ”15. Bien que l’histoire des techniques cherche encore sa place, aux côtés des histoires sociale et économique qui sont liées entre elles depuis longtemps, l’historien doit ne pas sous-estimer la complexité et l’enchevêtrement des rapports entre ce que Gille dénomme les systèmes "techniques" et "sociaux"16. Nous pourrions aller plus loin en affirmant que l'organisation technique matérielle, à laquelle il est notamment fait référence, est de facto une émanation de l'organisation sociale, car à l'inverse il n'existe pas de déterminisme technologique17.

14 "Technique" est compris souvent dans ses sens moderne d'"ensemble de procédés reposant sur des connaissances scientifiques et destinés à la production" ou d'"ensemble des applications de la science dans le domaine de la production" (Grand Larousse en cinq volumes, Lib. Larousse, 1987, p. 2972); qui ne doivent pas nous faire oublier l'étymologie d'art, métier et savoir-faire.

15 Gille, 1978, p. 9.

16 Par exemple, Gille reprend la thèse de Leroi-Gourhan d’une histoire conditionnée au premier chef par les incompatibilités entre certains systèmes techniques d’une part, et sociaux d’autre part. Un exemple donné par l’ethnologue était celui des chasseurs de mammouths, de leurs pratiques quotidiennes de chasse (comme système technique) manifestement incompatibles avec un quelconque système d’assurances sociales (comme système social). Or ce dernier peut parfaitement être appréhendé lui-même comme d’ordre technique, c’est d’ailleurs ce sur quoi se fonde François Ewald dans L’Etat providence, puisqu’il définit précisément l’assurance comme “ technologie politique ”(Ewald, 1986, p. 180) et comme “ technologie du risque ”(Ibid., p. 173).

17 Voir les thèses de Salomon, 1984 et 1992 ; des idées proches sont présentées par Busino, 1998, p. 96.

On peut ainsi affirmer que le terme technologie18 possède au moins trois sens, du plus simple au plus complexe, qui relèvent respectivement du savoir le plus spécialisé jusqu'à l'intérêt général. Le premier recouvre l'aspect "ingénierie" : "il existe des intrants physiques et des produits physiques et un certain processus permettant de passer des uns aux autres". Il s'agit du seul aspect quantifiable, qui se retrouve dès lors privilégié dans les analyses coûts-bénéfices. Le deuxième aspect est celui de l'"organisation sociale de la technologie" : rapports de travail, organisation, etc. Enfin le troisième et dernier aspect est celui de l'impact sur la société : "Les technologies ont des significations pour les individus", elles produisent donc leur lot de représentations, touchent aux mentalités. Cet aspect, pourtant tout aussi légitime dans la définition de l'objet, est naturellement négligé par les ingénieurs, ne serait-ce que par leur orientation professionnelle qui les conduit à privilégier la réalisation technique matérielle19. Pourtant la place de ces derniers est encore confortée par la définition de l’histoire des techniques donnée en 1935 par Lucien Febvre dans les Annales.

Elle insiste notamment sur la nécessité d’une “ histoire technique des techniques, œuvre de techniciens, nécessairement, sous peine d’erreurs graves, de confusions forcées (...), mais œuvre de techniciens ne s’enfermant ni dans leur époque, ni dans leur territoire, et donc capables (...) d’interpréter des textes en historiens sagaces ”20. Cette exigence implique une hypothétique capacité de jongler entre la spécialisation et la généralité. La polyvalence demandée est encore aujourd’hui l’objet de débats passionnés entre tenants de l’internalisme (privilégiant le regard de celui qui possède et utilise le savoir-faire, qui est “ du métier ”) et de l’externalisme (tenants du regard éloigné), en histoire des sciences et des techniques. En revanche tous s’accorderont pour dire que, face aux sources, la spécificité de l’historien des techniques est qu’il doit pour le moins savoir “ dire si telle technique citée lui apparaît normale, si les dates concordent avec ce que nous savons de l’histoire des techniques ”21.

Le reproche qui peut être adressé aux principaux historiens français ayant traité de l’histoire des techniques (Beltran, Daumas, Gille), est de n’avoir pas étendu

18 On peut situer le tournant lors de la Révolution française, lorsqu’en France des institutions d’enseignement technique supérieur sont créées : à ce moment “ la technique empirique et traditionnelle fait place à la technologie ” (Russo, in Gille, 1978, p. 1125).

19 Jasper, 1987, p. 197.

20 Gille, 1978, p. 7.

21 Ibid., p. 92.

cette notion à son sens large, celui de procédé, méthode ou savoir-faire22, privilégiant dans les exemples choisis les grandes réalisations industrielles de pointe, du moins en ce qui concerne l'époque contemporaine23. Ce danger est encore plus patent avec un internalisme fondé sur des savoirs et des personnels très pointus dans leur domaine, mais qui se contenteront de l'histoire de la filière technique particulière qui les intéresse dans leur vécu professionnel ou par agrément.