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Risque et modernité : un paradigme civilisationnel mondialisé

TEXTES DISCIPLINAIRES

4. L A SOCIOLOGIE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Jean Rossiaud

4.7 Risque et modernité : un paradigme civilisationnel mondialisé

4.7.1 La définition contemporaine du risque est à comprendre dans le paradigme moderne / mondial

Les sociologues qui s’intéressent à l’analyse du «risque» introduisent souvent leurs travaux par l'hypothèse que le risque est un phénomène lié à la modernité.

Une fois énoncé ce qu'ils considèrent relever d'une évidence, ils s'empressent de l'oublier aussitôt, et n'y font jamais plus référence. En effet, à leurs yeux, le monde étant devenu moderne une fois pour toute, les mobilisations collectives, les perceptions et les représentations sociales, les luttes sociales, les acteurs et les institutions qui font l'objet de leurs recherches se situent intégralement et à jamais dans la modernité.

Comprendre dans sa globalité le système économique, politique et symbolique mondial, tel qu'il émerge des révolutions européennes du XVIème et du XVIIème siècle46 et tel qu’il s’est étendu à l’ensemble de la planète, est primordial pour saisir la conception contemporaine du risque. Dans mes travaux précédents, je l'ai nommé «système mondial moderne» et j’ai qualifié de «moNdernisation» le processus évolutif de ce système47. J'ai pris la date de 1789 comme date symbolique de sa cristallisation. Cependant, seule une analyse fine de ce qu'est la modernité, sa mondialisation (c’est-à-dire surtout les effets locaux de la globalisation) peuvent nous permettre de mieux cerner ces différences et nous donner des éléments pour établir une analyse de la perception et de la prévention des risques, ainsi donc que de la prévention et la gestion des catastrophes, et ceci en fonction non seulement du temps, mais également de l'espace, et surtout de la culture (du rapport social entre les attitudes archaïques, traditionnelles et modernes) dans laquelle la problématique du risque majeur s’insère.

La conception contemporaine du risque est inséparable des idées de développement, de croissance, de progrès, etc. Elle est également inséparable de

46 Tilly [1993].

47 Le terme de «modernité» me paraît préférable à celui de «mode de production capitaliste», qui fait trop référence aux institutions économiques de la modernité, et pas assez à ses institutions politiques, symboliques et sociales, dont le «mouvement social». J'ai été inspiré en cela par Wallerstein, qui développe cette idée dans The Modern World System [1974 (vol. 1);

1980 (vol. 2); 1989 (vol. 3)]. Notons que le titre de la traduction française, Le système du monde du XVIème siècle à nos jours [1980; 1985] supprime la référence à la modernité.

Cependant, Wallerstein se démarque trop peu à mon sens du concept marxiste de système de production capitaliste. Par ailleurs, il récuserait probablement le sens que je donne ici au mot

«modernité». Wallerstein [1991: 16].

la notion de «contrôle» de l’homme, tant sur la nature, que sur ses propres productions. Pour imaginer le risque, et échapper à une représentation de l’aléa comme fatalité, il fallait une vision moderne et modernisatrice de la société - une société qui se perçoive elle-même en mutation permanente (allant vers l’inconnu), une société - et c’est peut-être le point le plus important - où les individus se conçoivent comme des sujets, des individus conscients de la capacité autonome des hommes à produire leur propre histoire individuelle et collective48.

Le concept de modernité est donc central, non seulement dans ses dimensions technologiques («anthropisation du risque», si j’ose dire), mais surtout puisque, dans ses dimensions sociales, la modernité consacre l’Etat dans son rôle de

«pilote de la société» et le «peuple» (c’est-à-dire plus précisément la nation représentée par ses citoyens) dans sa volonté d’en être le souverain. Cependant, la modernité ne remplace pas ipso facto la «tradition», ni d’ailleurs l’ « archaïque » : elle les englobe dans une relation hiérarchique49. Ainsi est-il primordial de bien distinguer ce qui relève de la «modernité», de la «tradition»

ou de l’ « archaïque», dans l’appréhension individuelle et sociale du risque, en particulier pour ce qui concerne l’idée de soi, en tant que sujet individuel ou collectif, face aux autres (confiance / responsabilité) et face au monde (à la nature, à la technique, à la société), et à son évolution historique.

Lorsque nous abordons la problématique du risque, nous sommes confortés dans le bien fondé de l'hypothèse suivante, valable également pour d’autres problématiques contemporaines : la modernité introduit, dans l'histoire des sociétés, une rupture qualitative telle, qu'il est possible de parler de nouveau paradigme culturel50; que ce passage du paradigme traditionnel au paradigme

48 Touraine [1992; 1994].

49 Au sens de Dumont [1983: 245, 304], c'est-à-dire que sans supprimer la «tradition» en la supplantant, la modernité la subordonne en tant que système de valeurs, mais également en tant que système de relations sociales.

50 La Révolution française a moins changé la France qu'elle n'a bouleversé le système mondial (cf. Wallerstein [1991], en le transformant, dans toutes ses dimensions idéelles et matérielles et dans toutes ses institutions. C'est pour cette raison que nous parlerons de la naissance d'un nouveau paradigme, au sens que Morin donne à ce terme : «Toute connaissance opère par sélection de données significatives et rejet de données non significatives […]. Ces opérations, qui utilisent la logique, sont en fait commandés par des principes «supra-logiques»

d'organisation de la pensée ou paradigmes […].» [Morin, 1990, 16] ou «Dans notre conception, un paradigme est constitué par un certain type de relation logique extrêmement forte entre des notions ma»tresses, des notions clés, des principes clés. Cette relation et ces principes vont commander tous les propos qui obéissent inconsciemment à son empire.»

[Morin, 1990, 79]. Le paradigme peut être - selon cette définition - occulte ou patent,

moderne est de l'ordre de la mutation anthropologique; et, qu'à l'instar de l'homo sapiens qui fit disparaître de la surface de la planète toutes les autres espèces d'hominiens, il est en voie d'imposer son code culturel comme code unique et universel, seule base sur laquelle pourront s'effectuer les prochaines mutations de l'humanité.51 Parler de «code culturel» relève bien entendu d'une métaphore, empruntée à la génétique. Cependant, elle me paraît particulièrement heuristique pour comprendre comment les caractéristiques principales de la modernité, et ce que j'ai nommé les «institutions de la modernité» (cf. infra), se sont effectivement diffusées sur l'ensemble de la planète52.

En guillotinant le Roi, en tranchant en quelque sorte dans le vif du Divin, la Révolution française instaurait la modernité en remplaçant Dieu par la Science, comme principe explicatif socialement légitime, le pouvoir absolu de droit divin par l'idée de la démocratie universelle, c'est-à-dire de la dialogique Liberté / Egalité / Fraternité, et de sa mise en pratique dans des institutions politiques.

Dans le domaine de la pensée sociale - la future science sociale - l'idée de changement social (de production de la société par elle-même) supplante celle de répétition (de reproduction à l'infini d'un ordre méta-social). L’idée que les hommes «produisent» leur société, implique qu’ils font des choix de manière relativement autonome et que ces choix impliquent des risques. Les sciences sociales jouent un rôle déterminant dans la modernité, puisque sous leur pression, comme nous le verrons, la modernité devient le premier système sociétal symboliquement fondé sur l’auto-réflexivité.53 Il devient donc possible de prétendre évaluer le risque, afin de prévenir la catastrophe : les politiques publiques (privées) peuvent et doivent (injonction morale, puis légale) être

conscient ou inconscient, et il appartient à l'auto-réflexion d'en observer les contours, et ainsi d'en démythifier le contenu. Morin reconnaît une certaine parenté entre sa notion de paradigme et le concept d’épistémè chez Foucault [Morin, 1980, 39].

51 Pour plus de développement, cf. [Rossiaud, 1996].

52 Sur l'idée de diffusion de la modernité, cf. par exemple dans la littérature francophone Chesnaux [1983; 1989], Latouche [1989], Mattelart [1994]; sur l'idée de «code culturel», Morin [1973; 1980]; sur l'idée de «re-naissance de l'humanité», c'est-à-dire de «mutation», Morin [1981; 1993], Morin et al. [1991].

53 Certes, la mise en discussion de la «chose publique» ne date pas de la modernité : il est d'ailleurs souvent d'usage de faire remonter, et la pensée critique (la philosophie) et la démocratie à l'Antiquité grecque et romaine. Cependant, s'il est indéniable que les concepts ont été forgés à cette époque lointaine, il fallut attendre à notre sens l'abolition des instituants méta-sociaux, dans la conscience et dans la pratique humaine, c'est-à-dire la modernité, pour prendre toute la mesure des potentialités libérées par l'auto-réflexivité et l'auto-institution sociales.

mises en place et le management collectif du risque devient une nécessité sociale.

Mais pourquoi réexaminer les caractéristiques principales de la modernité pour fonder une conceptualisation du management du risque ?

4.7.2 Un nouveau paradigme épistémique et social

a. La modernité, dès ses premières manifestations à l’époque de la Renaissance, engendre l'avènement d'une première «ère de soupçon»54, cause et conséquence du «désenchantement du monde»55 - abolissant tout «instituant méta-social»56. Il s’opère la mise en mouvement d’une dialogique infinie entre le subjectif, l’objectif et le normatif (cf. infra), qui ouvre la porte à l'auto-réflexivité sociale57 (processus d'Aufklärung58) d'une part, et au désir d'auto-institution59 de la société d'autre part (processus de démocratisation60).

b. Ensuite, il est important de saisir la modernité également comme un ensemble d'institutions différenciées et autonomisées (économique, technologique, politique, scientifique, idéologique, de subjectivité individuelle et de subjectivité sociale (cf. Tableau 2.), répondant chacune à une logique qui lui est propre, afin de comprendre que le développement de chacune de ces institutions représente un risque, et que les relations que ces institutions entretiennent les unes par rapport aux autres sont d’une telle complexité (d’une complexité grandissante), qu’elles sont en elles-mêmes un facteur de risque (grandissant), qui demande un meilleur management de la complexité et donc du risque.

54 Nous verrons que, dans ce que nous nommons la première modernité, celle où l'incertitude est conceptuellement subordonnée à la certitude (dans le Progrès, l'Histoire, la Technique, la Science), le «soupçon » n'est pas généralisé, mais seulement potentiel et latent; c'est dans la seconde modernité, celle où l'incertitude devient conceptuellement hiérarchiquement supérieure à la certitude, que le soupçon devient généralisé.

55 Selon l’expression de Max Weber.

56 Cf. Touraine.

57 Cf. Giddens [1987 ; 1994].

58 J'emploie le terme allemand d'Aufklärung, lorsque je veux insister sur le caractère processuel de la critique sociale; sinon, pour faire référence à la qualité ou à l'état de la critique, je préfère le terme de «critique» à celui de Lumières.

59 Cf. Castoriadis.

60 Le lien entre les concepts d’auto-insitution et de démocratisation est contesté. Je pense pourtant qu’l est heuristique. Cf. Rossiaud [1996 & 1997].

c. Enfin, la modernité instaure une nouvelle conception de l'espace et du temps, c’est-à-dire, plus précisément, la dissociation de l'espace et du temps, qui permettra la linéarisation du temps cyclique de pensée antique, et qui aboutit d'une part à une accélération du temps et à une délocalisation des activités humaines; ceci induit un nouveau rapport au risque; la notion de confiance supplante alors peu à peu celle de sécurité61, et la responsabilité individuelle et collective devient l'un des concepts centraux de l'engagement politique.

Dans ces trois dimenssions majeures, la modernité constitue bien un paradigme civilationnel inédit, qui modie en profondeur la pensée et l’action sociale, en occident tout d’abord, puis, dans le reste du système mondial.

Trois différenciations majeures vont participer à la transformation radicale des sociétés traditionnelles dans ce que nous avons appelé le paradigme moderne.

(A.) La différenciation sujet / objet;

(B.) la différenciation des instances sociétales

(en symbolique, économique, politique et subjective62) (C.) la différenciation espace / temps;

Reprenons ces trois différenciations l'une après l'autre :

(A.) La différenciation entre le sujet et l'objet, par le biais d'une problématisation généralisée, permet l'approfondissement des processus d'objectivation (sciences, technologie) et de subjectivation (personne individuelle, mouvement social, communauté, nation). Le plus extraordinaire privilège que l'humanité ait jamais conquis, l'individu «autonome», est né; il enracine universellement le principe de liberté, et ouvre la voie à un sujet qui se construit tant au niveau individuel que collectif... Pour le meilleur et pour le pire !

La différenciation induit l'avènement de l'individuel, en dialectique avec l'universel et le différentiel; la brèche qui s'ouvrira entre le subjectif et l'objectif peut être qualifié «problématisation généralisée» et ouvrira l'ère du désenchantement.

(B.) En tant qu'objectivation, c'est-à-dire de diffusion des produits de l'activité rationnelle, scientifique, technologique, administrative, la modernité implique à son tour la croissante différenciation des catégories de pensée et des activités

61 Giddens [1987 ; 1994].

62 Comme nous l'avons dit, nous tenons à prendre en compte une quatrième instance, le subjectif, à côté des trois instances plus «classiques» dans la pensée sociale.