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L’écohistoire, prolongement de l’histoire de l’environnement

TEXTES DISCIPLINAIRES

1. L'H ISTOIRE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Sébastien Bertrand

1.2.4 L’écohistoire, prolongement de l’histoire de l’environnement

L’historien des techniques Bertrand Gille aborde-t-il la question des risques et des catastrophes, celle-ci étant liée à l’évolution des techniques ? Très peu, en tout cas en ce qui concerne les catastrophes technologiques. Jacques Theys, mathématicien, économiste et spécialiste des risques met en exergue le fait que ni Bertrand Gille ni même le Club de Rome n’en parlent ; et que risque et catastrophe industriels sont absents des consciences avant les années septante24. A noter tout de même que Gille signale l’apparition de facteurs nouveaux, comme l’épuisement des ressources ou la pollution des milieux, et fait cas des prévisions alarmantes de l’ouvrage “ The Limits of Growth ” pour la fin du XXème et le début du XXIème siècles. La place était prête pour une histoire des rapports entre l'être humain et son environnement.

A ce titre, François Walter fait remonter les prémices d’une histoire sociale de l’environnement à la géographie qui, fin XIXème, se présente la première comme

“ science des relations de l’homme et de l’environnement ”25. La géographie d’entre les sciences humaines - est effectivement pionnière, si l’on situe la croissance de l’intérêt pour les situations extrêmes à la fin des années soixante, où l’étude des risques et de leur perception devient un des chapitres-clefs de la géographie, dixit Paul Claval26. Comme pour l'histoire des mentalités, il est également fait référence à l’école des Annales, à Lucien Febvre (La terre et l’évolution humaine; Introduction géographique à l’histoire, 1922) et Fernand Braudel (1949), qui distinguait déjà trois temps de l’histoire: primo le temps court de l’événement et de l’individuel, secundo le temps social des économies

22 "Ensemble de procédés empiriques employés pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé" (Le Robert, Dictionnaire de la langue française, 1988, T.9, p. 193).

23 C'est peut-être un des avatars de l'internalisme, de n'avoir privilégié que les domaines d'étude clairement identifiés, liés à des métiers constitués, à des spécialisations en ingénierie.

24 Theys, 1987, p. 5.

25 Walter, 1994, p. 32.

26 Claval, 1995, p. 111.

et des civilisations, et tertio le temps long des structures ou “ temps géologique ”27. Or ces temps s'articulent mal en ce qui concerne la prise en compte et qui plus est le management des risques majeurs, puisque le "temps écologique" - temps long par essence - s'oppose au "rythme court"

caractéristique non seulement de la vie politique mais surtout du "temps marchand"28.

Plus généralement, Walter fait remarquer que l’opposition Culture / Nature est très marquée dans la tradition judéo-chrétienne : “ au fond, plus l’histoire se déroule dans le temps, plus on assiste à la maîtrise de l’humanité sur la Nature, grâce au progrès technologique qui sert de médiation entre l’homme et le monde ”. L'historien Bertrand Gille, héritier d'une tradition classique sur cette question, nous en offre une splendide illustration en se félicitant du fait que les

“ contraintes imposées par la nature et [des] nécessités techniques de répondre à la nature (...) donnent naissance à des “formules” sociales collectives d’une grande rigueur ”29. Ces réalisations sont saluées en terme de “ conquête ”: “ On a dompté les forces hostiles, on a détruit les animaux sauvages, on a percé les montagnes, détourné les fleuves, contenu la mer ; l’homme maîtrise l’énergie électrique et plus tard le nucléaire ”30. Cette vision conquérante portée par les sociétés occidentales faisait peu de cas des conséquences possibles de leurs actions, estimant que, "tôt ou tard, les progrès scientifiques devraient apporter les solutions aux accidents de parcours que constituent les catastrophes écologiques et industrielles"31.

On ne peut qu'insister sur l’aspect mythique quasi-religieux de cette vision scientiste : l'historien Eric Hobsbawn nous en fournit une illustration éclairante en citant un prix Nobel des années vingt, Robert Millikan de Caltech qui écrivait alors : "On peut dormir en paix avec la conviction que le Créateur a introduit dans son ouvrage des éléments à toute épreuve et que l'homme n'est pas en mesure de lui infliger des dégâts titanesques"32. Hobsbawn appelle "ère des catastrophes" la période qui englobe les deux guerres mondiales, "ère d'autosatisfaction", celle d'une "science assurée de la capacité de l'homme à maîtriser les forces de la nature ou, plus grave, de la capacité de la nature à

27 Robert Delort parle pour sa part de « temps géographique » (Walter, 1994, pp. 31, 35).

28 Rist, 1996, pp. 319-320.

29 Gille, 1978, p. 1253.

30 Walter, 1994, p. 32.

31 Walter, 1990, p. 20.

32 Hobsbawn, note p. 687.

s'adapter aux pires choses que l'homme pourrait faire"33. L'incertitude sur l'usage potentiel des théories et des découvertes devait par la suite toucher jusqu'aux scientifiques, même si le scientisme compte toujours de nombreux thuriféraires.

La vision frivole ou angélique portée par le prix Nobel va s’atténuer quelque peu dans les années septante, avec la prise de conscience de nouveaux dangers.

L'idéologie du progrès avait beau asséner que “ tôt ou tard, les progrès scientifiques devaient apporter les solutions aux accidents de parcours que constituent les agressions industrielles et chimiques ”34, nous étions entrés plus avant dans l'ère de l'incertitude. L’auteur fait remarquer que l’on n'a jamais vu de catastrophes comparables à celle de Tchernobyl. Dès lors, il se demande s’il n’est pas légitime de craindre la disparition de notre civilisation “ dans une catastrophe nucléaire ou dans les processus déclenchés par la détérioration de la biosphère et la pollution galopante ”. Avant, les crises étaient plus localisées.

“ Actuellement, en revanche, chacun s’est entendu rappeler que la crise est globale et touche l’écosystème à l’échelle planétaire ”. Pourtant, l’auteur se demande simultanément si nous pouvons “ risquer de prétendre qu’avant les années 1945-1975, il n’y avait pas de problèmes écologiques et donc de nous enfoncer dans un rapport coupable face à l’environnement ? ”35.

A. ECOLOGIE ET ÉCOHISTOIRE

François Walter pense qu’il faut accepter en sciences sociales des interactions causales avec l’environnement, des “ déterminismes naturels ” ainsi que de voir les sociétés et parmi elles les historiens comme participant d’écosystèmes, cette dernière notion impliquant des relations d'interdépendance dynamique. Pour marquer cet état de fait, Robert Delort, a proposé le terme d'écohistoire, qui pourrait correspondre au "regard écologique" tel que le prône Edgar Morin, qui consiste à "percevoir tout phénomène autonome (…) dans sa relation avec son environnement"36. Pour Serge Briffaud, l'événement malheureux, la catastrophe sont justement structurants en terme d'histoire, et invitent à l'exploration de la

"dimension écologique de l'histoire".

La spécificité du regard de l’historien reste de “ jouer sur les durées, lire les représentations en tant que composantes à part entière du réel, articuler les

33 Ibid., p. 687

34 Walter, 1994, p. 38.

35 Ibid., p. 34, 1990, p. 14.

36 Morin, 1994, p. 332, publié antérieurement dans La Méthode II, p. 86.

différents niveaux d’analyse de la réalité ”37. Ceci participe du même constat que celui hérité de l’histoire des mentalités38, les représentations se forgeant par le biais de la perception.

Une écohistoire ne peut donc pas faire l'économie des discours d'alerte envers les atteintes à l'environnement. Ces discours ont évolué, passant de défenses sectorielles dès la fin du XIXème (réserves naturelles, puanteurs d'usine qui contribuera à les implanter sous le vent par rapport au centre des grandes villes), visant à préserver et conserver un patrimoine environnemental à une vision plus dynamique, prenant en compte les découvertes de l'écologie comme science. Si le terme inventé en 1859 par Ernest Haeckel désigne la branche de la biologie décrivant les interactions des organismes et de leur milieu, ce n'est que dans les années septante - voire quatre-vingt selon Hobsbawn - que le terme acquit son succès populaire, étendant son sens à diverses visées pragmatiques, notamment à plusieurs formes d'activisme politique.

Une étape intermédiaire est l'appellation "écologie humaine", utilisée en 1921 par Park et Burgess comme application de la théorie de l'écologie à l'étude des communautés humaines. Le centre d'intérêt de ces auteurs est la ville comme

"laboratoire social", comme lieu de la "mobilité", ils vont s'intéresser à décrire les interactions sociales locales par une méthodologie ethnographique, une microsociologie et la description des phénomènes de communication39. Certains écologues seront des lanceurs d'alerte concernant la dégradation de l'environnement, comme l'étasunien E. P. Odum, avec ses Fundamentals of Ecology, publiés en 1953, repris notamment en France en 1965 par Jean Dorst et en Suisse en 1970 par Emil Egli40. Cette diffusion est contemporaine des thèses de l'écologie politique proposées par le Français André Gorz, thèses qui influenceront en partie les mouvements politiques se réclamant de

"l'écologisme", comme doctrine politique, qui n'est ainsi pas confondu avec le vocable d'origine ayant vocation à désigner une discipline scientifique.

37 Walter, 1994, p. 34.

38 Orientation dont Walter se réclame également : “ Pour écrire une véritable écohistoire, une approche par l’idéologie et les mentalités s’impose ” (1990, p. 19). “ Les mutations de la sensibilité à l’environnement sont ainsi l’un des domaines les plus prometteurs d’une histoire des mentalités et de l’imaginaire ” (p. 280).

39 Mattelart, 1995, p. 15.

40 Walter, 1990, p. 266.